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Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

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LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE. 








TARIS. — LNPRIMERIZ D’'A. RENK ET CONP., AVE DE SEINE, S2 





LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIQUE. 





RELIGION, PHILOSOPHIE, POLITIQUE, 
SCIENCES, 
LITTERATURE, BEAUX-ARTS. 


TOME SEPTIEME. 








PARIS 
V.-A. WAILLE, LIBRAIRE-EDITEUR, 


RUE CASSETTE, 6. 


1844 














LE 


CORRESPONDANT. 





LIBANIUS ET LES SOPHISTES. 


Dans les premiers siécles de son établissement, l’Eglise a eu 
des ennemis plus puissants et plus redoutables que les sophis- 
tes; elle n’en a pas rencontré de plus vains, de plus obstinés, 
de plus aveugles. L’habitude de sacrifier ’idée a la forme, de 
ne voir dans les pensées grandes et généreuses qu’un texte fa- 
vorable & des phrases élégantes et harmonieuses, a des dis- 
cours d’apparat, & des déclamations de thé&tre ou d’académie, 
et de ne rien placer au-dessus du suffrage des gens de gout ou 
des applaudissements d’un public frivole, avait tellement énervé 
leur esprit et troublé leur raison que le triomphe méme du Chris- 
tianisme ne put leur faire comprendre ce qu'il y avait de faux 
dans leurs doctrines, d’insensé dans leurs espérances et de ri- 
dicule dans le genre de vie qu’ils avaient adopté. Ils restaient 
calmes et sans nulle crainte quand de toutes parts le monde 
ancien s’écroulait avec fracas, persuadés que cette immense ré- 
novation était une tempéte passagére que sauraient apaiser leur 
éloquence, leur vaste savoir et l’autorité qu’ils exercaient sur 
la multitude. Cette confiance de la faiblesse en elle-méme nous 
paraft un trait de caractére assez curieux pour mériter d’étre 
examiné avec soin, et nous croyons qu’on ne jettera pas les 
yeux sans quelque intérét sur le portrait que nous allons es— - 
sayer de tracer de Libanius, le premier de tous les sophistes 

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2 LIBANIUS 


du IV¢ siécle, celui qui protesta avec le plas de talent et de 
persévérance contre le triomphe d’une religion vers laquelle 
se sentaient entrainés tous les hommes yraiment supérieurs. 
Pent-étre supposera-t-on qu’en rappelant le siécle ow les Li- 
banius, les Thémistius, les Maxime d’Ephése luttérent contre 
l’affranchissement du monde, nous avons intention de placer 
sous un voile transparent une autre époque et d’autres sophis- 
tes. On se tromperait. Aucun motif ne saurait a nos yeux ex- 
cuser la moindre altération apportée a la vérité historique, aux 
dépens de laquelle se font toujours les allusions et les rappro- 
chements. Le lecteur est libre dans ses appréciations, l’histo- 
rien ne l’est pas dans les récits qu'il présente. 

Libanius naquit 4 Antioche dans la premiére année du régne 
de Constantin et mourut a la fin du IV*siécle (1). Sa vie se 
prolongea donc pendant toute cette période de histoire ro- 


_ mInaine qui vit le culte des faux dieux passer de la domination & 
Ja tolérance et de la tolérance a la proscription. Si 4 cette cir- 


constance on ajoute que Libanius exerca sur ]’esprit de ses con- 
temporains une notable influence et que le temps a épargné la 
plus grande partie de ses nombreux écrits, on comprendra que 
nous ayons concu le dessein de faire connaitre les illusions qui 
animaient les chefs du parti paien d’Orient, en recherchant et 
en placant dans tout leur jour les sentiments secrets ou avoués, 
les veeux, les espérances et les cruelles déceptions d’un homme 
que sa fidélité aux anciennes erreurs, son éloqueace.-et l’estime 
publique dont il était environné désignérent au triste et péril- 
leux honneur de défendre devant Théodose des temples qui 
n’avaient plus de dieux. 

Nous proposant de considérer days Libanius, non l’orateur 
plus ou moins habile et disert, non l’écrivain d’un godt plus ou 
moins délicat et exercé, mais le défenseur des croyances hel~ 
Jéniques, il est nécessaire de faire préeéder ces recherches de . 
quelques considérations propres a dissiper les doutes qui exis- 
tent sur la situation intellectuelle et morale des adversaires 
du Christianisme en Orient a l’époque ow ils perdirent, par 
Yeffet de la conversion de Constantin, le seul appyi qui pdt en- 
core les rendre redoutables et expliquer leur persistance. 


(1) La letire M placée & fa snite d’aone citation indique V’édition des ceuvres de 
Libsnius donnée par Morel (Paris, $606—1627, 2 vol. in-f*); fa lettre W, le recueil 
des ictires du meme ouieur, public par Wolf (Amsteriam , 4738, in-f*). 


ET LES SOPHISTES. 3 


Lorsque les doctrines du Christianisme commencérent & re- 
tentir dans empire romain, les diverses classes de la société 
épronvérent un méme sentiment de répulsion et de crainte, 
trop bien attesté par le nombre et l’acharnement des persécau- 
teurs. Dans son ignorance, le peuple n’apercut pas d’abord les 
bienfaits qui devaient résulter pour lui du triomphe de la loi de 
justice et de paix que le Christ avait révélée, et l’aristocratie 
était trop contraire & tout ce qui pouvait altérer, dans |’ordre 
moral comme dans!’ordre extérieur, l’immobilité des traditions 
religieuses et politiques de empire, pour ne pas opposer la 
plas énergique résistance & l’adoption de dogmes incompatibles 
avec la violence, l’injustice, l’esclavage, c’est-a-dire avec les 
fondements de la constitution romaine. 

Cependant le Christianisme forca ses adversaires 4 ]’écouter, 
ale comprendre, ét ses développements ne rencontrérent plus 
d'autres obstacles que ceux qui leur étaient suscités par des 
intéréts politiques ou par une obstination irréfléchie. Dans 
cette période extréme de l’existence du polythéisme, on vit les 
croyances paiennes, dont le petit nombre de défenseurs dimi- 


nuait chaque jour, se réfugier sous l’égide de quelques institu-— 


tions 4 l’établissement desquelles elles avaient contribué et qui 


ne pouvaient exister privées de leur secours, et continuer,& 


Yabri de ce fragile rempart, leurs protestations contre le mou- 
vement qui entrainait la société. 

Je vais faire connaitre ces derniers retranchements de l’er- 
reur, derriére lesquels se tenaient cachés tous ceux d’entre les 
Romains qui, au mépris de lenseignement le plus éclatant que 
Dieu ait jamais donné aux hommes, espéraient encore dans la 
puissance des idoles. 

L’étude attentive des derniers moments du polythéisme 
montre que cette religion avait pour soutiens en Orient des 
hommes trés-différents, sous le rapport des idées, des mceurs, 


et de la position sociale , de ceux qui combattaient pour ja _ 
méme cause en QOccident. Cette observation doit d’autant 


moins étre perdue de yue qu'il serait naturel de penser que 
des hommes rangés sous un méme drapeau avaient une seule 
maniére de penser, de parler et d’agir. Marquons en peu de 
mots cefte différence. 

Aussi loin qu’on remonte dans histoire de Rome, on y trouve 
Ja religion unie 41a constitution politique. Cette alliance a été 


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4 LIBANIUS 
si souvent signalée, ses causes et ses résultats ont été indiqnés 


~ avec tant de précision, qu’il est inutile de revenir sur ce sujet ; 


mais il importe d’observer que l’apparition du Christianisme, 
loin de changer cet ancien état de choses, resserra les liens qui, 
chez les Romains, unissaient les institations religieuses et les 
institutions politiques, et que, si les chefs de la société repous- 
strent obstinément pendant trois siécles les luamiéres de |’Evan- 
gile, leur endurcissement provenait autant de préjugés politi-~ 
ques que d’attachement pour un culte qui, depuis longtemps, 


' gvait perdu tout empire réel sur les consciences. 


2 


Le soin de conserver et de défendre cette institution vicieuse 
et épuisée appartenait a l’aristocratie romaine, et ce fat elle 
qui excita et dirigea l’opposition contre le Christianisme. Le 
sénat de Rome, qui jusqu’au IV* siécle ne compta pas dans son 
sein un seul chrétien, était Porgane naturel des passions de l’a- 
ristoeratie, et sa place se trouvait marquée en téte de l’armés 
paienne. Aprés le sénat venaient les familles patriciennes, les 
euries provinciales, les ordres, les corporations, enfin tous les 
individus qui, sans appartenir 4 ces institutions, se trouvaient 
cependant en contact immeédiat avec elles. 

Le parti paien ne se composait pas en Orient d’éléments pa- 
reils. Dés son apparition, la religion chrétienne y fut considé- . 
rée sous son aspect véritable, c’est-a-dire comme le principe 
d’une rénovation religieuse et morale, et non d’une révolution 
politique. Les Grecs la repoussérent parce qu'elle blessait leurs 
vieilles erreurs, leurs convictions héréditaires, et non parce 
gu’elle ébranlait une organisation sociale qui, a bon droit, leur 
était odieuse. Libres de toute préoccupation politique, les pafens 
d’Orient se livrérent donc avec une curiosité inquiéte a l'étude 
des idées chrétiennes, afin de pouvoir soutenir contre les chefs 
de ) Eglise une discussion sérieuse, et n’introduisirent pas dans 
un débat purement intellectuel des haines et des préjugés po- 
pulaires. Sur ce point, ils différaient complétement des paiens 
d@’Occident; ils s’en éloignaient encore sur quelques autres. 
Ainsi les hommes qui dirigeaient dans les provinces de l’em= 
pire d’Orient la résistance aux progrés du Christianisme n’ap- 
partenaient ni & l’aristocratie ni & la haute classe de la société : 
c’étaient des philosophes, des sophistes, des rhéteurs, des gens 
de lettres, personnages aussi influents chez les Grecs qu’ils 
I'étaient peu chez les Romains. On s’étonnera sans doute que 





ET LES SOPHISTES, | 


nous ne fagsions ancune mention des pontifes, des membres dy 
sncerdoce paien. En effet, la mission de lutter contre la vé- 
rité semblait leur étre dévolue; mais les pontifes ne formérent 
jamais dans la Gréce une corporation chargée de conserver les 
dogmes da polythcisme. Uniquement occupés des actes exté- 
rieurs du culte, ils ne se croyaient pas soumis a d’antres deo 
voirs. Les sacrificas, les jeux, les festins sacrés, la divination 
avec toutes ses folles pratiques composaicnt lears attributions}; 
le soin de débattre les divers systémes enfantés par l’hel- 
lénisme était réservé aux philosophes qui, dans des écoles 
fréquentées par Ja jeunesse et par les hommes amis des re- 
charches spéculatives, développaient et modifiaient ]’essence 
mobile de cette religion. L’histoire atteste l'influence qu’exer- 
cérent ces écoles sur la eivilisation greeque. 

Aprés les philosophes nous apercevons les sophistes ou rhé- 
tears. La mission de ces derniers consistait simplement a ensei- 
gner )’éloquence. Aussi longtemps que la Grace conserva sa li- 
herté, le crédit des rhéteurs fat soigneusement contenu; mais 
aprés la conquéte des Romains, et particulidrement sous les em- 
pereurs, quand l'occasion de déployer une éloquence véritable 
manquait tout a fait, le goat do l’éloquence factice, des déclama- 
tions pompeuses, des allocutions publiques, des panégyriques, 
devint si général et si vif que la profession de rhéteur prit le 
earactére d'une sorte de magistrature publique qui conduisait 
4 la faveur populaire et aux honneurs. Ala distance ou nous 
sommes plasés, ces orateurs he nous apparaissent pas sous des 
dehors trés-graves; eependant il fallait qu’il y edt en eux quel- 
que mérite réel et qui nous échappe, puisqu’ils formérent a l'art 
de parler et d’écrire des hommes qui deyinrent ensuite les plus 
fermes soutiens de l’Eglise. 

Les philosophes étaient les oonservateurs des croyances 


pelennes; ils ne poursuivaient pas seulement la recherche de- 


la sagease, oar le but de tous leurs travaux se définissait par ce 
peu de mots : « La connatesance des diewx et de.la sagesse. » 
Est-il donc surprenant qu’ils se soient considérés comme les 
antagonistes naturels du Christianisme , et que le premier cri 
dalarme poussé contre notre religion soit sorti de leurs écoles? 
Remarquons en outre que presque tous les philosophes paiens 
dn IV* siécle, appartenant ala secte de Plotin, mélaient & leurs 
méditations des pratiques théurgiques quiles mettaient souvent 


~pyet stn 








6 LIBANIUS 


en rapport avec les pontifes. Plusiears d’entre eux, et i) suffira 
de citer Maxime d’Ephése, Eustathe et Antoninus, paraissent 
méme avoir été revétus de sacerdoces paiens, ce qui fait dire a 
Brucker que la ruine des idoles fut poureux une source amére 
de douleurs (1), «parce qu’ils étaient aussi bien les gardiens 
« des sanctuaires de la philosophie que des temples, et qu’ils 
« voulaient étre regardés non-seulement comme des philoso- 
« phes, mais encore comme des pontifes. » 
- On ne comprend pas facilement pourquoi les rhéteurs s'asso- 
ciérent a toutes les haines des philosophes, car ils ne pouvaient 
| pas ignorer que le Christianisme avait ramené les beaux jours 
de I’éloquence, et que I’Eglise appelait plus particulitrement 
& la défense de la foi les hommes habiles dans l’art de la pa- 
role; mais, habitués & concentrer leurs études sur Homére et 
sur Hésiode, c’est-a-dire sur les écrivains qui étaient a la fois 
poétes sublimes et historiens primitifs des traditions paiennes, 
ils furent amenés a empreindre d’idées religieuses leur ensei- 
gnement littéraire, et conduits peu & peu a partager les préven- 
tions et les erreurs des philosophes. Lorsque l’empereur Julien 
disait que le culte des dieux ef celui des lettres étaient unis par 
un lien presque fraternel (2), il rappelait aux rhétears qu’ils 
avaient pour mission de répandre dans le cceur de la jeunesse 
a la fois le respect des dieux et l'amour des lettres, ou, en d’au- 
tres termes, la haine de la religion chrétienne. 

Les rhéteurs comprirent si bien cette double obligation, 
et y conformérent si attentivement leur conduite, qu’on avait 
fini par les regarder presque comme des ministres du culte, et 
que leurs discours étaient devenus le complément habituel des 
cérémonies religieuses (3). 

Les philosophes attaquaient directement la religion chré- 
tienne, tandis que les rhéteurs se bornaient a défendre I’ ancien 
culte ; et, méme en le défendant, ils le considéraient moins 
comme une religion que comme la source yéritable et unique 
du beau dans les arts d’imagination. L’examen d’aucune ques- 


(A) Historia critica philosophic , t. II, p. 270. 
(2) Fabricius , Bibliotheca Greeea, t. VII, p. 302. 
__ .(3) Libanius, t. I, p. 73. M.—Quoique Tertullien ait dit que le manteaa de sophiste 
n’était pas incompatible avec la profession de Christianisme, i] n’en est pas moins vrai 
que les sophistes, quand ils embrassaieut Ja vraie religion, renoncaient aussitét & leur 
métier. Saint Augustin regreite vivement d’avoir continué de paraltre dans la chaire 
du mensonge apres sa conversion (Conf. IX, 9). 


— 


® 


ET LES SOPHISTES. 7 


tion dogmatique n’entrait dans le domaine de leurs études. Plus 
nombreux, plus actifs, vivant plus dans le monde extérieur que 
les premiers, ils donnérent & la résistance paienne un carac- 
tére vif et passionné; ils la rendirent sinon populaire, au moins 
bruyante , sorte de succés que les sophistes, malgré leurs ta- 
lents, ne pouvaient obtenir. Il n’existait pas d’ailleurs chez 
ces derniers une aussi grande confiance dans lefficacité de 
leurs efforts qu’il serait naturel de le supposer ; les doctrines 
néo-platoniciennes ayant quelques points de contact avec le 


Christianisme, il fat facile aux philosephes doués de quelque © 


pénétration de prévoir que ces doctrines ne pourraient pas 
longtemps résister & un adversaire qui les connaissait trop 
bien pour ne pas savoir comment il fallait les attaquer pour 
les anéantir. Je trouve dans les nouveaux platoniciens d’A- 
lexandrie beaucoup de science, d’habileté, de ressources, mais 
peu de confiance en eux-mémes. Proérése, Anatole de Laodi- 
cée, saint Victorin et méme saint Augustin passérent da pla- 
tonisme an Christianisme. Les rhéteurs, au contraire, qui ne 
possédaient que des notions incomplétes sur les grandes ques— 
tions agitées & cette époque, restaient inébranlables, on ne peut 
pas dire dans leurs convictions, mais dans leur respect instinctif 
pour les traditions et les anciens usages de la société paienne, 
et surtout dans leur haine contre les docteurs chrétiens, dont 
la parole entrainante dépeuplait leurs écoles. 

Il est plus facile de deviner que de décrire la stupeur et le 
désespoir qu’éprouvérent ces deux corporations quand elles 
apprirent que Constantin venait d’embrasser la nouvelle reli- 
gion; car l’ouvrage ow était déposée l’expression amére de leur 
douleur, les Commentaires historiques d’Eunape, ne nous est 
point parvenu. Cependant, autant qu’on en peut juger quand 
on rapproche et que l’on compare les jagements portés sur ce 
prince par Julien, Eutrope, Victor, Eunape, dans ses Vies des 
sophistes, et Zozime, la conduite de Constantin ne fut pas consi- 
dérée sous le méme point de vue en Orient et en Occident. Les 
Romains virent dans le premier empereur chrétien le turbator 
priscarum legum (1), c’est-a-dire an empereur qui, au mépris 
des obligations Jes plus sacrées, abandonnait Ja défense deg 
lois et des institutions nationales. Son crime était donc & Jeurs 


(4) Ammion Marcellin , 1, EXI, ¢, 40, 





yeux wn crime purement politique. Les pafens de l’Asie, ad 
contraire, jugérent Constantin comme un prince & petites idées, 
& vues étroites, qui avait eu la faiblesse de se laisser séduire 
par les Galiléens, quand il avait, pour ainsi dire, sous la main 
les mystéres sublimes de la philosophie alexandrine, dont Jam- 
blique venait d’étendre et d’affermir la puissance. Cet acte mé- 
morable fut done pour les philosophes, qui, selon Cédréne (1), 
étaient les seuls & se plaindre de la conversion de Constantin, le 
fruit d’ane erreur privée qui révélait la faiblesse d’esprit de cet 
empercur, mais laissait en définitive les choses dans le mémé 
état. Certes ’aveuglement ne pouvait guére aller plus loin. 

Le parti pafen d’Orient, voyant que Constantin ne portait au-~ 
eune atteinte & la liberté de l’ancien culte, que le fou des sacri- 
fices restait allamé, que les priviléges des pontifes étaient res- 
pectés, retrouva, aprés quelques moments de surprise, toute 
sa sécurité : elle fat de courte durée. Quand, par des fa~ 
‘ vears de tout genre accordées aux chrétiens, |’empereur eut 
“ fait marcher vers les églises une foule de gens jusque-la incer- 
” tains, les chefs da parti paien comprirent que le pouvoir politi- 

- que mettait au service des idées nouvelles des moyens de séduc- 
tion auxquels le plus grand nombre résisterait difficilement, et 
sentit que le moment était venu de faire an appel aux idées, aux 
meenrs et aux intéréts dont la garde lui était confide, d’échauffer 
le zéle de ce qui restait encore d’amis des dieux, sans se lais- 
eer accabler par un revers de fortune qui foreait les croyances 
nationales 4 se mettre sur la défensive. 

On a remarqué que, pendant les derniéres années da régne 
de Constantin, un nombre considérable d’écrivains distingués 
appartenant au paganisme se préparaient, par de graves études, 
aux succés qui devaient plus tard illustrer leurs noms. Ce réveil 
inattenda du génie pafen a été attribué soit & la longue paix qui 
termina le régne de ce prince et qui fit retrouver aux Romains 
un bonheur dont ils avaient perdu le souvenir, soit aux efforts de 
Constantin pour ranimer dans ses Etats la culture des lettres, 
efforts qui n’ont pas été niés par tous les détracteurs habituels 
dece prince. A ces deux causes j’en ajouterai une troisiéme, qui 
est la conversion méme du fils de Constance Chlore. Les philo- 
sophes et les rhéteurs, privés désormais de l’appui da pouvoir, 


(1) P. 284 d, 


ET LES SOPHISTES. 9 


sentirent que, s'ils ne redoublaient pas d’ardeur, leurs écoles al 
laient étre abandonnées, et que leur crédit périrait. Iis s’appli- 
quérent donc & donner a leur enseignement plus d’intérét, plus 
de force, plus d’éclat, et ne négligérent aucun des moyens qui 
pouvaient prévenir le découragement de leurs disciples et ar~ 
réter l’essor que Constantin yenait d’imprimer aux idées chré~ 
tiennes. Les Vies des sophistes d’Eunape présentent an tableau 
enrieux de lactivité qui régnait a cette Epoque dans les écoles 
paiennes. Edése, Sopdtre, Eustathe, Théodore, Euphrase 
avaient recueilli et faisaient fructifier ’héritage de Jamblique; 
Thémistias ouvrait cette célébre école qui, pendant vingt ans, 
obtint le beau titre de reine ded'éloquence (1). Partout on voyait 
accourir prés de ces maltres fameux une jeunesse avide de sa=- 
voir et d’éloquence, et qui déja avait puisé au foyer domestique 
wn amour exalté pour les croyances heliéniques. C’est au mo~ 
ment oi: l’esprit paien s’épuisait a donner ce dernier signe dé 
vie que l'éducation de Libanius commenga. Quand on songe 
qa’il était né & Antioche, la ville d’Orient la plus dévoude aux 
idées chrétiennes, qu'il fut pendant sa jeunesse uni par les liens | 
de l’amitié a quelques hommes qui s’élevérent au rang des plus 
eélébres docteurs de I’Eglise, qu’il avait reou de la nature un 
esprit vif, facile, brillant, et plusieurs des qualités qui font le 
véritable orateur, on se plait & croire que, s'il edt été abandonné 
a lui-méme, il aurait suivi le mouvement général et mis ses ta- 
lents au service du yrai Dieu. Mais les traditions recues dans sa 
famille l’attachérent & une religion mourante et le firent entrer 
dans une carriére ou il fut , pendant tout le cours de sa longue 
vie, continuellement abreuvé de dégoits, de déceptions et de 
tristesse. 

La jeunesse de Libanius eut quelque chose de nomade. Nens 
le voyons quitter Antioche pour aller étudier & Athénes, puis 
abandonner Athénes pour Constantinople, revenir 4 Athénes, 
. retourner & Constantinople, etc. Gardons-nous toutefois de pen- 
ser que l’agitation de cette vie fut le résultat d’une disposition 
@’ esprit particulitre a Libanius. Les jeunes gens quise vouaient 
ala profession de rhéteur étaient condamnés & de continuels 
pelerinages scientifiques, et leurs premiéres années ne se pas~ 
saient pas, comme celles des philosophes, dans le calme de la 


(4) Grégoire de Naxiauze, Ep, 139, pe 140, 


10 LIBANIUS 


méditation. Destinés non-seulement a donner des lecons d’élo- 
quence, mais a parler soit devant |’empereur ou les magistrats, 
soit devant le peuple assemblé sur la place publique ou au théa- 
tre, soit devant une société d’ élite réunie dans un temple ou dans 
des thermes, ils étaient forcés de parcourir les provinces, d’er- 
rer de gymnase en gymnase, afin d’entendre discourir les mat- 
tres de l'art, de se tenir au courant des changements que le 
gout du public pouvait éprouver, et de se faire connaitre. Leur 
vie ressemblait beaucoup a celle des comédiens de nos jours. 

La ville qui alors exercait une attraction irrésistible sur tous 
les amis des lettres, chrétiens ou paiens, philosophes ou rhé- 
teurs, Grecs ou Romains, était Athénes. On voyait affluer dans 
ses murs tout ce que J’empire possédait d’hommes célébres, 
puissants ou destinés-a le devenir. Ils se liaient les uns avec les 
autres, et la diversité de religion, de parti ou de fortune, ne 
rompait pas toujours, dans la suite, l’amitié contractée sous les 
auspices des muses (1). Les paiens étaient particuliérement at- 
tirés vers Athénes parce que le culte des dieux s’y maintenait 
dans tout son éclat (2), et que les mystéres d’Eleusis y avaient 
repris, sous l’influence de l’école théurgique d’ Alexandrie, une 
partie de leur ancienne yogue; aussi ne parlaient-ils d’Athénes 
qu’avec enthousiasme; elle était toujours pour eux la ville 
sainte, la ville de la sagesse, les communs délices des dieux et des 
hommes (3). ; 

Dire que Libanius passa quatre années dans cette ville, qu’il 
ne la quitta pas sans former le projet de la revoir bientét, que 
toujours il prononcait son nom avec un transport voisin de 
Vextase, c’est indiquer un sentiment que son imagination ar~ 
dente se plaisait & exalter, mais que tous Jes rhéteurs parta~- 
geaient avec lui. 

Je ne veux pas, je le répéte, écrire la biographie de Liba- 


(4) Synesius nous apprend (Epis?. 54, p. 490, b,c) que plusieurs de ses amis, et des 
prétres méme, se fondant sur des songes, le menacatent de quelque malheur s'il ne 
faisait promptement te voyage d’Athénes. Une autre raison contribua a le décider : 
c’était de n'étre plus obligé de regarder ayec admiration ceux qui revenalent de cette 
ville. « Car ces gens, ajoute-t-il, quand ils sont avec nous, se croient des demi-dieux 
« parmi des mulets, non pas qu’ils entendent mieux que nous Aristote ou Platon, mais 
¢ parce qu’ils ont vu Académie, le Lycée et le Portique. » Libanius, au contraire, disait 
(Ep. 4889, p. 869) :« Ii faut bien augurer de ceux qui viennent d’Athénes, » 

(25S. Basile, Opera omnia, t. I, p. 787. 


e 


_ BY LES SOPHISTES 1i 


nius ; je passerai donc rapidement sur l’époque ow cet orateur 
Jnttait contre la difficulté de conquérir une place parmi les 
oratears fameux. Qu’y trouvons-nous, en effet? Rien que la 
preuve d’un fait suffisamment connu, savoir : que les débuts 
d'un rhéteur donnaient naissance & des conflits de calomnies et 
d’apologies exaltées ; que l’intrigue se mélait de cette impor- 
tante affaire, et que souvent le magistrat était contraint d’in- 
tervenir pour calmer les animosités ou prévenir les voies de fait. 

Libanius subit cette épreuve, et il en avait conservé un si 
durable souvenir que, dans sa vieillesse, écrivant l’histoire de 
sa vie, il n’oublia pas Ia plus petite des circonstances qui se 
rapportaient 4 son expulsion de Constantinople. Cet acte de ri- 
gueur, auquel Eunape assigne pour motif, etatort, un fait hon- 
teux (1), mais qui fut le résultat d’une accusation de magie in- 
tentée contre Libanius par deux rhéteurs ses rivaux, eut lieu 
en l'année 346: il était alors 4gé de trente et un ans. Sans 
doute il avait déja donné beaucoup de preuves de son attache- 
ment & l’ancien culte; car, dans ses Mémoires, il se repré- 
sente comme ayant dés sa jeunesse recherché avec avidité le 
commerce de ceux qui vivaient plus avec les dieux qu’avec les 
hommes (2). Cependant les passions religieuses ne le domi- 
naient pas encore complétement, et a cette époque il n’était 
gue rhéteur. 

Forcé de quitter Constantinople, il se retira a Nicée, puis a 
Nicomédie. I] passa dans cette derniére ville cing années qu’il 
déclare les plus heureuses de sa vie. On le concoit facile- 
ment quand on se rappelle que Thémistius adressait aux habi- 
tants de cette puissante cité léloge suivant: « Je n’exciterais 
« pas al’étude de la philosophie une ville dans laquelle les tem- 
« ples des Muses, de Mercure et d’Apollon seraient abandon- 
«nés pour les thédtres, les bains et de.misérables courses de 
« chevaux. Je me suis attaché & vous parce que je vous sais 
«amis de la sagesse (3). » Déja le nom de Libanius était répété 
avec distinction dans les écoles de l’Asie, quand Julien, sur 
ordre de Constance, se retira a Nicomédie. L’cmpereur défen- 
dit particuliérement 4 son neveu de fréquenter !’école de Li- 
banius ; et le sophiste sous lequel le jeune prince avait précé~ 


(4) Vita Libanii, p. 97, Ed, Boissonad, 
(2) T.U, pe 44. M. 
(3) P. 806, d. 





JS -Syn 


12 LIBANIUS 


demment étudié & Constantinople, quel’on croit tre Ecébole(t), 
lui fit aussi promettre, avec de grands serments, qu’il ne pren- 
drait jamais de lecons de Libanius. Julien n’osa pas violer cet 
engagement; mais, ne pouvant ni voir ni entendre celui que la 
voix publique désignait 4 son admiration, il recherchait ses écrits 
et s ‘appliquait 3 a les imiter. Il réussit si bien dans ce genre de 
travail qu’on le regarda longtemps comme ayant été l’éléve de 
ce rhéteur. 

Ainsi, vers l’année 35 1, Libanius était déja devenu suspect ala 
cour impériale, et elle éloignait soigneusement de lui un jeune 
prince qu'elle faisait élever dans les croyances chrétiennes. 

Libanius, vivement blessé de cet acte de défiance ,, dit qu’E- 
cébole, qu'il qualifie de mauvats sophtste (2), obtint l’édacation 
du jeune prince comme récompense de la haine qu'il portait 
aux dieux. 

Aprés avoir transporté son école a Constantinople, Liba- 
nias revint a Nicomédie. Peu aprés il mit un terme & ses yoya— 


ges, et rentra, en l'année 354, a Antioche, qu'il ne quitta 


plus. C’est donc de cette ville, chef-lieu du Christianisme, 
qu il dirigea pendant prés de quarante ans l’opposition des 
paiens contre la religion. Mais telle était alors la puissance 
des idées chrétiennes que, du sein de son école d’éloquence, 


“qu'on peut 4 bon droit appeler une école de paganisme, sorti- 


rent deux des plus églatantes lumiéres de l’Eglise, saint Basile 


et saint Jean Chrysostéme. Le premier étudia sous Libanius a 


Constantinople, le second & Antioche, et, malgré la profondeur 
de l’abime qui plus tard sépara le maitre des disciples, jamais les 
liens d’un tendre attachement ne cessérent d’exister entre eux. 

L’état de l’ancien culte avait depuis quelques années recu en 
Orient de graves modifications. Je vais donner sur ce change- 
ment si brusque de la politique des empereurs quelques éclair- 
cissements, d’autant plus nécessaires qu’il régne beaucoup 
d’obscurité soit sur les lois, soit sur la conduite de Constance, 
relativement aux paiens. 

On lit dans le Code Théodosien deux lois de cet empereur; 
lune, dont la date correspond peut-étre a l’année 353, l'autre 
gui est datée de l’année 356 (3). Toutes deux elles prononcent 


(1) Tillemont, Hist, des Empereurs, t. V, p. 489. 
(2)-T. II, pe 263. M. 
(3) Codex Theodosianus, 1, 16, t. 0; 1. 6 et Io 





ET LES SOPHISTES. 13 


la peine de mort contre ceux qui auront sacrifié ou rendu un 
eulte religieux aux idoles. Cependant trois écrivains, partisans 
zélés de l’ancien culte, Ammien Marcellin, Symmague et 
Eunape, ou déclarent hautement qu’il n’entreprit rien contre 
le culte des Romains, ou laissent voir implicitement que, 
sous son régne, les sacrifices et les autres cérémonies de la 
religion paienne.s’accomplissaient sans difficulté. Si l’on joint 
a cette contradiction évidente les preuves données par La~ 
hbastie dans son Quatriéme mémoire sur le souverain pontificat 
des empereurs romains (1), on restera conyaincu que les deux 
lois dont il est ici question n’étaient que de simples projets 
insérés a tort dans le Code Théodosien. Mais ici se présente 
une nouvelle difficulté. Libanius , dans son vingt-sixiéme dis- 
cours, trace le tableau le plus sombre des persécutions qui, 
sous le régne de Constance, furent exercées contre les paiens, 
et affirme que ce prince renyersa les temples et abolit tous les 
rites sacrés (2). Que croire? Dira-t-on que dans ce discours, 
prononcé sous le régne de Julien, Libanius, pour flatter son parti 
et le rendre plus digne d’intérét, se plut & exagérer les torts de 
Constance envers les dieux? Mais cette objection n’est pas appli- 
eable a Ja correspondance intime de ce sophiste ; en écrivant a 
ses amis, il ne pouvait pas inventer des faits ni chercher a 
tromper des hommes aussi bien instruits des événements qu'il 
l'était lui-méme. Or, il adresse a Numenius une lettre ow il lui 
rappelle qu'il y avait danger de la vie & sacrifier sous le régne 
de Constance, et il le loue d’avoir eu le courage de braver ce 


péril (3). 


Un rhéteur nommé Acacius lui enyoie un discours qu'il a 
prononcé dans le temple d’Esculape en lhonneur de ce dieu. 
L’orateur démontrait la puissance du fils d’Apollon a laide 
des inscriptions apposées sur les murailles du temple par 
les convalescents ; puis il décrivait tragiquement les insultes 
faites au dieu par les chrétiens, les attaques , incendie, les 
autels souillés, les suppliants repoussés du temple et frap- 


pés, etc., etc..... (4). 


(1) Académie des Inscriptions , t. XV, p. 97. 
(2) T. I, p. 591. M. 

(3) Ep. 44, 44, p. 647, W, 

(4) Ep. 607, p. 292, 





14 LIBANIUS 


On ne peut donc pas nier que des violences eussent été com- 
mises contre le culte des paiens. Ces violences étaient-elles au- 
torisées par une loi? Je ne Je pense pas; mais je suis en méme 
temps porté & croire que, dans beaucoup de lieux, les magis- 
trats chrétiens se servirent des lois rendues par Constance, en 
357 et 358, contre les sacrifices prohibés, c’est-a-dire contre les 
immolations qui étaient faites dans l’intention de dévoiler l’a- 
venir (1), pour porter obstacle a l’exercice légal du culte. A 
cette époque, les paiens, sous prétexte de sacrifler selon ]’u- 
sage ancien, sacrifiaient avec l’intention cachée de consulter le 
destin; les magistrats chrétiens, ne pouvant pas lire au fond 
des consciences, prenaient sur eux, quand ils étaient secondés 
par l’esprit des populations, d’interdire les sacrifices de tout 
genre (2). 

S’il regne de Vincertitude sur le caractére de la date des lois 
rendues par Constance contre l’ancien culte, il n’y en a aucune 
sur Ja politique suivie par la cour impériale, surtout vers la fin 
du régne de ce prince. Une corruption inoule avait, sous la pro- 
tection des eunuques et d’une foule d’hommes avides, envahi 
le palais. Les riches propriétés du clergé paien étaient l'objet 
principal de la convoitise des courtisans, et le faible Constance, 
obédissant 4 un mouvement de piété, leur abandonnait ces pro- 
priétés ou plutdt les livrait a un pillage public. La saisie des 
biens appartenant aux temples, acte important, nécessaire, de- 
vait étre longtemps méditée et exécutée avec prudence; l’em- 
pereur ne la considéra que comme un moyen d’enrichir ses 
amis, et, sans prendre aucune mesure d’ordre ni de conserva- 
tion, il laissa dilapider le riche domaine des idoles. Cette spo- 
liation blessa une multitude d’intéréts, fit naitre des conflits et 
exalta le ressentiment des paiens. 

En 349, Libanius, prononcant le panégyrique de Constance 
et de Constant, n’avait pas balancé a accorder de grands éloges 
a ces deux princes. Plus tard, il écrit a Thémistius et lui dit 
encore: « L’empereur est le meilleur des hommes, comme tu 
« es le meilleur des philosophes (3). » 

Telle était, 4 cette époque, sa sécurité ou l’étendue de ses il- 


(4) Cod, Theod., 1. 9, t. 46, 1. &, be 
(2) Stuffken, de Theodosii in rem christianam meritis, Lugd, Bat., ‘028, P. 28, 
(3) Bp. 1849, p. 614. We 


ET LES SOPHISTES. 1g 


lasions qu’il ne craignait pas de célébrer la sagesse de Constan- 
tia, et de déclarer que le consentement universel placait ce 
prince au-dessus de tous ses prédécessenrs (1). Quand ensuite 
il vit les effets de ja piété du premier empereur chrétien se 
révéler sous le régue de ses fils, et amener si vite la confisca- 
tion des biens du sacerdoce paien, alors il ouvrit les yeux, s’ef- 
forea de racheter des louanges données trop tét, et déchira 
avec amertume Ja mémoire d'un prince qu'il ne qualifiait plus 
que de légtslateur tmpte (2). Dans sa vieillesse, alors que tant 
dautres empereurs chrétiens avaient occupé le tréne, il se 
rappelait encore avec indignation cette époque ow tout ce qu'il 
réyérait avait été, selon lui, abandonné avec dédain aux ou- 
trages des impies. En reprochant a Constance moins ce qu'il 
avait fait que ce qu'il avait laissé faire, Libanius usait peut-étre 
de son droit; cependant la postérité s'est, avec raison, refusée 
a placer, sur Ja foi du rhéteur, Constance au nombre des prin- 
ces qui ont appelé la violence au secours de leurs convictions. 

Le moment était venu ow: le paganisme allait reparaitre, pour 
quelques instants , sur le tréne. On sait les événements qui fi- 
rent passer le pouvoir entre les mains de Julien. 

Ce jeune prince représentait, avec une singuliére exactitude, — 
le paganisme tel qu'il existait en Orient. Ses opinions, ses 
eroyances, ses mceurs étaient celles d’un sophiste d’ Alexandrie, ~ 
et nallement d’un prince de la famille impériale. Toute restan- 
ration de l’ancien culte aurait satisfait les rhéteurs et les philo- 
sophes ; mais celle qui fut opérée par Julien porta au plus haut 
point leur fierté et leur bonheur, car elle parut étre leur ou- 
vrage. Ils voyaient le tréne occupé par up empereur formé & 
lears lecons, qui Jes aimait, les recherchait, ne se trouvait heu- 
reux que dans leur société ; de l’A4me duquel ils avaient habile- 
ment retiré tous les germes des idées nouvelles, pour y déposer 
la confiance la plus vive dans les vieilles erreurs du polythéisme 
rajeunies par l’école d’ Alexandrie. Pouvaient-ils , aprés le ré- 
gne de Constantin et de Constance, et quand déja l’Eglise était 
parvepue a affermir son influence politique, espérer une révo- 
lution aussi favorable & leurs intéréts et aussi flatteuse pour 
leur vanité? 


(i) T. TI, p. 417. M. 
(2) Idem, Pe 4i, M, 


u6 LIBANIUS 


Le premier acte de Jalien fat d’appeler prés de loi Maxime 
d’Ephése et Chrysanthe, qui l’avaient initié aux mystéres di- 
vins, et qui, par leurs pratiques superstitieuses, avaient jeté 
dans son esprit, avec tant de folles erreurs, la pensée qu’un 
jour il serait appelé & monter sur le trdne et & relever les sta- 
tues des dieux. 

Maxime traversa ]’Asie comme un triomphateur; les sénats 

’ des villes yenaient & sa rencontre ponr le féliciter; le peuple 
laccompagnait en poussant des cris de joie (1). Chrysanthe, ef- 
frayé par des pronostics funestes (2), ou éclairé tout simplement 
par son bon sens, refusa de prendre place dans cette cour, vé~ 
ritable école de sophistes, qui allait tenter la plus insensée des 
entreprises. Jamblique d’Apamée refusa également de renoncer, 

"en faveur de Julien, 4 sa vie méditative ; mais le fameax Pris- 
cus vint nartager le crédit de Maxime. Si |’on en croit Liba- 
nius (3), ces deux philosophes ne quittaient jamais l’empereur ; 
ils se présentaient partout & ses cdtés comme ses deux démons 
familiers. Libanius ne pouvait pas prétendre 4 exercer sur 
esprit de ’empereur autant d’empire que les Maxime, les 
Priscus, les Chrysanthe, les Himére, les Jamblique, les Aristo~ 
méne, les Oribaze; il était rhéteur et non pas philosophe. 
Julien chérissait en lui l’ami fidéle des dieux, l’orateur habile 
et renommé, que l'on écoutait avec ravissement ; ’écrivain pur 
et ingénieux, dont les nombreux écrits réchauffaient partout 
Yamour des lettres; il lui témoignait méme une sorte d’adora- 
tion, en lui écrivant, par cxemple (4): « Je t'aime et j’aime jus- 
« qu’a ton nom, comme ces personnes éprises d’ une malheureuse 
« passion. » Toutefois, Libanius n’avait pas approfondi avec Ju- 
lien les secrets de la science qui dominait enti¢rement l’esprit 
de ce prince, dont la confiance intime était réseryée aux philo~ 
sophes, qu’il regardait comme des intermédiaires sacrés entre la 
Divinité-et lui. Julien appela tous les ennemis du Christianisme, 
sans distinction de secte ou de profession, & prendre part a la 
restauration des autels du mensonge; cependant sa véritable 
“< affection appartint exclusivement aux sophistes, qui, pendant 


(4) Eunape, Vita Maximii, p. 79 
(2) Id. p. 77, 78. | 

3) T. IT, p. 248 M. 

4) Bre hs Ps Oh, Ed, Heyler, 





ET LES SOPHISTES. 17 


son réghe, farent non-seulement ses amis, mais ses confidents, 
et malheureusement aussi ses conseillers. 

Libanius dit que Julien le trouva et le laissa pauvre ; il }’en 
remercie (1); car il ne considéra pas la révolution qui yenait de 
sopérer comme une occasion d’agrandir sa puissance et d’aug- 
menter sa fortune. Cependant il accepta les fonctions de ques- 


tear, qui a cette époque ne consistaient guére qu’en celle de © 


seerétaire de l’empereur (2), et furent pour Libanius un sim- 
ple titre honorifique. 

Tout entier au bonheur qui remplissait son Ame, il ne paraft 
avoir été dominé que par deux pensées: exciter la pidté des 
aatres par l’exemple de la sienne, et empécher que quelques 
fanatiques n’entrainassent son parti dans les voies d’une impru- 
dente réaction. Les lettres qu’il écrivit pendant le régne de Ju- 
lien montrent combien les croyances et les cérémonies de )’an- 
cien colte exercaient encore d’empire sar certains esprits. 
Libanias n’est occupé que de sacrifices, fétes, jeux, repas 
sacrés, pieux discours; pour lai toute la religion est la. If 
trépigne de joie en écoutant le récit qui lui est fait d’une cé- 
rémonie en l’honneur de Diane; il s’enquiert de la magnificence 
du festin, da nombre des convives et de l’éloquence des dis- 
coors (3). Comine il admire ce Pythiodorus qui, marchant en 
avant de Maxime, quand ce philosophe traversa !’Asie avec Jo- 
lien, faisait partout ouvrir les temples, relever les simulacres, 
couler sur les autels le sang des victimes , et décidait ainsi les 
eonsciences flottantes a revenir aux idoles (4)! Avec quel soin 
ninutieux il rend compte a Julien des fétes célébrées & Antio- 
che en Phonneur de Calliope! Indépendamment des jeux éques- 
tres, ily eat, dit-il, des représentations théatrales; les cérémo- 
nies farent célébrées dans le théatre; le peuple poussait des 
acclamations trés-bruyantes, et le préfet Alexandre donnait 
exemple, etc.... (5). Il écrit & Sopolide, qui se trouvait & 
Athénes: « fl faut appeler et croire heureux celui qui participa 
eaune telle féte, qui put regarder le dieu et son temple, 
«qui vit le dieu porté processionnellement dans la ville aprés 


(1) Ep. 372, p. 184. W. 

(2) Zozime, 1. V, c 82% 

(3) Ep 622, p. 297. W. 
(6) Bp. 506, c. 290. W. 

(5) Ep. 723, p. 846. We 


~~ y 








18 LIBANIUS 


« une station faite hors des murs, selon les rites. N’était-il pas 
« aucomble du bonheur celui gui envisageait le dieu et jouissait 
«du spectacle de son culte spécial; qui pouvait, en peu de 
« jours, visiter plusieurs endroits et dire: J’ai vu |’ Aréopage, 
«j'ai vu la citadelle, j'ai vu les déesses (les Euménides) apaisées 
«aprés une longue furear? » Lorsqu’un étranger se présente 
devant lui, la premiére question qu’il lui adresse est celle-ci: 
« Sacrifiez-vous aux dieux (1)?» Et si l’étranger lai répond af- 
firmativement, alors Libanius témoigne sa joie et l’engage a 
s’assurer par ses propres yeux de la piété des paiens d’Antio- 
che (2). Tel est enfin son bonheur que, quelquefois, il ou- 
blie ses anciens ressentiments et pardonne méme & Constance, 
trouvant que, sous la prétendue persécution commandée par ce 
prince, les rhéteurs ont agrandi leurs pensées, muri leur ta— 
lent, affermi leur courage, et que ces avantages sont sans 
doute une compensation accordée par les dieux (3)? « Naguére, 
« dit-il (4), nous appelions la mort ; aujourd’ hui nous voudrions 
«vivre autant qu’ Arganthon. » Quand on réfléchit que, pour 


‘ parvenir a ce haut degré de piété, Libanius n’avait pas eu 





besoin de recourir au néo-paganisme préché par les Alexan- 
drins, on apprend avec surprise que la vieille religion helléni- 
' que réduite, pour tout moyen d’influence , & ses pompes, & ses 
’ traditions et & la puissance de l’habitude, alimentait encore le 
sentiment religieux dans certains esprits. 

Le régne de Julien fut l’époque la plus heureuse et j’ajou- 
terai la plus honorable de la vie de Libanius; car, pendant 
ces dix-huit mois, si longs pour les chrétiens et si rapides pour 
lui, il ne cessa de recommander & ses amis la prudence, et 
de s opposer a ce que la restauration du paganisme ne tourndt 
en une persécution contre les chrétiens. I] était convaincu 
que ce culte portait en lui-méme un principe de force suf- 
fisant pour consolider sa victoire, et il ne voulait pas que ce 
triomphe fit entaché de violence. Beaucoup de paiens éclairés 
pensaient avec Julien (5) que da fausse opinion sur les dieux ne 
peut étre vaincue nt par le feu nt par le fer ; mais cette opinion 


(4) Ep. 4467 p. 670. W. 

(2) Ep. 607, p. 292. We 

(3) Ep. 4467, p. 670. 

(4) Ep. 606, p. 290, 

(5) Fabricius, Bibl, Graea, t, VII, P» 256. 


ET LES SOPHISTES. 19 


n’était point partagée par la tourbe du parti, ni méme par Jes 
administrateurs des villes qui, sous prétexte de venger les in- 
suites faites aux dieux sous le régne précédent , poursuivaient 
avec acharnement les acquéreurs de biens sacerdotaux, et 
n’étaient pas méme satisfaits par une prompte et entiére res- 
titation. Il convenait donc que les idées de modération fus~ 
sent souvent rappelées par un homme dont la voix avait de 
Fautorité, et Libanius comprit qu'il servirait mieux sa cause en 
remplissant ce devoir qu’en venant augmenter le cortége de 
sophistes qui entourait l’empereur. 


Quelques faits montrent que Libanius, en cette circonstance - 


critique , se conduisit de facon & mériter la reconnaissance de 
ses adversaires. L’équité ne permet pas de passer ces faits sous 9” 
silence. 

Un chrétien nommé Orion, compatriote de Libanius, avait été 
rouverneur de Bostres sous Constantin; il s’était conduit envers 
les pafens avec une grande tolérance, respectant et favorisant 
méme les pontifes ; cependant il fut dénoncé et forcé de fair. Il 
vient trouver Libanius, et, fondant en larmes, lui parle en ces 
termes(1):«J’ai échappé avec peinedes mains de ceux que j’avais 
ecomblés de bienfaits , quoique je n’eusse jamais, quand cela 
«m’était aisé, nui & personne. Cependant peu s’en est fallu 
«quails ne m’eussent fait périr, Si quelqu’un posséde des choses 
s sacrées, qu'il soit contraint a les restituer, et non déshonoré 
«ou puni....» Il raconta ensuite le pillage de ses biens et mon- 
tra ses champs abandonnés, son frére fuyant, et le reste de sa 
famille exilé. Libanius, convaincu que ces odieuses persécu- 
tions étaient condamnées par ]’empereur et suscitées par l’avi- 
dité et non par le zéle religieux, écrivit au sophiste Bélafus, 
nouveau magistrat de Bostres, pour le solliciter en faveur d’O- 
rion. Cette lettre n’ayant pas produit d’effet, il en écrivit une 
seconde. Je citerai celle-ci parce qu'elle met dans tout leur jour 
Jes vrais sentiments de Libanius sur le point qui nous occupe. 

« Au temps de sa prospérité, Orion était mon ami ; maintenant 
sil est malheureux, et je conserve pour lui mes anciens senti- 
« ments; car je rougirais de confirmer Je proverbe et de paraitre 
«fair un ami dans l’infortune. Il pense sur les dieux différem- 
s ment de nous ; mais s'il a été trompé, il se nuit 4 lui-méme, 


{1) Bp. 678, p. 32% W. 


a 


- — 


20 LIBANIUS 


s et ce n’est pas A ses amis qu'il appartient de l’attaquer. Je de- 
« manderai a ceux qui aujourd’hui Je persécutent de se rappe- 
« ler combien de fois il les a secourus, et. je les engagerai a lui 
« témoigner leur reconnaissance, plutét que de chercher 4 en~- 
« sevelir vivant leur bienfaiteur. Aprés avoir tourmenté ses pa- 
« rents et fait le pillage des Mysiens (1), ils tourneat contre loi 
« leur furenr, croyant étreagréables aux dieux, quoiqu ils soient 
« trés-éloignés de leur rendre le culte convenable. Jl n’est pas 
« surprenant de voir des hommes, entrainés hore des voies de 
« la raison, préférer ce qui les flatte ace qui est bien; mais tol, 
«qui, de la ehaire de professeur, t’es élevé & la dignité de ma- 
« gistrat, tu devais contenir de tels gens, les perguader ou ré- 
« primer leur audace. Si Orion posséde des sommes appartenant 
« aux temples et qu’il puisse les rendre, qu’il soit frappé.et dé- 
« ponillé, qu’il éprouve le sort de Marsyas ; car, puisqu il pour- 
« rait, en restituant, étre libéré, s’ilse montre assez cupide pour 
«tout faire par amour de l’argent, sa punition sera juste ; mais 
<¢ s'il est un nouvel Irus qui, le plus souvent, se conche mourant 
«de faim, nous ne gagnerons par les supplices qu'une seule 
« chose: ce sera de le rendre illustre parmi nos ennemis. Pré- 
« vois ce qui arriverait s'il venait & mourir en prison, et crains 
«de susciter un nouveau Marcus (2). Ce Marcus fut garrotté et 
«déchiré de coups, on lui arracha la barbe; il supporta tout 
¢avec courage. Maintenant on le regarde presque comme un 
« dieu, et s'il se présente quelque part, la foule se presse autour 
« de lui. L’empereur, instruit de ce qui s’était passé, regretta 
« beaucoup le temple, mais il n’ordonna pas que cet homme fat 
«mis & mort. Que le sort de Marcus te serve de régle. Renvoia. 
« Orion sain et sauf, afin qu’il ne devieane pas un objet d’admi- 
« ration. Il assure qu’il n’a rien pris. Admettons qu’il soit cou- 
« pable : si tout ’argent est dépensé, espéres-tu trouver sous sa 
« peau des mines d’or? Non, par Jupiter! ami et juge, ne fais 
« rien d’imprudent. Si Orion doit étre puni, qu'il puisse se mon 


(1) Locution proverbiale. 

(2) Mare , évéque d’Aréthuse, avait, du temps de Constahtin, abattu nn temple 
celébre et fait construire une église 4 la place. Le peuple youlut, sous lerégnede Julieny, 
qu'il rétabitt le temple. Marc, s’y étant refusé, fut soumis a d’affreux tourments. On 
en fut d’autant plus indigné qu’il passait pour avoir contribué a sanver Galluset Julien, 
lors du massacre de Jeur famille, apres la mort de Constantin. V, Théodoret, 1, Hl, 
Ce 7. Sotomenes, 1. V, ce 10. 


ET LES SOPENSTES. 34 


«treren public sans blessures, et qu’iln’ait pas de motifs de sq 
«prévaloir contre nous. » 

Tout n’est pas générosité dans ce conseil, et ce que veut sur- 
tout Libanius, c’est qu’on ne rende pas les chrétiens intéressants 
par d’odieuses persécutions ; cependant on ne peut se refuser 
a reconnaitre qu'un acte semblable honore son caractére et 
montre qu’il savait résister 4 \’entrafnement auquel ses amis 
cédaient avec tant d’irrédflexion. 

Les enfants de Thalasgius , habitants de la Pheenicie, furent 
dépouillés de leurs biens et proscrits parce qu’ils avaient aussi 
transformé un temple en habitation particulitre. Libanins prit 
lear défense, et écrivit 4 Caianus, gouverneur de la province, 
pour lui faire savoir combien il était surpris que, sous un ma~ 
gistrat tel que lui, l’injustice commise envers les fils de Tha- 
lassins ne fat pas encore réparée. 

« Sil se trouve, dit-il (1), des gens qui s’écrient que nous 
¢ avons tout envahi, laisse-les parler, et bientét tu comprendras 
«que les faits démentent l’accusation. Il faut nous réjouir de la 
«restauration des temples, mais ne pas la rendre amére & nos 
cennemis, afin que nous n’entendions pas répéter aujourd’ hui 
«ce que nous-mémes nous disions autrefois contre ce qui se fai- 
¢sait. Les Thalassius ont changé un temple en maison: ils ont 
«fait ce qui plaisait au prince de cette époque. Je ne Jes lous 
«pas, je dis seulement que leur action était conforme a |’esprit 
edn temps. Les Pheeniciens, qui aujourd'hui possédent la 
«maison et l"habitent, veulent reconstruire le temple ; et pour- 
equoi? O gens de bien! gardez la maison et rétablissez le tem- 
«ple, mais ne persécutez pas ceux qui en ont été chassés. Je 
ecrois cependant que |’on veut faire l’un et l'autre. Les dieux 
¢n’imitent pas les usuriers cruels, et si quelqu’un restitue ce 
«qui leur appartient, ils ne veulent pas qu’il soit tourmenté. » 

Il prit contre le célébre préfet Alexandre la défense d’Eu- 
stbe, accusé d’avoir, sous les princes chrétiens, vexé les par- 
tisans de l’ancien culte: o’était, on le concoit, l’accusation 
banale du moment. Eusébe avait été jeté en prison; Libanius 
le fit mettre en liberté en adressant au préfet une menace tout 
a fait digne d’un rhéteur. « Rends-moi Eusébe, ou je ne 
parle plus.» Il le recueillit chez lui et écrivit en sa fayveur 4 


(1) Bp, 1420, p. 652, W. 








43 LIBANIUS 


Alexandre. Il proteste que jamais Eusébe n’a insulté ceux qui 
jurent par Jupiter. « Ilse conduisait avec une si grande modé- 

x ration, ajoute-t-il (1), qu’on aurait dit qu'il lisait dans l’aveni¥. » 
Dans les temps de révolution, bien des gens pensent et -dgissent 
comme cet Eusébe. ' 

Libanius embrassa encore , devant Hésichius et les pontifes, 
ja défense d’un certain Théodule qui, de méme que les per-— 
sonnes dont je viens de parler, avait acheté et converti en ha- 
bitation un édifice sacré. Il fait remarquer ce qu’a de peu sensé 
et de contraire & l’intérét des villes cette manie d’abattre des 
suaisons élégantes pour reconstruire a la place des temples (2). 
Gn ne peut cependant pas dire qu’il eit le pressentiment que 
ces tempies ne seraient jamais achevés. 

- Libanius youlait que l’ancienne religion fait replacée dans 
- tous ses droits; que les citoyens qui avaient envahi et dépouillé 
les temples restitaassent le fruit de leurs rapines. Ii voulait que 
les temples fassent restaurés, embellis, ornés; car réparer un 
édifice sacré, c’était, selon lui (3), rendre la patrie plus belle; 
mais il détestait le zéle excessif de ces magistrats, récents amis 
des dieux, comme il le dit (4), qui, en persécutant les chré- 
tiens, espéraient faire oublier qu’ils avaient affiché une opinion 
et tenu une conduite bien différentes sous les deux régnes pré- 
cédents. 

Libanius ne fat pas le seul de son parti & donner cette preuve 
de sagesse; car Chrysanthe, qu’Eunape représente comme doué 
d’une rare prudeitce, ayant été nommé par Julien grand-pontife 
de Lydie, montra tant de circonspection qu’on ne s‘apercut 
pas dans cette province, dit Eunape, de ja restauration des 
temples. | 

Je ferai toutefois observer que, dans son oraison funébre de 
Julien, Libanius célébre les apostasies nombreuses obtenues 
sans beaucoup de peine par ce prince (5); mais les discours de 
Libanius ne sont le plus souvent que des déclamations rédigées 
pour un certain auditoire dont l’orateur voulait avant tout ob- 

tenir les applaudissements, et ils représeatent moins exacte~ 


{1) Ep. 686, ps 802. We 
(2) Ep. 636, p. 302. We 
(8) Ep. 669, p. 320. W, 
(4) P. 218, M. 

(5) Te Ul, pe 20d. M, oT wd 


nem oe oe - 


r. 
Of 


ET LES SOPHISTES. 23 


ment ses opinions Véritables que ne le font ses lettres. Or il en 
est une, adressée 4 Alexandre, dans laquelle on lit ces mots (1) : 
«Je sais que tu es rempli de piété et que tu attires beaucoup 
«de monde au culte des dienx; mais ne sois pas surpris gi, 
<parmi ceux gui sont revenus a la religion, il y en a qui dés- 
‘ approuvent intérieurement ce qu’ils font et qui condamnent 
« tonjours les sacrifices. Ils t’obéissent en public, parce que tu 
« commandes, et ils s'approchent des autels; rentrés chez eux, 
«lépouse, les larmes, la nuit donnent des conseils différents, 
< et ils s’éloignent des dieux. » 

Dans une autre lettre oi: il adresse au méme magistrat de 
sages conseils (2), il lui demande quel cas on doit faire d’une 
féte sacrée a laquelle les citoyens prennent part en gémis- 
sant et conduits par la crainte de la prison. Il s’efforce enfin 
de faire comprendre qu’on n’obtient rien des chrétiens par 
la violence. « Tel est, dit-il, le caractére de ces hommes (3) 
«que, quand on les excite par des louanges, ils yous donne- 
sraient les plumes d’un lJoup on le lait d’une poule. Emploie- 
ton les manvais traitements, le désespoir les met hors 
«deux-mémes, et il n'est pas possible de les amener aux 
« choses les plus simples. » 

L'injustice de cette réflexion ne doit pas empécher de rendre 
hommage aux sentiments qui le portaient a solliciter un ma- 
sistrat en faveur d’adversaires qu'il jugeait avec tant de sé- 
verité. 

Libanius n’ignorait pas que le sentiment religieux avait, de- 
puis cinquante ans, perdu de sa force parmi les Romains; ee- 
pendant il était surpris en yoyant avec quelle facilité déplo- 
rable une foule de gens allaient et venaient d’une religion & 
l'autre; il croyait que les lois et les magistrats ne pouvaient rien 
pour la répression de ce scandale (4), et, dans son illusion, il 
espérait qu’en maltipliant les fétes, les sacrifices, les jeux et 
les discours publics, on réparerait le mal causé par la folie des 
Galiléens gus, selon Julien, avast fatll: tout perdre (5). 

Je ne vois pas dans sa correspondance que ses amis espé- 


(1) Ep. 1057, p. 504. W. 
(2) Ep. 1053, p- 498. W. 
(3) Ibid. 

(4) Ep. 744, p. 843, W. 
(5) Jul. Ep. VII, p. 10. 


24 LIBANIUS 


rassent autant que lui dans lefficacité des cérémonies pu- 
bliques. Il ne devait, en ce point, sympathiser complétement 
qu’avec le chef de l’Etat, représentant consciencieux de toutes 
les réveries du parti paien, de quelque genre qu’elles fussent. 

Les sophistes et les rhéteurs avaient joui et usé largement, 
sous les empereurs chrétiens, de la liberté de parler, d’écrire 
et de propager leurs doctrines par le moyen de |’enseignement 
public. On devait donc croire que, redevenus puissants, ils res- 
pecteraient dans leurs adversaires ce qui avait été respecté en 
eux-mémes, et qu’ils resteraient fidéles aux principes de tolé- 
rance dont ils s’étaient rendus précédemment les bruyants or- 
ganes. I] n’en fat rien, parce qu’ils ne pouvaient pardonner aux 
docteurs chrétiens d’avoir, par |’élévation et la pureté de leur 
enseignement,dépeuplé les écoles paiennes. La se trouvait pour 
eux Ja source d’une envie et d’une haine implacables. A leur 
instigation, Julien, ce prince qui proclamait a satiété la liberté 
pour tous, ce rhéteur ami des beaux discours, cé parleur 
diffus et infatigable (1), trouva fort juste d'interdire aux 
chrétiens d’enseigner les belles-lettres. Rien n’était plus con— 
traire & la justice, a ja raison, et en méme temps aux traditions 
de l’empire ; aussi Jes paiens sensés condamnérent-ils un acte 
qui décelait la faiblesse de leur cause mieux que tout ce que les 
professeurs chrétiens auraient pu dire dans leurs chaires. Am— 
mien Marcellin, qui, a la vérité, n’était pas un rhéteur, mais un 
brave militaire, déclare que cette loi devrait rester ensevelie 
dans un éternel oubli(2). Quant a Julien, il cherche & 1a justifier 
par ce raisonnement, bien digne d’un sophiste qui est empe- 
reur : « De quoi vous plaignez-vous? dit-il (3); yous devez accou- 
« tumer la jeunesse 4 admirer Homére, Hésiode, Démosthénes, 
« Hérodote, Thucydide, etc. Or, ces auteurs révéraient des 
« dieux que vous méprisez. Vous parlerez donc, en les louant, 
« contre votre conscience. Pouvez-vous de bonne foi en réclamer 
« le drojt? » Ainsi, c’était dans leur propre intérét qu'il retirait 
aux chrétiens la liberté d’enseigner, et qu’il donnait le plus 
éclatant démenti 4 ces grands principes d’équité dont il se pro- 
. Clamait le défenseur impartial. 


een (1) Lingua fusioris et admodumraro silentis, Ammicn Marcellin, I, XXV,-c, A. 
(2) L. XXIV, c. 4031. XXV, c he 
(3) Epist. XLII, p. 78, Ed. 





ET LES SOPRISTES. 25 


Eloigné de ja cour, Libanius demeura certainement étranger 
3 la publication de cette loi. Loi accorda-t-il, quand il Ja connut,, 
son approbation : je n’en trouve dans scs ¢crits aucune preuve. 
Toutefois je n’oserais affirmer Je contraire; car il régnait parmi 
les sophistes tant de légéreté, d’inconséquence, d irréflexion, 
ils croyaient si fermement & la victoire décisive de leur cause, et 
la situation de leurs écoles leur inspirait de si vives alarmes , 
qu'il est bien possible que Libanius n’ ait pas résisté au tourbillon 
de fautes qui entrainait tout son parti. 

Julien se met & la téte de son armée et marche contre la Perse. 
Si,comme on }’a souvent répété, cette expédition fut conseilléc 
par les philosophes ses amis, il faudrait répéter avec Tille- 
mont (1) : « Ces imposteurs, qui avaient été les auteurs de son 
«apostasie, méritaient bien d’étre les instruments de la ven- 
«geance que Dieu voulait en tirer. » 

Les débuts de cette guerre farent brillants. Julien avait 
adressé au rhéteur une longue lettre, moins peut-étre pour Jui 
annoncer son entrée en campagne que pour lui parler de sacri- 
fices, de victimes, d’encens, et lui vanter la piété de son ar- 
mée(2). Libanius donne avec empressement a ses amis des nou- 
velles des premiers succés de Julien (3). Déja il trace le plan 
des discours qu'il prononcera au retour de son ami victo- 
rieux, et nous devons dire qu’il n’y a rien dans la joie du 
sophiste de menacant pour les chrétiens. Mais bientdét la nou- 
velle de la défaite et de la mort de l’empereur'se répand en 
Asie et parvient 4 Antioche. Le premier mouvement de Liba- 
nius fut de jeter les yeux sur son épée; puis, se rappelant le — 
précepte de Platon, que personne ne doit rompre le fil de ses _ 
jours, il résolut de supporter la vie (4). Et comme il fallait que 
le caractére de-rhéteur se révélat chez lui dans le moment mémo 
oni! recevait une blessure qui ne devait jamais se cicatriser, il 
nous confie qu’aussitdét aprés avoir réprimé ce premier mouve- 
ment, il songea que c’était a lui qo’appartenait l’honneur de pro- 
noncer l’oraison funébre de Julien, ct qu’il se mit aussitét en 
devoir de remplir cette douloureuse obligation, 


(1) Histoire des empereura,t. IV, p. 531, 
(2) Ep. 27, po be 
(3) Ep. 1457, ps 666, We 
(4) T, U1, p. 45. My 
Vu, 3 








28 LIBANIUS 


Il est difficile de donner une juste idée de la douleur qu'il 
ressentit quand il vit crouler toutes les espérances des paiens. 
Il faudrait transcrire ici les deux discours qu’il prononca & An- 
tioche et une foule de lettres, mouillées pour ainsi dire de ses 
plears, dans lesquelles il écoulait une portion da désespoir qui 
oppressait son Ame. Hatons-nous toutefois de dire que, dans 
cette circonstance, ses premiéres larmes furent moins pour un 
jeune prince qu’i!l aimait avec idolatrie, son protecteur, son 
ami, que pour l’empire tout entier, qui, & son avis, perdait un 
chef destiné & porter au plus haut degré la gloire du nom ro- 
main, et pour la religion nationale, privée tout & coup du seul 
homme dont elle pouvait attendre un appui efficace, et aban- 
donnée de nouveau aux insultes et aux violences de ses infati- 
gables ennemis. Déja il voit les méchants former des concilia- 
bules; les lois qui garantissent le droit et la justice devenues le 
jouet des courtisans. Enfin il compare l’empire & ces villes dé- 
mantelées dans le sein desquelles les brigands peuvent impu— 
nément commettre tous les forfaits (1). Ne croyez pas que Li- 
banius songe seulement au successeur de Julien ; qu'il demande 
quel est son caractére, quelles sont ses opinions religieuses, et 
surtout qu'il craigne de l’offenser par ses regrets amers et ses - 
terreurs de l’avenir ; il ne daigne méme pas s’'informer de son 
nom, tant il est convaincu que ce prince sera incapable de con- 
jurer les maux qui menacent Jes Romains (2). « O malheureax 
« agriculteurs! s'écrie-t-il (3), comme ceux qui doivent vous 
« défendre vont vous épuiser par leurs exactions! Oh! combien 
« déja la puissance des sénats diminue pour ne devenir qu’une 
« vaine idole! Clameurs des malheureux qu’on opprime, c’est 
«en vain que vous ferez retentir les airs! Celtes, respirez; 
« Scythes, formez des danses; Sauromates, chantez le dieu Pan: 
« votre joug est rompu, vous étes libres! » 

Ici ce nest plus le rhéteur qui parle; c’est lami des faux 
dieux qui s’abandonne & Ja douleur sans faire attention que les 
chrétiens l’écoutent et vont bientdét lui faire expier la liberté 
de son langage. Telle est son imprudence qu'il ose, dans 
Antioche, dans celte ville chréticnne, dénoncer ceux qu'il 
appelle les ennemis de I'Etat, c’est-a-dire les chrétiens, 


(1) T. IT, p. 254. M, 
(2) /d., p. 65, 
(3) P, 257, 


ET LES SOPHISTES. 27 


eomme coupables d’ayoir fait assassiner Julien, et renouvelle 
contre eux toutes les vieilles et ridicules accusations du parti 
paien (1). 

il écrit a Aristophane de Corinthe (2) : « Ceux pour lesquels 
«il combattait lui accordent moins de louanges que ceux qu’il 
ea défaits. Deux villes ont témoigné une joie excessive; il en 
«est une que je rougirais de nommer (3). Nous devons lear 
« pardonner cette faute, car le méchant regarde comme son 
« ennemi celui qui empéche le mal...... Je vis maintenant avec 
« un peuple contraire aux dieux et a ce prince que tu as raison 
« de placer dans l’assemblée des immortels. Je partage ton avis, 
«et en méme temps je gémis en me rappelant ce que nous es- 
¢ périons et ce qui est arrivé. Quoiqu’il soit assis parmi les 
« heureux, mes affaires sont devenues plus mauvaises ; il m’est 
« permis, en effet, de dire mes affaires. Juge de ce que je serais 
edevenu si j'avais pu voir Julien revenant de chez les Médes 
«et toi de Phénicie; lui conduisant une foule de captifs, toi 
« apportant la récompense des travaux. J’aurais parlé de ce qui 
«s était fait, en passant légerement sur les grandes choses qu'il 
«aurait lui-méme traitées amplement. Peut-étre la nuée des 
«geais (4) serait advenue; je m’en serais fort peu ému, et toi 
«tu en aurais ri. Quoique peu habiles a parler, ils osent, par 
«ignorance, attaquer les autres. La fortune contraire nous a 
« privés de cette solennité. » 

La douleaur ressentie par Libanius, ses emportements contre 
les chrétiens, son indifférence sur les dispositions du succes- 
seur de Julien, le tableau effrayant qu’il trace dans ses deux 
oraisons funébres des maux, non pas qui menacent, mais qui 
accablent déja empire, font penser qu’aprés la mort du fami- 
lier des dieux (5) il désespéra de voir jamais la religion 
paienne replacéc sur le tréne. Plus que les cris de joie des chré- 
tiens, le refus d'un de ses amis, d’un adorateur des idoles comme 
loi, da préfet Salluste, auquel, aprés la mort de l’empereur, 
larmée offritla pourpre, dut lui faire comprendre que personne 
ne youdrait plus désormais jouer le rdle de Julien, et que la si- 


(1) T. If, p. 324. M. 

(2) Ep. 1186, p. 504. W. 

(3) Antioche, Voyez Théodorct, Hist, ecel., 1, III, ¢, 28, 
(4) Les chrétiens, 

(5) T. II, po 884, M, 


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-— r/ WS 


98 LIBANIUS 


tuation des paicns allait devenir d’autant plus mauvaise que 
les efforts de ce prince en faveur des dieux resteraient sans ré— 
sultat. 

Les plaintes de Libanius avaient eu quelque chose de si inju- 
rieux pour la religion chrétienne ct pour le successeur de Ju— 
lien qu’clles furent dénoncées au nouvel Auguste. 

Libanius assure ane Jovien songeait ale faire périr, afin de 
le punir de ses larmes, et qu'il dut son salut 4 la protection 
d’un de ses condisciples qui était puissant auprés du prince(1). : 
Je crois que Libanius se fit une trop grande idée du danger 
qu'il conrut. Jovien décerna de magnifiques honneurs & Ja dé— 
pouille mortelle de Julien, et, trouvant dans le camp trois 
hommes odieux, & juste titre, aux chrétiens, Maxime d’Ephése, 
Priscus et Oribaze , que Juticn avait amenés de Constantinople, 
les traita avec la plus grande distinction. Comment croire qa’il 
eit concu la pensée de punir un rhéteur de limprudence de 
ses paroles? Au reste, les terreurs de Libanius furent parta— 
gées par presque tous les philosophes et les sophistes de l’Asie. 
Ils avaient triomphé avec trop d’arrogance pour ne pas redou- 
ter les effets d’un revers de fortune si prompt et si éclatant. 
Cette prétendue réaction dont Libanius s’est plu & tracer une 
peinture effrayante, mais toute dimagination, parait s’étre 
bornée & des restitutions qui furent exigées, plus ou moins du- 
rement, de ceux des paiens qui, sous Julien, avaient fait une 
trop rapide fortune. Jovien était un homme juste et modéré. Il 
comprit qu’aprés tout ce qui venait de sc passer il y aurait da 
danger a donner une libre carriére au mécontentement des chré- 
tiens, et s’°empressa de proclamer, par une loi qui ne nous est 
point parvenue, le priucipe de la liberté générale des cultes. 

L’éloquent Thémistius le remercia par un discours solen- 
nel. Les sophistes revinrent peu a peu de leur effroi et repa- 
rurent dans les gymnases. Libanius se calma 4 son tour, ren- 
dit justice & Jovien, et n’eut méme pas de répugnance a lui 
apporter son tribut de louanges (2). ll écrit & Salluste pour 
Pexhorter 4 travailler avec courage au bien public, comme 
préfet du préloire d’Orient. « Deux choses, lui dit-il (3), nous 
« consolent : un bon prince successeur d’un bon prince, et un 


(4) T. II, p. 47. M. 
(2) Ep, 4458, p. 550, W, 
(3) Id, 


ET LES SOPHISTES. 99 


epréfet qui sera tel que nous lavons vu jadis. » Les émo- 
tions des rhéteurs, et en particulier celles de Libanius, avaient 
trop de vivacité pour étre durables, et Ja profession qu’ils 
exercaient détruisait chez eux le principe des sentiments vrais. 

Valens monta sur le tréne en 364. Ce prince, qui était arien, 
Jaissa, comme ses prédécesseurs, régner dans |’Orient Ia li- 
berté des cultes, et Libanius exprimait sans doute une opinion 
partagée par tous les paiens quand il disait que Jupiter avait 
placé Valens 4 fa téte de empire, et qu’il faisait des voeux 
pour que Ia fortune lui demeurdt propice (1). Cependant un 
orage s’amoncelait sur la téte des sophistes, des philosophes, 
des pontifes paiens, ct une foule d’entre eux allaient périr 
par la main du bourreau , sans qu’aucune nouvelle loi edt été 
rendue, soit contre leur religion, soit contre leurs doctrines, 
Expliquons en peu de mots les causes de ce nouveau revers. 

Les poursuites qui, depuis le régne de Dioclétien, avaient été 
exercées contre les devins, les magiciens, les astrologues, en 
général contre tous les partisans de l’art divinatoire, prirent, 
vers l'année 374, un tel caractére de violence que tout l’em- 
pire en fat épouvanté. 

Ammien Marcellin a tracé un Jong tableau de cette persécu- 
tion. On voit qu'il écrivait sous Yimpression d’un sentiment 
dhorreur que le temps n’avait point encore affaibli chez lai. Nl 
ne résuite pas de sa narration détaillée, et probablement 
exacte, que les chrétiens eussent excité une tempéte qui en- 
sloutit cependant leurs plus célébres adversaires, et méme, si 
fon accorde une foi entitre aux actes du martyre de saint Fla- 
Vien (2), il faudrait penser qu’& l’origine de Ja persécution 
plusieurs chrétiens furent enveloppés dans les poursuites, et 
que leur sang se méla & celui des paiens. Saint Jean Chrysosté- _ 
me raconte, dans Jes plus grands détails, la terreur dont il fut 
saisi uo jour ou, ayant trés-innocemment ramassé un livre de _ 
magie qui se tronvait sur la voice publique, il crut avoir été re-_ 
marqué par un soldat, ce qui l’exposaitaun grand danger;«car, __ 
« ajoute-t-il (3), on arrétait alors ceux mémes qui étaient hors © 
«de tout soupcon. » 

Les opinions religieuses qui, a cette époque , divisaient les 


(1) Ep. 878, p, 440. W. 
(2) Labus, Fasti della Chiesa, t. X11, p. &7h. 
(3) Acta Apostolorum, Homelia 88, p, 840, 0, By 


30 LIBANICR 


Romains ctant restées étrangéres & un fait aussi grave , quelle 

en était donc la cause? 
_ Conduite, par les idées qu'elle professait sur les rapports 
=— existant entre les hommes et la Divinité, a réédifier l’ ancien sys- 
teme de la divination, l’école d’Alexandrie parvint a4 accrédi- 
~~ ter une foi aveugle dans les vaines pratiques, non de la théurgie, 
mais dela goétie, c’ est-a-dire de cette divination secréte, illégale, 
=~“dangereuse, que les paiens rigides avaient toujours détestée. 
La doctrine de Jamblique s’était, du temps de Constantin, pro- 
pagée, secrétement il est vrai, dans tout l’empire romain (1). 
Sous Constance, Edése continua l’ceavre du maitre, quoique 
les temps fussent devenus moins favorables. Maxime d’Ephése 
et Chrysanthe, associés & l’empire, s'il est permis de s’exprimer 
ainsi, par Julien l Apostat, donnérent une vogue inconcevable 
aux croyances et aux pratiques divinatoires, et, a l’époque ow 
Valens parvint au tréne, la société paienne se trouvait livrée a 
un esprit de superstition qui donnait naissance a des actes tel- 
lement criminels que, si le souvenir n’en avait pas été conservé 
par un historien paien, il serait raisonnable de les révoquer en 
== doute. Cette folie ne se concentrait pas dans lintérieur des fa- 
milles; elle pénétra dans le sein de la cour impériale, ou des 
=“insensés ne craignaient pas de consulter le destin sur le sort 
réservé a l’empereur, cherchaient & hater instant desa mort 
== au moyen de maléfices, ou, ce qui était un peu plus dangereux 
pour lui, par des complots tramés au milieu de cérémonies 
- mystérieuses et de sacrifices nocturnes. La magie était devenue 
une source de corruption morale et de désordres politiques. Si 
Valence et Valentinien se fussent bornés 4 opposer & ce mal des 
lois rigoureuses, on ne pourrait que les approuver; mais la 
poursuite contre les devins et les magiciens fut suscitée par 
des hommes ambitieux qui, aprés avoir eux-mémes pratiqué la 
sorcellerie sous les regnes précédents, cherchaient, par de con- 
tinuelles dénonciations, non pas & venger la morale publique, 
mais 4 se rendre redoutables en perdant leurs ennemis et en 
répandant la terreur dans tous les rangs de la société. L’his- 
toire meationne les excés commis en cette circonstance par 
Maximin, vicaire de Rome, puis préfet du prétoire des Gaules, 
et par Simplicius et Doryphorianus, ses ministres (2). Aucune 


(4) Brocker, t. iI, p- 269. 
(2) Amm, Marcell. |, XXIX,¢ §—3, 





ET LES SUPHISTES. 31 


classe de citoyens, sans méme en excepter l’ordre sénatorial, 
ne put se garantir contre les fareurs de cet homme sanguinaire, 
qui était, comme Jes autres instigateurs de la persécution, in- 


difféyent a l’une et & autre des deux religions; mais sa ven- 


geance se dirigea particuliérement contre les philosophes, aux- 
quels on pouvait, a juste titre, reprocher le délire de superstition 
auquel jes Romains s’abandonnaient & cette époque. Maxime 
d’Ephése fut arrété en l’année 374, conduit 4 Antioche pour y 
étre interrogé , puis renvoyé & Ephése, ou Festus n’attendit 
méme pas qu’il fit rétabli d’une cruelle maladie pour lui faire 
trancher la téte. Le coup qui le frappa retentit profondément 
dans le coeur de tous les paiens d’ Asie. Simonide fut condamné 
au feu; Hilaire, Patrice, Andronique, Ceeranius périrent misé- 
rablement ; Jamblique d’Apamée s’empoisonna ; Oribaze se ré- 
fagia chez les Barbares (1). Libanius ne pouvait échapper aux 
poursuites quand tous ses amis étaient condamnés, détenus, 
exilés ou en fuite : non qu’il fit profession de magie ou qu’il eit 
pris la moindre part 4 la conspiration de Théodore, prétexte de 
toutes ces violences, mais il était partisan reconou de la divi- 
nation, et il passait, si nous en croyons Cédréne, pour avoir 
inventé , conjointement avec Jamblique d’Apamée, un genre 
particulier de sorcellerie; ajoutons qu'il avait joui sous Julien 
dane grande faveur, gue ses ennemis étaient puissants 4 An-~ 
tioche : c’était plus qu’il n’en fallait pour que les dénonciateurs 
se flattassent de le perdre sans beaucoup de peine. On voulut 
Pimpliquer dans la conjuration. Valens méme interrogea Irenée 
pour savoir si Libanius n’était pas son complice, et, sur la ré- 
ponse négative de |’accusé, il en témoigna sa surprise (2) ou 
platét ses regrets; car Libanius le compare & un chasseur qui 
se plaint chaque fois que sa proie lui échappe (3). Libanius, 
lorsqu’il repassait dans sa mémoire les circonstances de sa vie, 


sétonnait de n’avoir pas succombé & un aussi grand péril, et _ 


que ses ennemis n’eussent pu réussir.a trouver dans sa volumi- 
heuse correspondance un seul mot qui le compromit. Mais a 


qui rend-il grace de cette étrange faveur? a la divination © 


elle-méme, qui lai avait appris de longue date ce qu'il fallait 


(1) Eanape, p. 104: 
(2) T. Il, p. 56. M. 
(3) Jd., p. 57, 


Lh 





39 LIBANIUS 


faire et ce qu’il fallait éviter. Enfin, comme ille dit (1), cet in- 
cendie se calma, et, quoique la république fat gouvernée par 
des gens qui regardaient les hommes revétus du pallium comme 
des imposteurs, et placaient les dieux méme au nombre des 
bagatelles (2), il put enfin respirer librement et reparaitre au 
Forum (3). 

L’échec subi par Vancienne religion n’était pas de ceux que 
Pon répare; la divination légale resta confondue avec la divi- 
nation secréle, et, siles paiens ne devinrent pas moins super- 
slitieux, moins esclaves des pronostics, moins confiants en la 
puissance de la magie, le souvenir des persécutions exercées 
contre eux sous le régne de Valens resta gravé dans leur mé- 
moire comme une perpétuelle et effrayante menace. 

J'ai dit qu’a cette époque les paicns jouissaient, pour l’exer- 
cice de leur culte, d'une entitre liberté. Ce fait est constaté 
non par le simple témoignage des historiens ecclésiastiques, mais 
par les reproches trés-vifs quwils adressent & la mémoire de Va- 
lens (4). Libanius (5), au contraire, affirme que ce prince inter- 
dit les immolations de victimes, en Jaissant toutefois subsister 
les autres cérémonies publiques. Il est impossible de concilier 
un acte de cette gravité avec les plaintes si vives et si unifor— 
formes des chrétiens. Un historien denos jours, en signalant cette 
difficulté, s’arréte al’ opinion que, si une loi fut rendue acet effet, 
elle ne portait pas au moins de sanction péuale, et que, dés lors 
étant promptement tombée dans loubli, elle resta inconnue 
aux historiens ecclésiastiques (6). Quand on entend l'un d’eux, 
et certainement le mieux instruit de tous, Théodoret, déclarer 
positivement que, depuis le régne de Constantin jusqu’a celui 
de Théodose, les paiens possédérent une aussi grande liberté 
religieuse que dans les temps antérieurs (7), on peut repousser 
Pidée qu'un acte trés-digne d’attention, puisqu’il aurait changé 
état légal des partisans de l’ancien culte, dans tout ’empire 
romain, soit demeuré inapercu. Il est plus naturel de penser 


(4) P. 58, 

(2) Ep. 743, p. 342, W, 

(3) Ep. 716, p. 343. 

(4) Théodoret, 1. V, c. 24. 
(5) T. 11, p. 463. R. 

(6) Stuffken, loc, cit., p. 24 
(7) L. V,¢, 21, 


ET LES SOPHISTES. 38 


que, pendant la persécution contre les devins ou plus tard, 
Valens rendit une de ces lois contre les sacrifices nocturnes et 
la magie, qui, dans l’application, semblait souvent aux paiens 
léquivalent d'une loi prohibitive des sacrifices, mais qui com- 
mandait seulement Ja répression d’un abus condamné par les 
empereurs paiens eux-mémes. Cette opinion, adoptéc par Tille- 
mont (1), est préférable & toute autre. 

Gratien porta peu de temps Ie titre d’empereur d‘Orient. Liba- 
nius lui accorde des éloges, et dit que la ville d’ Antioche faisait 
des yoeux en sa faveur(2). En conférant aux professeurs de belles- 
lettres, sans acception de religion, des priviléges trés-étendus(3), 
ce prince mérita bien del’ordre des sophistes. Toutefois Liba- 
nius dut regretter ses louanges quand, plus tard, il vit l’éléve 
de saint Ambroise repousscr avec dédain la robe pontificale, 
et ravir leurs revenus et leurs propriétés aux pontifes de I’'Qc- 
cident. Gratien se dépouilla de empire d‘Orient en faveur 
d'un prince qui devait compléter oeuvre de Constantin, et 
faire évanouir les derniéres espérances que les sophistes, et 
Libanius plus que tout autre, s’obstinaient 4 conserver. Nous 
voici arrivés aux jours de disgréce, pour me servir de ses pro- 
pres expressions (1). 

A la mort de Valens, un emperenr, ne fat-il accessible qu’aux 
seuls conseils de son propre intérét, devait, sans balancer, por- 
ter toute son autorité du cété des chrétiens; 1&4 se trouvaicnt la 
vie, la force, l'avenir de la société romaine ect du monde. Mais, 
on le sait, Théodose était un chrétien plein de ferveur et de 
foi, et il monta sur le tréne avec l’intention bien décidée d'en 
finir avec toutes les illusions du parti paien. 

Dans les premiéres années de son régne, il toléra cependant 
Yexercice du culte national, et les cérémonies sacrées eurent 
lieu dans les deux empires comme par le passé. Ce fait est re- 
connu par les historiens paiens. 

En 381 (5), il interdit les sacrifices réprouvés. 

Quatre ans aprés, il adresse a Cynégius, préfet du prétoire, 
un rescrit qui renouvelle la défense de chercher dans les en- 


(1) Hist. des emp., t. V. p. 18%. 
(2) Ep. 891, p. 417. W. 

(3) Cod. Theod., t. XH, |. 8. 1s 42, 
(4) T. H, p. 66, Me 

(5) Cod, The ,1, 46, t. X, 1. 7s 


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3% LIBANIUS 


trailles des victimes la connaissance des choses futures (1). 

Ces deux lois n’avaient rien que de conforme aux anciens 
usages de la république, et, comme on I’a remarqué trés-juste- 
ment (2), Théodose en les publiant faisait acte d’empereur, 
et non pas de chrétien. 

Pendant les cing premiéres années de son régne, les paiens 
n’eurent donc aucun motif légitime de se plaindre. Libanius 
reprit ses fonctions de rhéteur, que les variations de sa fortune, 
sous Julien et sous Valens, lavaient forcé de négliger : non 
que dans ces temps d’épreuve sa voix exercit moins d’em- 
pire et que son école fat déserte; mais alors l’esprit da mai- 
tre et celui des éléves étaient préoccupés par des pensées poli- 
tiques qui laissaient peu de place a l'étude de l’éloquence. La 
mort de Maxime d’Ephése I’appela au triste honneur de parta- 
ger, avec Thémistius, le réle de chef des paiens d’Orient, et il 
le remplit avec une persévérance digne d’une cause meilleure. 

Comme personnage politique, il rendait de notables services, 
sinon A sa religion, qui, a vrai dire, n’existait plus, au moins a 
ceux qui croyaient avec lui qu’elle existait encore. II savait flé- 
chir le courroux ou calmer le zéle des magistrats chrétiens, 
maintenir les indifférents dans Pinaction et affermir dans leurs 
dispositions les vrais amis des idoles; cependant , en sa qualité 


de rhéteur, d’instituteur de la jeunesse, il opposait des obstacles 


plus sérieux aux progrés des idées chrétiennes. Pour compren- 
dre l’étendue de l’influence que Libanius exercait sur toutes les 
classes de la société, nous devons nous le représenter au sein 
de son école, entouré d'une foule d’auditeurs , parmi lesquels 
on remarquait jusqu’a des soldats, des marchands, des ouvfiers 
et des femmes (3). . 
Les rhéteurs savaient placer leurs éléves dans une sphére 
d'idées tellement éloignée du Christianisme que, pour se- 
couer le joug de ce funeste enseignement et venir a la vé— 
rité, il fallait faire un effort violent dont quelques hommes 
furent capables, mais qui était au-dessus des forces du plus 
grand nombre. Des jeunes gens qui passaient Icurs plus belles ~ 
années & étudier sérieusement et a applaudir avec enthousiasme 
les lieux communs de la mythologie grecque finissaient par se 


(1) Cod, Theod., 1. 9. 
(2) Stuffken, p. 27. 
(8) T. UI, p. 316. M.— Ep. 1596, Pe 726. WwW. 


ET LES SOPHISTES, $3 


rendre insensibles aux profondes et sublimes pensdes dont 
vivait le Christianisme. Si l’on demande comment il put se 
faire que, dans un siécle ot de telles idées agitaient tant de 
puissants génies, un oralteur conquit de la renommée en 
faisant I’éloge de Diane ou d’Hercule, en décrivant la Chimére, 
en racontant le siége de Troie, ou en traitant une foule d’au~- 
tres sujets aussi frivoles, je dirai que ce sophiste s’adressait a 
des hommes qui restaient renfermés soigneusement dans un 
eercle d’erreurs mille fois vaincues, et pour Jesquels tout ce 
quis était passé dans le monde depuis trois siécles n’ était qu’und 
tourmente passagére, dont on ne devait en aucune facon s’émou-~ 
voir : esprits obstinés et sans force, qui certes avaient des yeux 
et ne voyaient pas, des oreilles et ne pouvaient entendre; car 
la vérité les cernait et les pressait de toutes parts. Dans ses 
discours, Libanius, pour se mettre en parfaite communauté de 


sentiments avec ses auditeurs, ne suppose méme pas quelestra- | 


ditions mythologiques soient en péril, que les docteurs chré- 
tiens en fassent le sujet habituel de leurs dédains et de leurs 
moqueries; et son amour pour ces fulilités semble si vrai, si 
sincére, qu’on a continuellement besoin de se rappeler qu’il vi- 
vait aa IV¢ siécle, a une époque ow la parole de Dieu retentissait 
comme one trompette éclatante d'un bout a l'autre de l’empire. 


Chez les anciens, les idées circulaient par la communication _ 


directe que les hommes éclairés établissaient entre eux : mode de 
transmission moins prompt, moins puissant sans doute que celui 
dont les peuples modernes font usage, mais qui avait le mérite © 
dunir intimement les uns avec les autres les hommes qui par- 


tageaient la méme opinion ou avaient le méme intérét. Ces 


jeunes gens, qui accouraient aussi bien de Rome que del’ Armé- 
nie pour recevoir a Antioche les legons et les conseils de Liba- 
hias, quand ils se voyaient réunis autour du mattre, sentaient la 
confiance repaitre dans leurs coeurs: Des passions semblables 
s échauffaient, s exaltaient en se rapprochant; et cette jeunesse, 
venue a Antioche pour y puiser des principes d’éloquence et de 
gout, se dispersait ensuite dans |’ Asie, propageant l’erreur dont 
elle avait sucé le -venin avec tant d’irréflexion. Libanius se 
garde d’abandonner & eux-mémes ces missionnaires des faux 
dieux : jamais il neles perd de vue. Il les recommande aux ma- 
gistrats, s informe avec intérét de leurs succés et de leur for- 
tune; il pleure avec eux, se réjouit avec eux, les instruit des 


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36 - CIBANIOS 


usages, des mecurs, des lois des pays oii ils vont s’établir. Ii les 
dirige, par d’habiles conseils, dans les fonctions qu’ils remplis- 
sent, et nous l’entendons continuellement adresser en leur fa- 
veur les plus ferventes pritres a Mercure. Pour avoir droit asa 
protection, il suffit d’étre attaché a l’ua d’eux par les liens du 
sang, ou méme de se présenter devant lui en son nom. «Je 
« veille, dit-il, sur tous ceux qui fréquentent mon école, con- 
« vaincu que, par Ja, je sers Mercure et les Muses (1). » 

L’espéce de magistratare dévolue & Libanius s’étendait au 
dela du cercle de ses éléves. Dans ses rapports avec l’ordre en- 
tier des rhéteurs, il ressemble moins a un chef d’école qu’a un 
directeur supréme , chargé de défendre une corporation puis- 
sante et de faire régner l’union dans ses rangs. Nous possédons 
un nombre considérable de lettres dans Jesquelles on le voit 
occupé 4 maintenir la paix parmi les sophistes, leur faire 
payer exactement l’annone par les villes, a leur fournir les 
moyens d’échapper aux filets de la curte (2). Avec quelle cha- 
leur il écrit pour eux au sénat d’Antioche (3)! Quels éloges il 
décerne a celui d’Ancyre, illustre par la protection dont il en- 
tourait les lettres (4)! Et quand il s’agit des intéréts de ses amis, 
comme il oublie vite son principe : « que les rhéteurs sont ri- 
« ches en paroles quand ils sont pauvres en argent (5)! » 

- Un rhéteur de ses amis embrassait-il le Christianisme: il ne 
Jui retirait pas son affection; mais, tout en déplorant sa faute, 
il faisait des veeux pour que le nouveau chrétien montrat par 
son éloquence qu'il avait été autrefois rhéteur et disciple de‘ Li- 
banius. Les liens qui l’unissaient a ses éléves étaient donc indis- 
solubles, puisqu’ils résistaient a un acte qui, d’ordinaire, créait 
une barriére insurmontable entre les parents et les amis. 

Optimus est nommé évéque d’Antioche ; Libanias lui écrit 
_ ences termes (6): «Pourquoi attaquer et affliger un homme qui 
«ne t’'a jamais offensé. Ta es ce trés-doux Optimus que je 
« voyais avec plaisir nous apporter des discours écrits ou non 


‘ (4) Ep, 802, p. 379. W. 

(2) C’est-a-dire de se dérober aux obligations qui peselent sur les membres deg 
curies ou sénals provinciaux. 

_ (3) Ep. 789, p. 374. Ep. 82h, p. 888, W, 

(5) Ep. 372, pe 184. Ww. 

(6) Ep. 4327, p, 582, W, . 


ET LES SOPHISTES. 37 


eéerits. Tu es celui quia conservé le langage des Grecs dans 
< toute sa pureté et qui prononcait des discours oit moi-méme 
ej'étais loué. Jai appris ce qui ensuite est arrivé: la ville t’a 
« élevé a la dignité d’évéque, et tu n’as pu éviter cet honneur 
«ni par tes larmes, ni par tes plaintes. Je me réjouis en pen- 
« sant que tu as maintenant une occasion de prouver ici ton élo- 
« quence. Fais en sorte que le peuple t’admire , et montre que 
« tu esrhéteur. » 

«Je lavone, » écrit-il a Amphiloque, nommé évéque d’[- 
céne(!), «j'ai été affligé, et beaucoup, en apprenant que ton 
« opinion avait changé et que tu ne parlais plus.... Quand j’en- 
¢tendais dire que tu élais aux champs et que ce beau et abon- 
edant fleuve d’éloquence avait cessé de couler, je faisais ce 
«qu’ont coutume de faire ceux qui croient avoir éprouvé un 
«dommage; mais lorsque j'ai su qu'un rapt honnéte avait été 
«commis et que tu étais placé sur le trdne, je me suis réjoui de 
« voir ga une occasion t’était fournie dedéployer ton éloquence. 
¢J’approuve donc les ravisseurs, et j espére recevoir encore des 
«fruits de ton esprit. J’entends dire qu’en parlant tu fais tres- 
«saillir le peuple, et qu'il a pour toi beaucoup d’admiration, 
«qu il t'applaudit: je n’en doute pas. Sois maintenant ce que tu 
« étais quand tu te faisais applaudir méme par les vieillards. » 


Aprés avoir la ces deux lettres, on se demande s’il y avait _ 
bien réellement do fanatisme ou seulement une conviction pro- — 
fonde au fond da coeur de ce chef de parti. Libanius passait, et 
a juste titre, pour un des plus chauds partisans des idoles, et ~ 


eependant le naturel du rhéteur domine tellement en lui qu'il 


félicite deux de ses éléves d’avoir trouvé, en se faisant chré- “ 


tiens et en parvenant a l"épiscopat, un thédtre plus vaste et un 
auditoire plus nombreux. 

On ne finirait pas si l'on voulait relever les contradictions qui 
se rencontrent dans ses écrits: tous les prédécesseurs chrétiens 
de Théodose y sont, par exemple, loués et déchirés avecuneégale 
ardeur. Ses opinions religieuses, n’ayant pour principe que des 
préventions, le faisaient continuellement varier dans sa maniére 
d’apprécier les hommes et les choses, et il est facile de recon- 
naitre que, dans le fond, il haissait plus les chrétiens que le Chris- 
tianisme. Au surplus, rien n’indique qu’jl ait jamais étudié les 


(1) Ep. 4226, p, 581. 


$6 LIBANIUS 


dogmes de la vraie religion; et le silence qu’il gardé sur des 
idées auxquelles le paien le plus insensé ne pouvait au moins dé- 
nier une irrésistible puissance devient, en quelque sorte, inex- 
plicable quand on réfléchit que Libanius possédait de rares qua- 
lités d’esprit, et que son caractére repoussait les passions 
violentes (1). 

Les chrétiens, et surtout les moines, lui sont odieux. Pour- 
quoi? parce qu’ils exercent dans la société un pouvoir ty- 
rannique; parce qu ils ¢lévent une tribune en concurrence 


‘ avec celle des sophistes, parce qu’ils attirent a eux la re- 


nommeée , le pouvoir et les richesses. Quant & la nature des 
doctrines religieuses qu’ils professent, on ne voit pas qu'il 
ait sur ce point une opinion arrétée; et quand il découvre 
un chrétien étranger aux défauts qui, selon sa maniére de 
penser, sont communs aux impres, la diversité d’opinions 
religieuses ne Vempéche nullement d’accorder a ce chré- 
tien son estime et de le servir au besoin. Cette remarque 
explique ses relations avec saint Athanase, saint Basile, saint 


-Jean Chrysostéme, saint Jérdme, saint Grégoire de Nysse, 


Théodore de Mopsueste, et plusieurs autres docteurs qui fu- 
rent ses amis ou ses éléves (2). Certes, si ces Péres de |'Eglise, 


_ qui jamais ne transigeaient avec le mensonge, eussent vu dans 


Libanius un ennemi déclaré du Christ, au lieu d’un homme 
fidéle 4 erreur plutét par faiblesse que par conviction, ils se 
seraicnt éloignés de lui avec horreur. La foi appartenait aux 
chrétiens, elle faisait leur force, elle avait créé leur puissance; 
les paiens soutenaient leur culle & laide de sentiments fac- 
tices, qui n’excitaient plus que la pitié des chefs de |’Eglise. 

Libanius prétait un appui public et efficace aux amis des faux 
dieux, Les empereurs, les villes, les sénats et les gouverneurs 
recevaient ses avis, ses recommandations, et méme ses cen- 
sures, avec déférence. Les évéques métropolitains jouissaient 
dans leurs diocéses d’un crédit semblable, ce quise concoit facile~ 
ment ; mais il est digne de remarque que deux orateurs paiens, 


(1) Wolff induit d'un passage de Ja 1586* Icitre de Libanius que cet crateur avait 
lu le Nouveau-Testament, et particulitrement les livres de saint Paul. Cette lettre 
fait partie de la correspondance entre Libanius et saint Basile, dont les Bénddic- 
lins (5. Basilit op.) ont révoqué en doute, sur des motifs puissants, lauthentictté, 

(2) Je n’ai pu découvrir sur quelle autorilé Sommerfeldt donne d Libanius, pour 
amis, Eustbe, év¢que de Verceil, et dix éveques schismatiques (Woll, Eptst., p. 780), 


ET LES SOPHISTES. 39 


Libanius et Thémistius, l’aient exercé ouverlement au profit de 
lear culte. 

Les emperenrs voulurent méme attacher a l’administration de 

l’Etat ces deux personnages. Thémistius fut préfet de Constan- 
tinople en 384; Valens et Valentinien offrirent & Libanius la 
dignité de préfet honoraire du prétoire; mais il la refusa, se rap- 
pelant peut-étre le traité de Rhétorique, ou Philodéme déve- 
loppe cette proposition, vraie dans tous les temps, que les 
rhéteurs ne doivent pas se méler des affaires publiques. Les 
seules fonctions qu'il ait acceptées , aprés la mort de Julien, ce 
farent celles de membre du sénat d’ Antioche (1). Il ne faut pas 
voir dans les motifs qu’il donne de son refus une vaine ostenta- 
tiow de désintéressement : Libanius placait le titre de rhéteur 
au-dessus de tous les autres, et il le regardait moins comme le 
nom d’ane profession que comme I indice d’une haute supério- 
rité morale et intellectuelle. Il loue Julien de se conduire d’a- 
bord en rhéteur, puis en général (2). 1 dit de Bassus qu’il était © 
rhéleur et homme de bien (3). « Je tenvoie cette lettre, écrit- 
cil Ambroise (4), par un de mes amis, qui est le meilleur des 
erhéteurs, le plus doux des hommes, et le plus habile des pré- 
«fets. » Enfin tout son enthousiasme se trouve dans ce mot 
adressé 4 Léontius (5): « Il est permis d’honorer les philosophes 
caprés les dieux et comme étant voisins des dicux. » 

Qnand Libanius repoussait des dignités si vivement enviées 
par ses contemporains, sa conduite dénotait autant de prudence 
que de désintéressement; car il est peu probable qu'il edt trouvé 
aa sein de la cour impériale l’éclat qui environna longtemps son - 
existence a Antioche. Wolff a inséré dans le Recueil des lettres de 
Libantus une sorte d’allocution, ou plutét de réprimande, adres- 
sée par cet orateur au peuple d’ Antioche (6), qui donne la juste 
mesure de la popularité dont il jouissait, et montre combien 
était vif en lui le gout des applaudissements de Ja multitude, 
«Quand je me rends, dit-il, secrétementau théatre, vous m‘ac- 
« cueillez par des acclamations; quand j’entre dans le temple, 


(1) Ep. 1046, p. 492. W. 
(2) Ep. 32, p. 6. W. 

(8) Bp. 500, p. 257. W. 
(4) Ep. 4556, p. 593. W. 
(8) Ep, 1330, p. 570, We 


40 ; LIBANIUS 


« vous gardez lesilence et vous reportez vos cris vers les dienx $ 
« cependant ils n’ont pas besoin d’acclamations. » Wolff ajoute: 
« Je ne comprends pas plus ce qu’a voulu dire Libanius que je 
« ne sais dans quelle occasion il a écrit cette lettre.» Le rdle de 
Libanius explique ces paroles, qui paraissent, j’en conviens, 
pleines d’arrogance. Partisan de !’ancienne religion, il Juttait 
contre le Christianisme; pour lui, son premier titre & la recon— 
naissance et aux applaudissements de ses amis était son opi- 
nion religieuse. I! demandait donc aux Antiochéens de lui té- 
moigner leurs sentiments de reconnaissance, non pas au théAtre, 
oi il se montrait en simple citoyen, mais dans les temples, ov il 
paraissait comme le défenseur des dieux, ott il cherchait a ré~ 
chauffer, par de pompeux discours, la piété de ses fréres, « Sou~ 
« tenez-moi quand je défends vos dieux, et ne me poursuivez 
« pas d’inutiles acclamations quand je me montre au thé&tre. » 
Tel est le sens de cette allocution, témoignage manifeste de 
l’autoritée exercée a cette époque par Libanius, mais autorité 
qui devail bientot s’évanouir. 

Le temps approche ot ces encouragements, ces témoignages 
publics de sympathie ne pourront plus étre donnés aux enne- 
mis de la religion. Le Christianisme était maitre dans l’empire 
romain ; il ne pouvait donc plus tolérer Pexercice public d’un 
culte dont le régne était passé, ct encore muins permettre 

contre lui-méme d’audacieuses provocations. 

Théodose , 4 une époque qui n’est pas exactement connue, 
mais antérieure 4 l’an 384, défendit les sacrifices des victimes, 
sans défendre l’oblation de l’encens aux dieux ni les autres 
cérémonies sacrées (1). Cette loi fut le signal d’une violente 
attaque dirigée par les chrétiens contre les temples. Sous 

--  prétexte que les paiens sacrifiaient aux dieux contre le voeeu de 
Ja loi, ils pénétraient dans les édifices sacrés, les pillaient, 
~““les saccageaient , et souvent méme entreprenaient de les dé- 
molir. Les amis des faux dieux, comprenant qu’ils n’avaient 

pas les moyens de s‘opposer & ces violences, et qu’ils ne pou~ 
vaient plus espérer d’étre vengés par un nouveau Julien , 
tombérent dans Paccablement. Libanius, ayant voulu recourir 

aux autels, aux priéres et 4 la puissance des dieux, dit (2) que 


(1) T. I, p. 462, Bf, 
(2) T. H, p. 63, M 





ET LES SOPHISTES. 41 


tout ce qu'il put faire fut de pleurer secrétement devant leurs 
statues, sans oser seulement leur adresser une parole ni laisser 
voir ses larmes. Les paiens qui faisaient le voyage d’Alexandrie 
pour y adorer Sérapis regardaient comme une obligation d’al- 
ler, avant de se rendre au temple, visiter le philosophe Antoni- 
nus , fils de Sosipatra, célébre magicicnne. Sila conversation se 
portait sur la philosophie, il ouvrait les trésors de sa science, 
dit Eunape, et parlait avec délices; mais si quelqu’un jetait im- 
prudemment au milieu de ces doctes discours des questions 
plus élevées encore et relatives aux choses divines, alors, au 
lieu de répondre, il levait les yeux au ciel et restait muet et 
immobile comme une statue. Les pressentiments des philosophes 
et méme la fameuse prédiction de l’hiérophante d’Eleusis sur 
la ruine prochaine des temples commencaient a se réaliser (1). 

Libanius ne pouvait, dans de telles conjonctures, garder le 
silence ; car ses discours étaient Paccompagoement obligé de 
tout ce qui se faisait d’important dans l’empire. I placa son 
espoir dans la faveur dont Théodose avait toujours honoré, 
autant que daus !’effet de son éloquence, et écrivit, peut-étre 
au commencement de !’année 384, son discours sur les Tem- 
ples, dont je vais faire connaitre le but et non l'esprit, que l'on 
devine aisément (2). 

En cette année 384 le sénateur Symmaque rédigeait, au nom 
du sénat de Rome, son manifeste pour la défense de la re- 
ligion patenne , manifeste qui fut accueilli avec enthousiasme 
par les paiens d’Occident, et regardé comme l’exposé exact 
et éloquent de tous leurs griefs. Il est done permis de pen- 
ser qu'il y eut entre ces deux hommes, qui s’aimaient ten- 
drement J’un l'autre, un accord pour faire entendre au méme 
moment, dans les deux empires, des plaintes dont la simulta- 
ncité devait augmenter le poids. 

Symmaque, lorsqu’il éleva la voix en faveur du polythéisme 
romain, se fit Pavocat des intéréts de l’aristocratie. 5a thése 
était donc purement politique, et i] eut soin de ne pas joindre 
a ces doléances solennelles des plaintes, des récriminations 
d'un ordre inférieur. Libanius n’était pas dans une posilion 
pareille; il ne pouvait se dire le défenseur des institutions na- 


(4) Eunape, p. 52. 
(2) T. IT, p. 159 — 204, M, 


42 LIBANIUS 


tionales ni des usages de la patrie, car en Orient il n’y avait 
plus, depuis bien des siécles, ni patrie ni institutions nationales. 
y Libanius se rendait Porgane de beaucoup de paiens sincéres, 
‘< de réveurs qui se flattaient de rattacher les idées anciennes 
aux idées nouvelles, et de nombre de gens qui prétendaient 
au droit de n’étre pas violentés dans leur indifférence; mais 
ces polythéistes fervents, ces philosophes et ces indifférents , 
quoiqu’ils formassent un parti nombreux, n’exercaient plus 
d’influence sur l’esprit de la société. En Orient, l’opinion do- 
* minante et populaire était, en dépit de quelques apparences 
superficielles, l’opinion chrétienne, et Libanius n’était pas 
assez aveuglé par ses préjugés pour ignorer qu’en défendant 
la cause des idoles il navait aucun secours 4 attendre de 
cet assentiment du plus grand nombre, qui double l’ardeur et 
le talent d'un sectaire. Sans doute il aurait pu agrandir son su- 
jet en rattachant Ja cause particuli¢re des paiens au principe 
de la liberté générale des cultes, et c’est ce que fit Thémis— 
tius sous le régne de Jovien; mais Libanius se formait une 
trop haute idée de fa vertu des rites sacrés pour consentir & 
développer cette opinion : que le ‘sentiment religieux est tout, 
et que le culte n’est rien. Il fut donc ainsi amené a rédiger, 
noo pas une franche apologie de ses opinions, mais une sup— 
plique parfois timide, parfois hautaine, et d’une assez faible 
portée. 

Les immolations de victimes sont interdites; il est seule- 
ment permis aux paiens de briler de l'encens devant leurs 
dieux. Les chrétiens, excités et dirigés par les moines, péné~ 
trent dans les temples pour s’assurer que les paiens ne sacri- 
fient pas en violation des lois, et, sous prétexte que cette 
infraction a été commise, ils se livrent 4 des dévastations ; plu- 
sieurs temples ont été démolis et des pontifes méme ont péri 
dans ces scénes tumultueuses. Tels sont les faits que Libanius 
dénonce a l’empercur et dont il sollicite la répression. 

Aprés un exorde dans lequel il fait allusion 4 ses ennemis et 
au danger qu'il court en traitant un tel sujet, et aprés quelques 
flatteries adressées, selon l’usage, 4 l’empereur, Libanius expli- 
que comment les hommes ont été conduits a élever des tem- 
ples, puis a construire des villesautourdeces temples. Il rappelle 
Pancienne politique des Romains dans l’établissement et !’ad- 
ministration des choses sacrées, et commence un exposé ra- 


\ way 





ET L&GS SOPHISTES. 43 


pide de tons les griefs des paiens contre les prédesseurs chré- 
tiens de Théodose. Cet exposé est rempli d’assertions hasardées 
ou complétement fausses. 

Constantin, pour embellir la ville qu’il fondait, dépouilla di- 
vers temples de |’Asie de leurs: plus belles statues; mais on ne 
pouvait pas dire, comme le fait Libanius, qu’il les réduisit tous 
a la pauvreté (1); car les temples de !’Occident restérent in- 
tacts, et les ouvrages d’art transportés 4 Constantinople ne 
formaient pas a eux seuls toute la richesse des édifices sacrés 
de la Gréce et de !’Asie. Constance, selon Libanius, défendit 
les sacrifices (2), ce qui est une erreur manifeste. Valens et 
Valentinien sont également accusés, sans plus de motifs, d’a- 
voir renouvelé cette interdiction et autorisé seulement !’obla- 
tion de l’encens (3). L’orateur passe rapidement sur ces faits, 
car il est pressé de mettre en scéne ses véritables adversaires, 
Jes hommes vétus de noir, c’est-a-dire ces moines qui mangent 
plas que des éléphants, passent leur vie 4 boire et & chanter, 
et volent le bois, les pierres et le fer des temples (4). Ces gens 
élévent trophées sur trophées contre la loi, et leur fureur n’est 
pas seulement dirigée contre les temples des villes, ils atta- 
quent aussi ceux qui décorent les villages; cependant les tem- 
ples des campagnes ne sont pas moins que les autres la demeure 
des dieux, et en les renversant on tarit Ja source des mois- 
sons. 

Les hommes vétus de noir se répandent dans les campagnes, 
pillant les récoltes , bouleversant les métairies, donnant méme 
la mort & ceux qui tentent de s’opposer & leurs excés; et si on 
leur demande en vertu de quel droit ils commettent ces vio- 
lences, ils répondent qu’ils font la guerre ‘aux temples. Ces 
moines , qui prétendent servir la Divinité par le jedne, enlé- 
vent le bien des particuliers. S’en plaint-on aux pasteurs, 
cest-a-dire aux évéques, on est repoussé avec dureteé. Les ci- 
toyens de l’empire qui sont ainsi livrés aux sicaires, aux in- 
cendiaires et aux voleurs, ne sont-ils donc pas des sujets du 
prince? Les moines disent que fa Joi défend les immolations ct 
que nous immolons : ils mentent. Interrogez les colons chré~ 


(4) T. TI, p. 362. M. 

(2) T. II, p. 163, M. 

(3) Ibid, 

(4) T. IE, p. £64 — 465, M, 





44  LIBANIUS 


tiens qui habitent prés des personnes auxquelles on reproche 
d’avoir sacrifié. Sans doute on immole des beeufs, mais c’est afin 
de pourvoir aux festins sacrés, qu’aucune loi ne défend. 

Ils disent qu’il faut détruire les temples afin de forcer les 
paiens 4 embrasser Je Christianisme ; mais une religion ne s’en- 
richit pas de pareilles conquétes. «En matiére de religion on 
« doit, non pas violenter, mais persuader (1). » Principe trés— 
beau, sans doute, mais dont les paiens ne se rappellent que de- 
puis qu’ils sont devenus les plus faibles. 

Les moines prétendaient que la destruction des temples 
tournait au profit de 'empire romain. Libanius répond en dé—- 
veloppant une idée qui, & cette époque, avait beaucoup de 
vogue parmi Jes payens, et surtout parmi ceux de l’Occident, 
savoir : que l’ancienne religion était le principe de la grandeur 
romaine, et que la nouvelle serait la cause de sa ruine. Il ob— 
jecte ensuite que les sacrifices sont permis 4 Rome et a Alexan- 
drie. Vous avez laissé cette liberté a ’ Egypte, parce que l’E- 
gypte vous nourrit, et que vous savez que si, par la volonté 
des dieux, le Nil n’inondait plus ce pays, l’empire serait affa~ 
mé. Mais un motif analogue ne peut-il pas étre allégué en fa— 
veur des temples des autres provinces? 

Les destructeurs de temples disaient encore qu’ils ne fai- 
saient sous Théodose que ce qui avait été permis sous 
Constantin. Libanius recommence [histoire des empereurs 
chrétiens antérieurs 4 Théodose, et juge tous ces princes avec 
une injustice choquante. Les malheurs de la famille de Con~ 
stantin, il les attribue au mépris de ce prince pour les rites sa— 
crés; les guerres de Constance contre les Perses n’eurent pas 
d’autre cause. Constance craignait le retour du printemps, car 
chaque printemps lui apportait Ja guerre. Libanius choisit 
mal ses exemples, car Julien avait certainement assez fait pour 
Jes dieux; Valens, de l’aveu de l’orateur, respecta les temples 
situés dans les limites de l’empire, et méme ceux des peuples 
étrangers; cependant ces deux princes furent, dans leurs ex- 
péditions militaires, bien moins heureux que Constantin et que 
Constance. . 

Libanius s’appesantit ensuite sur une idée juste, mais qui 
n’est pas & la hauteur du sujet qu’il traite. Les temples sont 


(4) P. 178, 


ET LES SOPHISTES. 45 


des constructions élégantes ou somptueuses; au lieu de les 
abandonner a la fureur dévastatrice des moines, fureurs que 

les magistrats sont souvent forcés, dans l’intérét de la sireté 

publique, de modérer, ne serait-il pas plus naturel de les faire 

servir aux usages publics? Tout le monde déplore la ruine 

d'un temple magnifique, grand comme une ville, et si riche 

gu’on le comparait 4 celui de Sérapis 4 Alexandrie; il ¢tait si- 

tué sur les confins de Ja Perse, pres dune cité a laquelle il 

servait de citadelle (1). Ce temple a été renversé sur un 

ordre particulier de Théodose, trompé, dit Libanius, par un 

officier (sans doute Cynégius) qui, étant esclave de sa femme, 

obéissait 4 ceux qui mettent leur vertu 4 s’habiller de deuil et 

ase couvrir de sacs. Remarquons que Libanius reproche sou- 
vent aux femmes d’employer leur influence sur leurs époux 

pour les attirer du cété des chrétiens et les exciter ensuite & 

des violences contre les amis des dieux. 

il termine son discours en suppliant Théodose d’opposer son 
autorité a tous les désordres dont il vient de dérouler le ta- 
bleau, et déclare que, si les moines se présentaient de nouveau 
pour renverser les temples qui ont résisté 4 leurs précédentes 
incursions , fussent-ils munis d’un rescrit de l’empereur, les 
habitants des campagnes ne manqueraient ni a eux-mémes 
ni ala loi (2). Cette menace adressée si audacieusement & Théo- 
dose eut en partie son effet; les paiens d’Alexandrie défendi- 
rent le temple de Sérapis les armes a la main. Marcel, évéque 
dApamée, périt en combattant contre les défenseurs des tem- 
ples de son diocése. Pendant plusieurs années le repos de la 
Syrie fat troublé, non par les discussions des chrétiens contre 
les pafens, mais par leurs combats. 

Le discours sur des Temples doit occuper une place impor- 
tante parmi les documents historiques relatifs & Pextinction 
da polythéisme grec, parce qu'il montre combien les pafens 
avaient, a P’époque du régne de Théodose, peu de foien 
leur religion et combien leur opposition était peu sérieuse. Liba- 
nins adresse 4 un empereur, dont la longanimité n’était certes 
pas la premiére vertu, des reproches sévéres, des paroles bles- 


(i) J. Godefroy croit que ce temple ctait situé & Edesse ou 4 Palmire (p. 192, 
Rote 5. R.); mais Tillemont pense (Hist. des emp., t. V, p. 233) qu'il est plutot ques i 
tion ici da temple de la Lune a Carrese 

(2) P. 204, 


46 LIBANIUS 


santes et d‘imprudentes tiénaces. Ilse plait 4 braver son cour~ 
roux, déclare avec emphase qu’un pontife duit savoir ou se taire 
ou mourir (1), poursuit de ses invectives améres des hommes 
puissants, non-seulement a la cour impériale, mais dans tout 
YOrient; et cependant cet étalage de dévouement et de grands 
sentiments a lieu dans le but d’obtenir que des édifices, ou il 
n’est plus permis de célébrer les cérémonies sacrées d’aprés le 
rite ancjen, svient conservés intacts. On dirait que ]’orateur 
obéit moins & des sentiments religieux qu’a une sorte d’atta— 
chement instinctif pour des édifices précieux par leur anti- 
quité et leur magnificence; car il demande comme une grice 
qu’ils soient affectés 4 un service public et garantis contre la 
fureur destractive des moines. Les sacrifices, c’est-a-dire l’acte 
principal des cérémonies du culte paien, sont interdits et rem— 
placés par cette oblation de }’encens qui avait toujours été 
regardée par les Grecs et par les Romains comme un faible 
témoignage de picté; les lois de l’ancien rituel paten sont ab- 
rogées, et il ne reste plus aux amis des idoles qu’unc image dé- 
figurée de leur religion. Libanius ne se plaint pas de cette at— 
teinte si grave contre la liberté de son culte; il consent a louer 
Valens et Théodose d’avoir reconnu le droit des paiens d’offrir 
encens & leurs dieux : tout son intérét se porte vers des tem~ 
ples, monuments privés de vie, dans lesquels fe sang des vic~ 
limes ne peut plus couler. L’orateur semble reconnaitre que 
Yhellénisme ne sera jamais remis en possession de ses droits, et 
que les lois rendues contre cette religion insensée sont des faits 
irrévocables sur lesquels 11 convient, méme aux paiens, de gar- 
der le silence. Symmaque, demandant a Vatentinien I que la 
statue de la Victoire soit replacée au sein du sénat, ne céde pas 
a Vinfluence d’un respect superstitieux pour ce simulacre; il 
personnifie le culte national tout entier, la gloire et l’avenir de 
Ja patrie, dans cette image dont la restauration dira que I’an- 
cien culte est remis, en jouissance de ses priviléges et rede- 
vient la religion de I’Etat. D’aussi hautes prétentions n’exci- 
tfaient pas le zéle de Libanius, et, en le voyant renfermer ses 
doléances dans une pétition sans objet, nous apprenons qu’en 
Orient la cause du paganisme était regardée, par les chefs et Jes 


(4) Eunope (Vit. Prisci) dit qu’s une époque qui, sans doute, correspond au régne 
de Théodose, plusicurs sophisies se donnérent Ja mort de désespoir, 





ET LES SOPHISTES. 49 


défenseurs avoués de cette religion, comme une cause perduc. 

Tillemont pense que ce discours fut composé a Constanti- 
nople, ow Libanius se trouvait en l'année 384, et ajoute : « Cette 
« piéce est une pure déclamation que Libanius a composée pour 
«se satisfaire lui-méme ou la réciter & Antioche devant ses 
« écoliers et d'autres paiens; mais il n’a jamais eu la hardiesse 
«de la prononcer devant un prince aussi zélé que Théo- 
« dose (1). » L’historien allemand Schroeckh partage cette opi- 
nion, mais croit que le rhéteur fit en sorte que )’empereur 
edt connaissance de son factum (2). Lors méme que le discours 
sur les Temples n’aurait point été prononcé devant Théodose, 
ce qui est fort probable, il faudrait se garder de le confondre 
avee cette multitude de déclamations sans importance qui at- 
testent plutét la faconde que le talent véritable de Libanius. 
Parvenu & un haut degré de renommée, professant ouverte- 
ment ses opinions religieuses, cet orateur ne pouvait traiter 
un tel sujet sans exciter parmi les paiens une sensation d’autant 
plus vive que tout indiquait que bientdt de pareils efforts ne 
pourraient plus étre tentés impunément. 

Ne tenant nul compte des réclamations des paiens, Théodose 
eontinnait de donner & l’Eglise des preuves éclatantes de sa 
foi, et au polythéisme des témoignages non moins positifs de 
son mépris et de son aversion. 

En 384, ou au commencement de l’année 386, le préfet da 
prétoire Cynégius recut de Pempereur la mission de se rendre 
en Egypte, foyer de la philosophie néo-platonicienne, afin d’y 
faire fermer les temples et d’y interdire le culte des idoles. Ii 
s‘acquitta fidélement de cette mission et ne circonscrivit pas 
les effets de son zéle dans les limites de l’Egypte. Trois ans plus 
tard commenca cette célébre expédition contre Jes temples 
nombreux de |’Egypte, de la Syrie et de la Palestine, dont Phis- 
toire a conservé les détails carieux, et durant laquelle on vit 
des éyéques marcher & cette pieuse démolition, moins comme 
des chefs d’Eglise qui vont combattre erreur que comme des 
généraux qui vont donner I’assaut & des villes ennemies. J’ajou- 
terai, pour compléter le récit des revers éprouvés par le pa- 
gapisme, qae Théodose interdit, par une loi qui ne nous est 


(1) Fist. des emp., t. V, p. 234. 
(2) Christliche Kirchengeschichte, VII , 282. 


~ on pew 7 I~ 


48 LIBANIUS 


point parvenue, VPoblation de !encens aux dicux. De tous tes 
anciens rites il ne restait donc plus que Ies festins sacrés et les 
jeux publics, cérémonies qui n’avaient, avec le polythcisme 
que des rapports trés-éloignés. 

Cependant Libanius adressait ou feignait d’adresser & Théo- 
dose de longs mémoires dans lesquels il lui donnait des conseils 
sur la législation, administration de |’Etat et la distribution de 
Ja justice... Son discours sur les prisonniers est une critique sé- 
vére de Ja conduite des gouverneurs , et, loin de s’cn irriter, 
Théodose continuait d’honorer Libanius des témvignages de sa 
bienveillance. Souvent le rhéteur eut besoin d’y recourir; car, 
vers l’année 386, il se vit sur le point d’étre enveloppé de nou- 
veau dans une de ces affaires de divination auxquelles un mot, 
une plaisanterie donnait naissancc, et qui d’ordinaire coutait la 
vie & quelques malleureux. La sédition d’ Antioche fournit en- 
suite 4 Libanius |’occasion de montrer son amour pour ses con- 
citoyens et son crédit prés des magistrats. Eo celle triste cir- 
constance, les chrétiens et les paiecns se réunirent pour conjurer 
un malheur qui les menacait également. 

I} est facile de reconnaitre qu’a cette époque le décourage- 
ment avait pénétré dans l’4me de Libanius; la maniére dont il 
s’exprime sur la défaite de Maxime en est la preuve. On sait que 
la guerre éclata, entre cet empereur et Théodose, en Fannée 
386, et que Maxime succomba. Les paiens d’Occident ap- 
puyérent de tous leurs efforts le compétiteur d’un prince 
Yennemi déclaré de. leur religion. Symmaque lui décerna de 
magniliques éloges; mais Libanius, au contraire, écrivant a 
Mardonius, lui disait (1) :« Tous nos amis savent les voeux que 
« je forme pour l’empereur; ils le savent aussi les dieux gui le 
« protégérent quand il combattit le tyran... Je soubaile que son 
« empire soit stable, et que ses fils parviennent 4 l’dge oi: ils 
« pourront remplacer sur le troéne leur pére parveou a Ja der- 
« niére vieillesse. L’un partage déja empire avec lui, l'autre 
« le partagera bientdét. Quant 4 moi, quelque triste qu’il soit de 
« conserver la vie au prix de tant de douleurs, jc souhaite de 
« vivre jusqu’au jour ou je pourrai voir le pére entouré des 
« Dioscures. » Qu’était donc devenu ce sentiment si vif d’indi- 
gnation qui avait dicté a Libanius le discours sur les Temples? . 


(1) T. 11, p. 72. M, 


ET LES SOPRISTES. 49 


Théodose, voyant que la mollesse des magistrats provinciaux 
empéchait. les lois précédentes de recevoir leur exécution, 
adressa en 391, au préfet Augustal et au comte d’Egypte, un 
rescrit pour ordonner la cléture des temples et défendre de 
pouveau toute espéce de sacrifices (1). 

L’année suivante il rendit enfin la loi générale contre lan- 
eien culte, qui fut Ja derniére de ce genre publiée en Orient, 
parce qu’en effet il était impossible d’en rendre une plus 
étendue et plus sévére dans ses prohibitions (2). A partir de 
an 392, il y eut encore des paiens en Asie, quelques temples 
restérent ouverts, les mystéres d’Eleusis méme furent encore 
célébrés, les jeux olympiques de Daphné, dont Libanius se mon- 
tre si occupé, ne cessérent que dans le siecle suivant (3); mais 
ees exceptions avaient pour principe la faiblesse ou )’indiffé- 
reace des magistrats; car tout acte de paganisme, quel qu'il 
fat, pablic ou privé, était désormais placé au rang des crimes. _ 

Libanius avait atteint un Age avancé quand sa religion subit 
ee dernier outrage. Rien ne révéle dans sa Vie, écrite par 
lni~méme, ni dans sa correspondance, la douleur dont son 
ime dut étre navrée. On y voit un vieillard qui se plaint de ses 
rivaax, de ses nombreux ennemis (4), du malheur des temps, et 
qui, se rappelant les agitations de sa longue carriére, de cette 
vie de rhéteur passée, pour ainsi dire, sur un théatre, regrette . 
de survivre & sa puissance, a sa popularité, a ses amis, et dese ~ 
trouver seul dans une société qui ne le comprend ni ne |’écoute 
plas (5). 11 cherche cependant encore a affermir dans les croyan- 
ces pafennes ceux de ses amis qui lui sont restés fidéles; il les 
engage & élever leurs enfants dans le respect des dieux et des 
anciennescoutumes, dernier moyen de perpétuer quelques restes 
de f erreur. Il écrit @ Ariston (6) : «Ces jours doivent étre regar- 
«dés comme des jours de fétes, si vos affaires sont dans une telle 
esituation que vous puissiez célébrer cette solennité (7). Pour 


(4) Cod. TA, 1. 16, t. 40, 1 444 

(2) Id. 1. 42. 

(3) Titlemont, Mdm. eccl., t. X, p. 540. 

(4) Ses deux principaux ennemis étaient Acacius et Tusclanus de Phrygie (Suidas, 
R11, p. 444). 

(5) Ep. 882, p. 4038. W. 

(6) Ep. 4405, p. 645. W. 

(7) 11 parle des calendes de feavier, que lee Grecs avatent empruni¢es enx Romgins, 

Vil. ° 


ast 4ditigls 


$0 LIBANIUS 


« vous, eavoyez toujours des présents conformément & l’usage, 
« laissez aprés vous des gardiens de cette coutume. » 

« Je ne sais, dit-il ailleurs, quel est le bruit de guerre qui 
« tout & coup s’est répandu (il parle de la guerre quis éleva en 
« 394 entre Théodose et Eugéne); les amis des Muses, qui somt 
« si pea nombreux, suivent I'étendard de Mars et non celui 
« d’Apollon. Pour moi, accablé comme je le suis par les années , 
«je reste dans mes foyers.» Ainsi ilne forme aucua veeu en fa- 
veur d’Eugéne, qui avait eu l’audace de relever en Occident 
les idoles. Le dépérissement général des croyances paiennes, qui 
portait des populations enti¢res & passer avec bonheur et en— 
thousiasme sous les étendards du Christiaaisme, agissait aussi, 
on le voit, sur l’esprit de Libanius. Cet homme, qui autrefois Aé- 
trissait avec une éloquence si ardente la politique de Constance, 
ne trouve plus assez de force dans ses convictions, ni assez de 
chaleur dans son 4me, pour condamner, méme dans le secret 
d’une correspondance intime, le prince qui venait de perter le 
coup de morta la religion romaine. Pour excuser ce découra— 
gemeat, il parle sans cesse de son grand Age, de ses infirmités, 
et désavoue sa vie tout entiére et sa profession, en écrivant ane 
longue lettre sur l’utilité du silence (1). On assure qu'au moment 
ou il allait mourir, ses amis, Jui demandant 4 qui if remettait le 
sceptre de Il’ éloquence, il répendit qu'il aurait choisi saint Jean 
Chrysostéme si les chrétiens ne le lui avaient pas entevé (2). 

Lorsque Zozime, Eunape, et probablemeat d’autres historieas 
paiens dont les écrits ont été perdus, déchiréreat systématique- 
ment la mémoire de Théodose, ils agirent conformémeat & 
l’opinion du parti paiea beaucoup mieux que Libanius quand il 
demande aux dieux la stabilité du regne de ce prince; mais la 
situation de l’historien, qui concoit le plan d’un ouvrage d’apres 
un certain ordre d’idées et l’exécute librement , ressemble peu 
a celle d’un orateur qui, lancé dés sa jeunesse dans le plus grand 
débat qui ait jamais agité le monde, se retire de |’aréne aprés 
de longues années d’une lutte malheureuse, fatigué de combat- 
tre inutilement et de décrier ce qu'il voitfaire et ce qu’il ne peut 
empécher. Ce qui doit plus surprendre que les éloges décernés 
a Théodose par Libanius , et méme que l’abattement o% Ce 60- 


(4) P. 756, W, 
{3) Sosomenes, Hist, eccl,, L, VI, G 2, 


ET LES SOPHISTES. al 


phiste finit par tomber, c’est cette déclaration qui sert d’exorde 
aux Mémoires gu’il écrivit sur les vicissitudes de sa vie (1) : 
« Les dieux ont tellement mélé pour moi les biens et les maux 
«que je n’ai été, pendant le cours de mon existence, ni trés- 
« héeureux, ni trés-malheurenux. » 

Libanius a vu renverser les autels de ses dieux, fermer et dé- 
truire leurs temples, outrager ses plus chéres croyances; deux 
fois les opinions religieuses qu’il professait ont fait planer sur 
sa téte un imminent péril; des hommes avec lesquels il sympa- 
thisait par ses idées comme par ses intéréts ont été sous ses 
yeux conduits au supplice ; le triomphe des chrétiens, contre le- 
guel il a lutté pendant plus de quarante années, est affermi 
poor toujours ; et cependant il trouve qu’il n’a pas été malheu- 
renx; ii descend dans le tombeau avec une douce quiétude, 
apanage de ceux qui ont vécu dans les temps calmes, éloignés 
des affaires publiques, étrangers a toute vive préoccupation. 
En faisant cet aveu, il montre qu’un sentiment trés-voisin de 
Vindifférence religieuse s’était emparé de son Ame. S’il eit 
possédé quelque peu de la sainte conviction qui animait ses 
deux illustres amis, saint Basile et saint Jean Chrysostéme, il 
aurait pensé qu’an homme qui laisse en mourant la société li- 
wréea des idées réputées par lui dangereuses, et qu'il a toujours 
combattues, peut &bon droit se dire trés-malheureux; mais la ré: 
sistance de Libanius et des rhéteurs 4 la victoire da Christia- 
hisme ne prenait pas sa source dans cette foi sincére qui agite 
et tourmente l’homme méme quand il est sur le bord de sa 
tombe. Les docteurs chrétiens, en dirigeant tout l’effort de leur 
genie contre Jes philosophes néo-platoniciens et en dédaignant 
les menées et les vaines déclamations des rhéteurs, ont suffisam- 
meat montré quels étaient au IV¢ siécle les seuls adversaires 
, contre lesquels il fat digae d’eux de combattre. Mais que pou- 
vaient les philosophes les plus profonds, les sophistes les plus 
subtiles, les rhétears les plus ingénieux, que pourront-ils, en 
quelque temps et en quelque pays que ce soit, contre celui qui 
a dit: Ayez confiance, j'at vaincu le monde (2)? 


(t) T. II s Pe 4, M. 
(2) Johan., XVI, 33, 
Comte Bruénor. 


° ~ 
-o™ .N 





REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


PAR M. DUPIN LAINE. 


La question catholique, comme on ait aujourd’hui, grandit & 
vue d’ceil. 

Je me trompe fort, ou, pour M. Gaizot lui-méme, ce n*est 
plus une querellede cutstres et de bedeaux. Ge n’est plas méme sim- 
ple affaire de concurrence entre les séminaires et les colléges. 
C’est une discussion bien plus vaste et bien plus haute : celle 
des rapports généraux de l’Eglise et de l’Etat. Tranchons le mot, 
c’est cette admirable question du Sacerdoce et de |’Empire, qui 
ne finira qu’avec le monde, et qui revient surtout 4 toutes les 
époques mémorables de Vhistoire: au siécle des Peres , au si#é- 
cle des Croisades, au siécle de Louis XIV, au siécle de Napoléon. 

Cette lutte est douloureuse ; mais elle a toujours été féconde. 
De nos jours, elle peut forcer les hommes politiques d’étudier 
la Religion. Dés & présent, elle force les Catholiques de pratiquer 
la liberté. Que si plus tard elle venait & remuer profondément, 
mais pacifiquement, le pays, nous n’en gémirions pas: if est bon 
qu’un grand peuple soit occupé de grandes choses. 

Nous nous réjouissons de rencontrer M. Dupin dans cette 
aréne pacifique. Ii est catholique et il se pique d’étre logicien: 
ace double titre, il est ndtre, en dépit de quelques incongruités 
de langage, et la bonne foi ne doit pas désespérer de s’entendre 
avec la bonne foi. 

On ne I’a pas oubli¢é, M. Dupin s’est ému de attitude du 
Clergé dans la lutte présente, et son émotion s’est trahie a la 
tribune du Palais-Bourbon par des paroles améres, proyoquan- 


REFUTATION, ETC. 53 


tes, menacantes méme (nous n’avons pas besoin de dire injustes), 
M. de Montalembert a relevé le gant, personne n’ignore avec 
quel succés, dans une autre enceinte. Les lauriers dujeune Pair 
ont empéché le Député de dormir : au discours de son antago- 
niste, il vient de répondre par une brochure. 

On l’a remarqué avant nous, M. Dupin pourrait décocher 
a M. de Montalembert un millier de brochures pareilles a celle- 
ci avant queJa question edt fait un pas. Is ne partent pas la 
méme langue ; ils ne s adressent pasau méme public; ilsne sont 
pas sur le méme terrain ; ils ne se touchent réeliement par au~ 
ean cdté. On dirait d’un combat singulier, ou chacun tirerait de- 
vant soi le plus résolument du monde en tournant le dos & son 
adversaire. 

Voici comment la question est posée par M. Dupin. 

« L’Egtise ne peut pas varier dans ses dogmes, dans ce qui 
constitue la foi dont elle est dépositaire et qu’elle est chargée 
de perpétuer dans toute sa pureté & travers les Ages : si elle yva~ 
riait dans ces dogmes et dans cette foi, il y aurait un mal im- 
mense, car }’Eglise eatholique cesserait d’étre elle~méme, et 
son. droit, comme son devoir, est de rester telle que U'a instituée son 
divin auteur. Cela, je le dis et 32 LE crots comme M. de Monta- 
lembert. s (Avions-nous tort de dire que M. Dupin est catho- 
lique?) 

« Mais, s'il est vrai de dire que PEgtise catholique ne peut pas 
varier dans see dogmes et dans ses vérttables droits, peut-on en 
dire autant des simples pratiques? Les prétenttons peuvent-elles 
étre confondues avec les droits? Et PEglise elle-méme, I’Eglise 
universolle, ne doit-elle pas étre soigneusement distinguée de 
eeux qui la font parler... pour accréditer leurs idées particalie- 
res et pour donner un libre cours a leurs intéréts ou a leurs pas- 
sions? » 

Assurément rien n’est plus vrai. Et cela ne lest pas seule- 
ment de ceux qui font parler I’Eglise universelle, mais aussi, 
nous le verrons, de ceux qui font parler I’Eglise gallicane. 

Quei qu’il en soit’, tout se réduit en effet & savoir jusqu’ott 
vont les véritables droits de Y'Eglise. Pour M. de Montalembert 
et pour M. Dupin, les mémes mots ici peuvent bien ne pas signi- 
fier les mémes choses. 

L’Eelise enseigne qu’elle est libre comme la conscience, au- 
jonome comme Ja vérité; qu’elle a recu directement d’en haut 











54 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


le pouvoir de se régir elle-méme; que sa hiérarchie est insti- 
tuée de Dien, et qu’en dehors de cette hiérarchie il n’y a dans 
son sein que des laiques, c’est-a-dire des gouvernés. Nous ne 
faisons pas a M. Dupin Pinjure de supposer qu'il méconnait ces 
notions élémentaires. 

Mais, si l’Eglise est autonome, si, dans!'ordre spirituel, elle 
ne dépend que d’elle-méme, si sa hiérarchie est la reine des 
Ames, c’est-a-dire la reine des intelligences (car c’est tout un), 
qui donc saura mieux qu’ elle ce qu’elle est et jusqu’ous’étend ce 
domaine dela conscience, qui est le sien ? Qui donca caractére, 
qui donc a autorité pour lui dire : Ici finit l’esprit; ta viendras: 
jusqu’ici et tu n’iras pas plus loin? 

M. Dupin est digne de le comprendre, il n’y a pas de question 
plus formidable que celle-la. Car s'il est sur Ja terre une puis— 
sance qui ait caractére pour donner le démenti a!’Eglise , peur 
lui imposer silence, fit-ce en matiéres mixtes,—en d'autres ter-_ 
mes, pour tracer les limites de l’ordre spirituel, — l’Eglise est 
manifestement a la merci de cette puissance : la conscience du 
genre humain est livrée au bras séculier; nous tombons sous le 
joug de l’autocratie russe; L’Etat sk Fait Paps; il n’y a plus de 
frein, méme de frein moral, & la tyrannie, le monde devient 
une prison. 

Nous n’ignorons pas certes l'autre péle de la question. D’aa- 
tres diront que, si l’Eglise est maitresse des questions mixtes, 
si elle trace elle-méme ses limites, elle décide dans sa propre 
cause, elle est juge et partie, elle est souveraine, en un mot 
c’est la théocratie. Mais cela nous effraie peu. Admettons en ef- 
fet que, dans le champ des hypothéses et des abstractions, les 
deux alternatives se contrepésent et se compensent; en fait et 
dans les temps oi nous vivons, qui ne voit combien l'une est 
cent fois plus imminente et plus grave que l’autre? Qui denc 
croit aux dangers actuels du Papisme? Qui crie au feu pendant 
le déluge? Qui osera pier que le despotisme de Napoléon ou ce- 
lui de la Convention Nationale ne soient dans Je passé beaucoup 
plus prés de nous que le despotisme sacerdotal, et qu’il ne lear 
reste évidemment dans l'avenir des chances bien autres? Qui 
ne sent d’ailleurs que, la théocratie fit-elle aussi facile qu'elle 
est palpablement impossible au XIX* siécle, elle serait invinci-- 
blement tempérée par le caractére méme de Ja loi évangélique 
et surtout par l’assistance de Celui qui a dit & ses mipistres ;:: 


PAR M. DUPIN LAINE, 55 


VomLa QUE 3E'SUIS AVEC VOUS JUSQU’A LA CONSOMMATION DES TEMPS? 

M. Dupin, qui croit 4 Evangile , croit & ces immortelles pa- 
roles. Ri conviendra volontiers qu’aucune magistrature sur la 
terre n’a des promesses pareilles a celles-1a. 

Pour nous, elles nous rassureraient tout a fait, quand bien 
méme le successeur de Catherine II ne serait point plus mena- 
cant pour |’ Europe , et mdme poar la France, que celui de Gré- 
gore VII. 

On le voit, il ne tient pas & nous de conserver au débat sa 
grandenr en dégageant la question de ses accessoires, en écar- 
taat toat d’abord Jes chicanes d’avocat et les miséres de détails 
alasage de la petite érudition et de la petite intelligence. 

M. Dupin pouvait prendre la thése 4 cette hauteur; il ne l’a 
point voulu. Ii s’est enfermé dans l’apologie de Pithou, de la 


déclaration de 1682, de la loi du 18 germinal an X. Nous ne fai-. 


sons nulle difficulté de le suivre derriére ces retranchements 
qu il eroit inexpugnables. 

Liillusion de M. Dupin, c’est d’affirmer sans relAche , mais 
sans preuves, ce qui est en question,-et de confondre sans 
cesse les choses les plus diverses. 

On lui a dit, il y a longtemps, que le gallicanisme parlemen-. 
taire est de ancien régime ; qu’il est sorti tout armé de cette 
maxime que le Roi de France est le protecteur et le gardien 
des saints canons, maxime fort peu compatible avec celle de 
rincompétence de I’Etat en matiére de Religion, sontenue par 
M. Dupin avec toute I’ Opposition a Poccasion de la loi de la~ 
Restauration sur le sacrilége, et qui est la conséquence directe — 
de Pégalité des cultes devant la Charte. 

Que répond & cela M. Dupin? 

M. Dupin ne répond pas. « C’est précisément parce que nous 
sommes sous un gouvernement libre , s écrie-t-il, qu'il ne faut 
laigser perdre aucune de nos libertés anciennes et modernes. » 

Mais , lui dit M. de Montalembert, voila justement ce qui est 


ea question. Ce que vous appelez libertés, je .l’appelle, moi, . 


serotiudes, servitutes potius quam libertates , comme parlaient les 
évégues de France en 1639. Prouvez le contraire et plaidez 
votre cause. 

M. Dupin ne répond pas. «Il est vrai , reprend-il , que I’édi- 
tion des Preuves des libertés de l'Eglise ‘gallicane, publiée par 
Dupuy en 1638 , fut dénoncée l’année suivante dans une cirate 


wr A / JN 





—frwt AMIS 


ante ne ee 


56 REFUTATION DE NW. DE MONTALEMBERT 


laire que quelques préiate, alors assembiés & Paris chez le cardi- 
nal de La Rochefoucauld, adressérent aux autres évéques du 
royaume; mais le Parlement rendit un arrét qui défendit d’im- 
primer et de vendre la lettre dont il s’agit. » En vérité!... Nous 
avions cra jusqu’ici que l’Eglise gallicane c’étaient les évéques 
de France. I! parait que nous étions dans!’ erreur, et que I’Eglise 
gallicane c’était le Parlement de Paris. En effet voila des 
évéques francais qui croient l’Eglise gallicane asservie. Quim~ 
porte? réplique M. Dupin; le Parlement de Paris n’a-t-i} pas 
jugé le contraire? On croit réver! 

Telle est pourtant la préoccupation d’esprit de M. Dupin. 
Certes il sait aussi bien que nous qu’il est écrit quelque part : 
Spiritus Sanctus posuit Episcopos regere Ecclesiam Dot (1). Mais 
Yhomme de palals domine et aveugie le catholique & tel point 
qa’a ses yeux un arrét annule un Concile. Oui, tout gallican 
quest M. Dupin, quelque autorité qu’il accorde aux Conciles 
Généraux , cette autorité, méme en matitre purement spiri- 
tuelle, céde & celle du Parlement: nul ne fait meillear marché 
des décrets du Concile de Trente qui ne sont pas regus en France. 
En sorte que le gallicanisme de M. Dupin se résume ainsi : il y 
a, dans l'Eglise , quelque chose de supérieur au Pape, ce sont 
les Conciles Généraux, et quelque chose de supérieur aux Con- 
ciles Génératx , ce sont les jarisconsultes et les mazgistrats. 

M. Dupin ne dit pas cela aussi crdment; mais la logique le 
dit pour lui. Telle est assurément la conséquentce nécessairc, 
inévitable , nous avons presque dit fatale, de ses paroles. 

Aussi tels jurisconsultes, tels magistrats sont-ils presque 
pour lui des Péres de l’Egtise. Les quatre-vingt-trois articles de 
Pithou, les quatre articles de 1682, les soixante-dix-sept ar- 
ticles de germinal an X loi sont également sacrés. 

Ce sont 14 pourtant des choses fort diverses. 

Le travail de Pithou est celui d’un praticien qui tiche de dé- 
brouiller le chaos de la jurisprudence de son temps (le XVI° sid- 
cle!) sur les matiéres mixtes, c’est-h-dire sur les matiéres mé~ 
langées de spirituel et de tempore. 

Les articles de 1682 sont de la théologie, faite par des évéques. 

Ceux de germinal sont, a beaucoup d’égards, des mesures 


. de circonstances votées par des législatears qui se piqaaient 


(4) Act, apost, XX, 28, 


PAR M. DUPIN LAINE. 57 


peu de théologie et méme de catholicisme. C’est a l’un de ces 
législateurs que Napoléon disait : « Savez-vous ce que c’est que 
le Concordat que je viens de signer? C’est la vaccine de la Re~ 
ligion. Dans cinquante ans il n’y aura plus de catholicisme en 
France.» Nous aimons a penser que Napoléon n’en croyait 
rien. Mais il savait a qui il parlait; il savait ce gu’il fallait de 
concessions aux fils de Voltaire pour leur faire accepter un con- 
trat public entre I’Eglise et la France. Ces paroles resteront 
comme une sentence contre la loi de germinal. Nous y revien- 
drons. 

Nous insisterons peu sar le travail de Pithou. Qu’il ait eu en 
quelque sorte force de loi dans l’ancien régime, nous ne le con- 
testons pas; mais qu’il soit plein de choses surannées et sans 
application quelconque aujourd’bui, M. Dupin lui-méme ne 
saurait le nier (1). 

Ce travail au reste n’a de commun avec la déclaration de 
1682 que la maxime de l’indépendance des Rois et celles de 
la supériorité du Concile et des Canons sur le Pape. Mais, & 
cela prés, l’esprit de Pithou est si pea celui de Bossuet que le 
rédacteur des articles de 1682 s’en expliquait lui-méme en ces 
termes ; « Je me proposai d’expliquer Jes libertés de lEglise 
«gallicane de Ja maniére que les entendent les Evégues , RY NON 
¢ PAS DE Lé MANIERE QUE LES ENTENDERT LES MaGistaats (2). » 

Au point de vue ow s’est placé M. Dupin, cette distinction 
de Bossuet est capitale; elle suffit a ruiner tout l’échafaudage 
dressé contre M. de Montalembert. 

En effet, M. Dupin n’a pas de synthése ; sa doctrine, s'il en a 
une ici, est toute empyrique. Il n’expose pas de théorie, il in- 
voque des noms propres et des faits. Toute son argumentation, 
cest que Pithou, Domat, Bossuet, Fleury, d’ Agnesseau et Por- 


(4) En vent-on des exemples? Nous citons au hasard. 
Article XIX. Comtes palatins ne sont regus en France, 
XX. Des ci-devant notaires apostoliques. . 
XXI, Le Pape ne peut légitimér batards au temporel. 
XXII. Le Pape ne peut proroger Cexécution testamentaire, 
XXXVI. De (absolution a cauteéle. 
LI. Componendes pour fruits mal pergus sont défendus. 
LIL Des procerations ad resignandum. 
LXIX, De Cindatt des Parlements. 
LXXII, De la plaralité des bénéfless. 
(2) Lettre an cardinal d’Estnées, édkt, de Versailles, (, XXXVI, p. Tbe 





i 


58 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


talis l’ancien, comme il l’appelle, tout cela c’est tout un. Ces 
autorités le subjuguent; a ses yeux, il ya Ja une force irrésis— 
tible. « Conservons, s’écrie-t-il avec Bossuet, conservons ces 
fortes maximes de nos péres, que |'Eglise gallicane a tronvées 
dans la tradition de I’Eglise Universelle. » Mais o& Bossuet a- 
t-il dit cela? Dans ce méme sermon sur lunité de (Eglise, 
véritable exposé des motifs des quatre Articles, ow il s’était 
proposé, on vient de le voir, d’expliquer les libertés gallicanes 
a la maniére des Evéques ET NON ALA MANIRRE DES MaGistRATS. 
Loin de confondre Bossuet avec Pithou, il faut donc opter 
entre Pithou et Bossuet. Il le faut. Car il y a deux gallica- 
nismes : le gallicanisme parlementaire, celui des appels comme 


~ @abus, et le gallicanisme épiscopal, celui de Bossaet, de 


Fleury, des cardinaux de Bausset et de la Luzerne et de l’évé- 


- ° gue d’Hermopolis (1). Si vous étes avec Pithou, vous avez 


Sa A a A 


contre vous Bossuet. Autorité pour autorité, il est des gens 
qui préféreront Bossuet. 

C’est en confondant sans cesse entre ces deux noms si dis— 
parates, comme entre Jes doctrines, souvent si opposées, qu’ils 
représentent, que M. Dupin se fait illusion & lui-méme et sur- 


‘prend des lecteurs sans instruction en ces matiéres. Mais si 


l’on distingue ce qui est divers et si l’on va au fond des choses, 
que trouve-t-on? Le Clergé de France protestant dés 1639 
contre le double travail de Pithou et de Dupuy, comme tendant 
a Passervissement del Eglise (servitutes potius quamJibertates) (2); 
Fleury appréciant a son tour la jurisprudence des Parlements 
en matiéres mixtes et concluant qu’on pourratt fatre un tratlé 
des servitudes de l’Egltse gallicane, comme on en a fait des liber- 
tés, et que L’ON NE MANQUERAIT PaS DE PREUVES (3); Bossuet 
enfin, Bossuet lui- méme écrivant ces propres mots : « On veut 
« ACHEVER de mettre |’Eglise sous LB youG ; pour moi, j’y mettrai 
«la téte et je.ne relacherai en rien de ce cété-la, ni ne désho- 
« norerai le ministére (4). » 

Maintenant, le choix vous est donné. Etes-vous catholique? 
Etes-vous hors de I'Eglise? Si voys étes hors de l’Eglise, vous 


(4) Voir les Wrais Principes de UEglise gallicane, par M. D. Frayssinous, évéque 
d’Hermopolis, ouvrage spprouvé pat les cardinaux dela Luzerme et de Bausset. 

(2) Procts-verbaux da Clergé, t. III. (Pitees justificatives n° 4.) 

(3) Disc. sur les libertés de I'Eglise gallicane, n° 24. 

(4) Lettres au cardinal de Npailles (24 et 80 septembre 1702), 


PAR M. DUPIN LAINE, 59 


dtes incompétent. Si vous étes catholique, pensez-vous en sa- 
voir plus que les Evéques sur les droits de l’Episcopat? Ce 
qu’accepteraient les Evéques en ce qui touche leurs rapports 
avec le Pape, vous dites que a catholicité francaise ne I accep- 
lerait pas (1). Mais qu’est-ce que la catholicité francaise? Ne 
sentez—vous done pas que ces mots hurlent, comme parlait 
Mirabeau , de se voir accouplés? C'est justement comme si on 
disait : ’untvers francais. Puis, pour les gallicans comme pour 
lesromains, ep dehors des évéques il n’y a plus de catholicisme, 
Nous n’avons connn d’église catholique francaise que celle de 
Chatel, qui n’était pas plus francaise, Dieu merci, qu’elle n’était 
catholique. 

Et ce ne sont pas les altramontains seulement qui voient cela; 
ce sont les hommes d’intelligence quels qu’ils soient, & quelque 
banniére qu’ils appartiennent. Entendez plutdt les Protestants: : 

«Nos hommes d’Etat , dit le Semeur, anciens et nonveaux 5 
ont imaginé laborieusement un catholicisme qu’on pourrait 
qualifier de protestantisme poltron, et Pont donné pour la 
croyance des catholiques de France, comme s'il leur apparte- 
nait de déterminer ce que Rome doit penser et enseigner, tout 
en lui restant soumis (2)... MM. Rossi et Dupin sont bien libres 
de n’étre plus catholiques romains, mais ils ne peuvent conti- 
nuer de l’étre qu’au prix de leur soumission & l’Eglise romaine. 
lin’y a pas devant Rome de demi-protestantisme; on obéit de 
tout point, ou I’on n’obéit plus du tout. Les jansénistes étaient 
des protestants en ce sens, quoi qu’ils en aient dit, si méme ils 
n’étaient pires. Les héritiers des traditions parlementaires le 
sont & leur tour. Ne vous y trompez pas, c’est 4 prendre ou & 
laisser. 

« On doit admirer ces jurisconsultes qui ont forgé une sorte 
de catholicisme parlementaire sans l’aveu du chef des catholi- 
ques, maleré ses désaveux formels, et qui se fachent ensuite de 
se voir démentis par le catholicisme du Pape, tout en persis- 
tant 4 soutenir qu’ils sont fidéles & la Papauté! Ils invoquent & 
la vérité le nom de Bossuet et la décision de l’épiscopat galli- 
can. Mais Bossuet, avec tout'son génie, nétatt pourtant qu'un 


(4) Réfutation des assertions de M. de Montalembert, p. 15. 
|‘ (2) C'est ce qu’avait fait Napoléon, en décrétant, le 47 février 1840, qu'd lexr 
avénement les Papes preteraicnt serment de ne rien faire contre les libertds gallte 
canes, 


~=~tvwys 


epee i as 


60. REFUTATION DE M. DE MONTALRMBERT 


simple évéque, et l’épiscopat de France n’est point tout l’épiscopat 
catholique, en admettant méme que tout |’épiscopat pit préva- 
loir contre ane désapprobation formelie du Saint-Siége, ce qui . 
est contesté.... Si votre catholicisme parlementaire et national 
est le véritable catholicisme, désavouez le Pape, qui vous., 
désavoue, et déclarez-vous indépendants! Vous ne pouvez pas 
avoir un pied dans le catholicisme et t Vantre dans le protes- 
tantisme. 

_« Aussi tous les textes de lois que M. Dupin oppose a M. de 
Montalembert ne seront pour ce dernier et pour la masse des 
catholiques fidéles que des arguments paérils. C’était plus haut 
qu'il fallait porter la discussion. Prouvez 4 M. de Montalem- | 
bert, s'il vous est possible , que le Pape ne posséde pas l’auto~ 
rité supréme dans les choses de la Religion; montrez-lui qu'il a 
un compte a régler /d~dessus avec les Rois et les procareurs 
généraux. Cherchez vos preuves, non daas les arréts des corps 
judiciaires, mais dans la Bible, dans les Péres de |’Kglise, dans . 
les actes des conciles. Nous n’affirmons pas que vous convain- 


" crez M. de Montalembert; mais vous aurez frappé juste, tandis 


que votre brochure frappe toujours a cété. » 

Nous nous persuadons que ces paroles‘du Semeur n’ont pas 
peu surpris M. Dupin. Les gallicans se bercent volontiers de 
cette pensée que, si Rome était gallicane, les protestants lui 
reviendraient en foule. Eh bien, il est au contraire d’expé- 
rience constante que les protestants qui se convertissent ne 
s’arrétent pas au milieu du chemin : Stolberg , Frédéric de 
Schlegel, Werner, MM. de Haller, Philips et Hurter étaient ou 
sont romains, et non gallicans. 

L’inconséquence logique du gallicanisme frappe en effet de 
ptime-abord tous ceux qui n’ont pas été nourria de son lait : 
les rationalistes comme Pierre Leroux et Jes protestants qui 
raisonnent, comme |’auteur de l'article qu’on vient de lire. 

M. Dupin ignore peut-étre que des protestants zélés, son 
collégue M. Agénor de Gasparin, par exemple, sont réyoltés 


=~ “de certains actes qu'il cite avec une sorte d’orgneil, comme 


Yannulation par arrét du Parlement de la canonisation de saint 


Grégoire VII (1). Il ne sait peut-étre pas qu’an protestaat 


d’Allemagne, Voigt, a réhabilité par Phistoire la mémoire mé- 


( \) Voir Réfutation, etc., p. 17, et M, de Gasparin, Intérdis gén¢rauz dy Protese 
tantisme francais, P. 339, 








PAR M. DUPIN L’AINnk. 61 


conaue de ce Pontife, et qu’un autre protestant, Ranke, ap-. 
puyé des témoignages diplomatiques les moins suspects, se. 
prononee pour Innocent XI contre Louis XIV et l’'assemblée de . 


1682. Voila les hommes,.voila les livres qu'il faudrait réfater 
pour étre de son siécle, avant d’attaquer M. de Montalembert. 

Aprés cela, qu'il y ait ea, en France, et dela part de fort 
grands hommes, des sentiments contraires & ceux-la, c’est in- 
coatestable. Mais qu’en conclure, sinon que les meilleurs 
échappent rarement aux préjugés de l'éducation, & la supersti- 
tion des traditions nationales? Que nos Etats-Généraux, nos 
Pariements aient fait des démonstrations hostiles & Rome, 
qu’est-ce que cela prouve? Depvis quand les principes sont-ils 
détruits par les faits? 


Eacore une fois, qu’est-ce que cela prouve? Sans doute !’op- - 


pression n'est pas nouvelle dans le monde. Sans doute elle 
p’est pas nouvelle surtout pour l’Eglise. Mille fois l’Eglise a 


été violentée , dans son gouvernement comme dans sa foi o 


per le Prince ou par le Magistrat, depuis Constantin jasqu’a 
Napoléon. L’Etat, c’est-a-dire la force, a'mille fois tranché 
la question contre Elle.' Mais la force n'est pas la raison, la 
force n’est pas la justice. «Il n’y a point de droit contre le 
« Droit. » Qui a dit cela? Bossuet, encore Bossuet. 


Celui qui écrit ceci est légiste; il a ’honneur d’étre magis- | . 


trat. Il ne méprise point les légistes ; il honore toute magistra- 
tare et entre toutes autres l’ancienne magistrature francaise, 


malgré ses torts de plus d’un genre. Il sait que la loi est Ja plas _ 


haute puissance humaine qui soit au monde et que la justice 
humaine est la loi parlante. Mais il sait aussi qu’au-dessas de 
la loi humaine il y a la loi divine; qu’au-dessus de la justice 
humaine il y a Celui qui a dit: Ego justicias judicabo (1). Il 
sait de plus que la loi ioférieure a quelquefois contredit la loi 
supréme, que Dieu peut étre d’un cété et homme de I’autre. 
Enfin, pour rappeler un mot célébre, il sait que, dans ces cas 
extrémes, le chrétien meurt et ne se rend pas. 

Certes ces hypothéses répugnent. Je prie Dieu que de telles 
épreuves soient épargnées & mon pays & jamais, Mais enfin cela 
sest vu. 

« Un jour que les apdtres parlaient au peuple, les magistrats 


(1) Ps, LXXIV, 8, 


PISA 


62 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


du temple survinrent et les jettrent en prison. Or il arriva’ 
que, le lendemain, les chefs da peuple s’assemblérent en Jé- 
rusalem, et les faisant paraitre au milieu d’eox, ils lear com- 
mandérent de ne parler ni enseigner jamais au nom de Jésus. 
Et Pierre et Jean, répondant, leur dirent : Jugez s'il est juste 
devant Dien de vous obéir platét qu’é Dieu. Mais eux les ren- 
voyérent avec menaces. Quelque temps aprés, on dit aux ma- 
gistrats : Voila que les hommes que yous aviez mis en prison 
sont dans le temple, et ils enseignent le peuple. Alors le ma- 
gistrat du temple alla avec ses gardes, et ils les amenérent au 
Conseil. Le chef des Prétres les interrogea, disant : Nous 
avons défendu d’enseigner en ce nom, et voila que vous avez 
rempli Jérusalem de votre doctrine. Or Pierre et les apdtres 
répondirent : 11 yvaut mieux obéir 4 Dieu qu’aux hommes (1). » 

Cest une bien vieille histoire que celle-la, mais le principe 
invoqué par saint Pierre est de ceux qui ne meurent pas. C’est 
celui qu’invoquait au dernier siécle P archevéquede Paris, Chris- 
tophe de Beaumont, lorsqu’au nom des libertés de PEelise gal— 
licane le Parlement de Paris faisait saisir ses revenus pour refas 
d’absolation aux jansénistes. C est celui qu’invoquaient, 4 quatre 
exceptions prés, tous les évéques de France, quand ils s’abste— 
naient de jurer la constitution civile du Clergé, décrétée par 
l’ Assemblée nationale et acceptée par le Rot. C’est celui qu’ont in- 
voqué M. de Broglie, évéque de Gand, et M. de Boulogne, évé- 
que de Troyes, sous les verroux de Napoléon a Vincennes, 
comme les archevéques de Cologne et de Posen en face de la 
persécution prossienne. M. de Montalembert I’a dit, PEglise de 
Grégoire XVI est toujours I Eglise de saint Grégoire Vil, PE- 
glise de saint Athanase, de saint Basile et de saint Hilaire. 

Je vous entends: vous vous récriez que je confonds 4 mon 
tour ; qu’autre chose est la liberté de I’Eglise, autre la question 
de l'autorité du Pape; que vons n’en voulez pas a la liberté de 
I’Eglise , qu’au contraire yous demandez qu’on lui maintienne 
tout ce qui est de son essence, de sa liberté propre (2); mais qu’en 
ce qui touche le Pape nous ne sommes plus au moyen age, en 
sorte qu’il ne peut désormais prétendre qu’a une autorité limi- 
tée dans I’Eglise et qu'il est sans autorité quelconque sur I’Etat. 


(1) Act. aposr. IV et V. 
(2) Réefutat, des assert, deM, de Montalembert, p, 8, 


PAR M. DUPIN LAINE, 63 


Je crains qu'il n’y ait ici moins de confusion que M. Dupin ne 
le pense ét que l’autorité du Pape n’importe, plus que |’hono~ 
rable député ne le soupconne, a la liberté de I’Eglise. L’histoire 
alteste malheureusement que les églises particuliéres, les égli- 
ses nationales, ont presque toujours été serviles. La nature hu- 
maine étant donnée, on sent, hélas! que cela doit étre, jus- 
gu’au sacrifice de la foi exclusivement (et quant a la foi méme, 
qu’a fait l’église anglicane sous Henri VIII et Elisabeth, l’église 
de Suéde sous Gustave Vasa? ). Il faut done que Ja pureté du 
dogme soit sous la garde d’ane autorité religieuse plus indé~ 
pendante que I|’Eglise locale, et dés lors il nest plus indifférent 
que cette autorité soit définie de telle ou telle maniére, circon- 
scrite dans telles ou telles limites. 

Nous voici donc irrésistiblement ramenés a la grande et fon- 
damentale question que nous avons rencontrée au seuil de cette 
controverse : qui tracera la démarcation du spirituel et du tem- 
porel? Sera-ce Etat, sera-ce l’Eglise? 

L’un et l'autre, d’une commune voix, nous le voulons. Cet 
admirable spectacle a été donné au monde au XII° siécle, quand 
le concordat de Calixte II et de Henri V, adopté par l’Empire 
ala diéte de Worms et confirmé par l’Eglise dans le concile 
ecuménique de Rome, mit fin 4 la guerre des investitures et 
dégagea l’Eglise des serres de Empire sans amoindrissement 
aucon de la prérogative monarchique. Voila comment le neeud 
se dénoue quand toutes choses sont dans l’ordre, quand |’Etat 
croit ce que Dieu enseigne par Ja voix de I’Eglise (car, pour 
M. Dupin comme pour nous, l’Eglise n’a rien inventé, elle n’en- 
seigne rien qui ne vienne de Dieu). Mais quand |’Etat ne croit 
plus a l’Eglise, le glaive, le glaive seul tranche ce que devrait 
dénouer la sagesse, et, remarquez-ie! cela ne finit rien. Rien, 
car l’Eglise a la vie dure, qu’on nous passe le terme; elle re- 
garde passer quiconque lui fait violence, et, comme la Mére du 
Sauveur du monde, elle demeure pEgour au pied de la croix :- 
SrabaT Marer!... | 

Vous respecterez tout ce qui est de l’essence de l’ Eglise, tout ce 
qui est de sa liberté propre, sous la seule condition que l’Etat, de 
son cété, et avec lut les citoyens, conserveront feurs droits et leur 
liberté (1). 


(1) Ibid,, logo citald, 


64 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


A merveille certes! Voila les principes; reste l’application. 
Jusqu’oit va ce gut est de l’essence de [’Eglise? Jusqu’ou s’étend 
sa liberté propre? L'Eglise encore une fois croit savoir ces 
choses mieux que vous, et si elle ne Jes savait pas, elle ne se- 
rait plus cette Eglise 4 qui il a été dit : « Enseignez toutes les 
s nations; instruisez-les a observer tout ce que je vous ai pres- 
a crit, et voil’ que, MOI, je suis avec vous tous les jours jusqu’a 
ela fin des siécles (1). » 

Or, quant au Pape en particulier, Eglise tient que sa pri- 
manté est instituée de Dieu, qu'elle s’est développée dans la 
suite des figes comme le grain de sénevé de l’Evangile et 
qu'elle est devenue ce grand arbre ot: habitent les oiseaux du 
ciel (2). Elle tient que Vautorité du souverain Pontife est ré- 
glée par les canons, sauf les cas extraordinaires, comme les cir- 
constances ou se trouvait }’Eglise de France en 1801, cas ou le 
Pére commun ne prend conseil que de la nécessité et de son 
amour pour ses enfants. Et, sur les points controversés entre 
Rome et l’assemblée de 1682, elle tient pour Rome contre 
Bossuet. 

En effet, que M. Dupin ne s’y trompe pas, Ze Semeur le lui 
rappelait tout a I’heure, il n’y a pas ici la France d’un cété et - 
Rome de l’autre. Il y a, d'un cdté, la France du XIV* au XVIII* 
siecle, et de l'autre, Rome, l’Italie, la Suisse catholique, la 
Hongrie, la Belgique, VIrlande, les églises catholiques des 
Etats-Unis, celles d’Espagne, de Portugal et des deux Indes, en 
un mot le monde catholique, sauf |’Allemagne, qui est parta- 
gée, mais y compris la France du X1IX° siécle, dont les évéques 
sont unanimes contre Pithou et en majorité contre l’acte de 
1682. 

Voila ce qui est, et, en face de ces faits irrécusables, on ne 
craint pas d’imprimer que « s'il était vrai que l’épiscopat fran- 
«cais eut déserté les maximes de 1682, il se séparerait de 
« PEglise (3). » 


(1) Duecte omnes gentes... docentes eos servare quroumque mandavi vobis. Et 
eece Ego vobiscum sum omnibus diebus, usque ad consummationem saculi, —~ 
Marr. XXVIII, 49, 20, 

(2) Quod minimum quidem est omnibus seminibus; cum autem creverit, majus est 
omnibus oleribus, et fit arbor, jta ut volucres cell veniant et habitent in ramis 
gjus. —Matra. XII, 82, 

(3) Réfutation, p, 48, 





P4k M. DUPIN L’AINE, 68 


M. Dupin soutiéndrait-i] que les Papes (qui apparemment 
n'admettent pas 1682) sont séparés de I’Eglise? Je ne parle pas 
de Fénelon, que M. Dupin a eu la distraction de nommer 2 la 
tribune, le 19 mars, comme un évéque-modéle, oubliant, ce 
qa'il ne peut ignorer, & quel point Fénelon était ultramontain. 

Nous avons hate de sortir de cette controverse, car il nous 
en eofite de blesser ceux de nos lecteurs & qui le souvenir de 
1682 est demeuré cher. Mais, puisque M. Dupin réchauffe de 
Vieux arguments, il faut bien reproduire ici des réponses qui 
ne sont pas d’hier. Il faut bien apprendre & ceux qui ne le sau- 
raient pas que la déclaration de 1682 n’est pas une confession 
de foi. Bossuet le premier lui a dénié ce caractére (1). On 
peat do-ater quelle soit une loi. Louis XIV, aprés l’avoir sanc- 
tionnée par un édit, a donné des ordres pour que cet édit n’ett 
point de suite (2), et il a permis que des prélats francais écri- 
vissent, au Pape une lettre d’excuse pour P avoir signée (3). In- 
nocent; XI, Alexandre VIII, Clément XI, Benoft XIV, Pie VI 
ont cassée ou improuvée, non comme une loi du royaume de 
France, ainsi que M. Dupin affecte de le croire, mais comme 
rédac tion solennelle dune opinion théologique en minorité fla~ 
grante dans |’Eglise et qui a eu Je malheur de servir de ma~ 
chine: de guerre 4 tous ses ennemis. En effet les auteurs de la 
constitution civile du Clergé l’ont invoquée. Napoléon l’a re- 
mise en vigueur, mais a quelle époque? Au moment ou il venait 
d’ensprisonner Pie VII. I suffit de la date (25 février 1810) pour 
juger la loi. M. Dupin est trop jurisconsulte et trop magistrat 
pour égaler une loi aussi manifestement de circonstance aux 
lois foridamentales de ]’Etat. 

I). parle des droits de Ja Nation tout entiére (4). Les droits de 
la Nation, & propos d’une thése théologique rédigée par Bossuet, 
homologuée par Louis XIV et Napoléon! M. Dupin sait bien 
qa il y est question des droits du Roi, mais nullement de ceux 
de Ja Nation, qui certes n’étaient ni reconnus par Bossuet, ni 
méme soupconnés par Louis XIV. 


(4) Gallia orthodoxa, cap. X. 

(3) Lettre de Louis XIV & Innoeent XII (44 septembre 4698), dans l'histoire de 
Bossuet par le cardinal de Bausset, livre VII, n° XXII. 

(3) Histoire de Bossuet, livre VII, n° XXI.— De Maistre, de CEglise galli. 
cane, p. 175 et suiv. 

(4) Réfutation, p. 16, 


ee aN a 


ONS 











66 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


Il se récrie contre l’annulation par un Souverain étranger, 
par une Puissance étrangere, d’ane loi fondamentale du royaume. 
Il serait bien temps d’en finir avec cette qualification d'étranger 
donnée au Pére commun des fidéles. Il y a si longtemps qu’on 
a répondu qu’il n’était étranger nulle part chez ses enfants! 
Comme si d’ailleurs Alexandre VIII avait cassé Ja Déclaration 
en gualité de Prince, de Souverain des Etats romains, et non 
en sa qualité de Pontife snpréme! Comme s'il avait alors en vue 
Védit qui sanctionnait l’acte épiscopal de 1682, et non pas cet 
acte épiscopal en lui-méme! M. de Montalembert n’a pas voulu 
dire autre chose. 

Parlons sérieusement. Un seul des quatre Articles est de droit 


‘ public en France: c'est le premier, celui qui refuse au Pape le 
‘pouvoir de déposer les Rois. Encore est-ce désormais tn ana- 


chronisme. Qui donc réve aujourd’hui la déposition du loi des 
Francais par Grégoire XVI? Certes le péril de la royaute$ n’est 
pas la. Les trois autres articles sont purement théologiques ; 
c’est dire qu’ils n’ont en sot rien de légalement obliga toire. 
Sans doute M. Dupin est parfaitement le maftre de soutenir le 
contenu de ces articles. Mais un aussi bon ami de la liberité de 
conscience (1) peut-il imposer son opinion & personne? 

Reste la Joi du 18 germinal an X, qui a une tout autre force 
exécutoire, il faut le dire, malgré la désuétude de quelques-— 
unes de ses dispositions. Nous ne nions point que cette loi ne 
soit en vigueur; nous nions seulement qu'elle soit compatible 
avec la Charte. 

Que dit la Charte? 

« Chacun professe sa religion avec une égale liberté ( arti- 
cle V). » : 

En conséquence, tout protestant correspond librement avec 
le consistoire dont il dépend. Mais aucun prétre catholique ne 
pourra correspondre avec le centre de l’unité catholique, no- 
tamment en matiéres religieuses (stc), sans le bon plaisir du mi- 
nistre chargé de la surveillance des cultes, sous peine d’empri- 
sopnement pour ce seul fast et quelle que soit l’innocuité de 
cette correspondance. — PREMIERE LIBERTE (2). 

Tous les catholiques reconnaissent le droit du souverain 


(1) Voyez la Réfutation des assertions, p. 8. 
(2) Loi dy 48 germinal an X, art. I*", — Code pégal, art, 907, 





PAR M. DUPIN L’AINK, 67 


Pontife d’exercer sa primauté de juridiction sar toutes les 
églises par des délégués de son choix. 

En conséquence, et comme toute religion est librement exer- 
eée en France, aucun tndivids (stc) représentant le souverain 
Pontife ne peut, fit-il Francais, traiter aucune affaire intéres- 
sant l’Eglise de France sans le bon plaisir du gouvernement. — 
Devxikue Liszatt (1). 

Les catholiques également considérent tous comme de |’es- 


sence de leur religion l’obéissance aux conciles généraux sta- _ 


taant en matiére de foi. 

En conséquence (et nonobstant la liberté de la presse, ga-~ 
vantie a tous les Francais, sauf répression en cas d’abus déclaré 
par le Jury), les décrets des synodes étrangers, méme ceux des 
conciles généraux (sc), ne pourront étre publiés en France 
avant que MM. les conseillers d’Etat (catholiques ou non) en 
aient approuvé le contenu, eu égard & la conformité de ces dé- 
crets avecles lors francatses. 

Ainsi donc, si la loi francaise ordonnait le schisme, comme 
en 1791, les conciles généraux qui condamneraient le schisme 
seraient en France comme non avenus, — TROISIEME LIBER- 
tk (2). 

Les synodes non étrangers sont également suspects. 

Or, comme il est de discipline ancienne et aniverselle dans 
PEglise, notamment en France, comme il serait surtout dans la 
aécessité des temps oi nous vivons de tenir des synodes diocé- 
sains, métropolitains et méme nationaux, 

Aucune assemblée de ce genre n’aura lieu sans un bon plaisir 
expres, —— QUATRIEME LIBERTE (3). 

La garde des Canons de I’Eglise est confiée, en cas d’abus, au 
Conseil d’Etat. — Cinguikme LIpERTE. 

Les cas d’abus sont quelque chose que ce sott, qui pursse déplatre 
@ qui que ce soit, pour quelque cause que ce sort (4). 

Les évéques ne pourront prendre les eaux hors de leurs dio- 

céses sans la permission da Roi. — Sixmme Liper te (5). 

Toujours en vertu de la liberté de conscience, les évéques 


(4) Loi de germinal, art. 2. 
(2) Ibid., art. 3 

(3) ibid,, art. he 

(4) Jbid., art. 6 

(5) Ibid,, art, 20, 


68 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


seront tenus de faire enseigner dans leurs séminaires, non-seu- 
Jement la partie politique, mais la partie théologique de ja aé- 
claration de 1682. — SEprizmE LIBERTE (1). 

Les évéques ne feront aucune ordination avant que le nom- 

bre des personnes a ordonner ait été soumis au Gouvernement 
-et agréé par lui. — Hoitikae LIBERTE (2). 

Les curés ne se permettront en chaire aueune inculpation di- 
recte nt indtrecte (sic), soit contre les personnes, soit contre 
des autres cultes. lis précheront sur la présence réelle sans in- 
culper endirectement Calvin ni le culte calviniste, etc., ete. ~- 
NEUVIEME LIBERTE (3). 

J em ’arréte. Peut-étre bldmera-t-on Vironie de cet exposé. 
Mais n’est-ce pas dérision d’appeler libertés de l’Eglise ies li- 
bertés qu’on prend ainsi envers ’Eglise? Onie voit, les lihertés 
gailicanes sont de reconnatftre a l’autorité laique le droit de 
s'immiscer, quand il lai plaft, sinon tout & fait autant qu'il lai 
plait, dans |’administration intérieare de PEglise , notamment 
daas les réglements des séminaires (loi de germinal an X, arti- 
ele 23), et dans les refus de sacrements (i5ed., art. 6), 

Nous osons dire qu’il n’est pag de catholique, allens plas 
loin, pas d’esprit impartial, qui ne sente combien une telle ex- 
tension du pouvoir civil est, en thdse générale, inconeiliable 
avec la tiberté de conscience , et plus spécialement dans un 
pays ou la majorité du Cabinet, celle des deux Chambres, celle 
du Conseil d’Etat peuvent se trouver eomplétement étrangéres 
a la foi catholique. 

Nous ne sanrions résister au plaisir d’opposer une derniére 
fois 4 M. Dupin le témoignage d’une conscience non suspecte. 
M. Vinet (j’en citerais un autre si je connaissais an meilleur 
protestant), M. Vinet, dans un ouvrage récent et qui fait auto- 
rité parmi ses coreligionnaires, perce de part en part le gallica- 
nisme parlementaire, dont il résume admirablement histoire en 
oes termes: 

« La jalousie se satisfera 4 moitié et par des moyens indirects, 
Elle cherchera tout prés, mais en dehors de!’inviolable enceinte, 
quelques positions d’ot elle putsse inquiéter assiddment I’ Eglise, 


(4) Loi de germinal, art. 24. 
(2) Ibid., art. 26, 
(3) Jbid., art, 52. 


PAR M. DUPIN LAINE. 69 


La TENIR EN ECHEC, en obtenir quelques marques de condescen- 
dance. Ce n’est pas un siége, encore moins un assaut; c’EsT UN 
stocus. Le pouvoir réclamera a différents titres, sous différents 
noms (qui sait? peut-étre sous le nom de libertés de l’Eglise), 
des attributions extérieures non pas super sacra, mais circa sa« 
era. Il créera LE CONTRESENS d’une Eglise catholique-nationale... 
En défendant ses libertés, il lui 6tera tout doucement la liberté... 
Alors naissent les plus étranges et plus ridicules conflits; alors 
ont lieu, sous le nom d’appels comme d’abus’, ces interventions 
profanes du pouvoir dans des questions toutes spirituelles... Ce 
n’est pas de la belle et bonne tyrannie ; c’EsT DE LA TRACASSERIE, 
tracasserte en pure perte et toujours @ recommencer (1). » 


Voila pourtant ce qu’est la loi de germinal an X. Doit-on s’é= 


tonner que M. de Montalembert ait tenua honneur d’établir qua 
FEglise pouvait bien la subir, mais qu’elle ne l’avait jamais ac~ 
ceptée? of 

«Je n’ai vo nulle part, s’écrie 4 cette occasion M. Dupin, que, 
pour étre exécutoires en France, les lois francaises eussent be-~ 
soin d’étre homologuées par le Pape. » Qui donc a dit le con- 
traire ? Si une loi francaise blessait la conscience catholique, 
sans doute elle ne cesserait point pour cela d’étre exécutoire, 
comme l’ont été les plus mauvais décrets de la Convention; 
mais, M. Dupin ne le niera pas, elle serait injuste, elle serait 
odieuse, et elle le serait d’autant plus qu’elle serait plus exé- 
catée. 

M. Dupin prouve trés-bien que le Concordat de 1801, de- 
vant réagir sur les finances et le régime intérieur de la France, 
avait besoin d’étre sanctionné par une loi. Mais c’est précisé~ 
ment parce que le Concordat était dans ce cas, parce que Ia loi 
de germinal an X était une condition sine qud non de lexécution 
de ce traité en France, qu’il eit été de Ja loyauté de la France 
de déclarer, en négociant avec le Pape, comment elle entendait 
lexécution future du traité. 

Supposez qu’il s’agit de tout autre chose, d'un traitéde com- 
merce impliquant la modification des tarifs francais dans tel ou 
tel sens. La France maintient ensuite ses tarifs ou les modifie en 
sens inverse. Croyez-vous que l'autre partie contractante eat 
lien d’étre satisfaite ? Eh bien! quelque chose d’analogue s’est 


(1) Essais sur la manifestation des convictions religieuses, p. 423-425. 


oa er 


40 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


passé pour le Concordat de 1801. Le Concordat de (801 était 
en soi un acte complet, un traité syoallagmatique entre l’Eyglise, 
personpifiée dans le Pape, et la France, représentée par le chef 
de son gouvernement. Ce traité impliquait le rétablissement pu- 
blic de Ja Religion Catholique en France, et par conséquent le 
rétablissement de l’Eglise dans Je mode d’existence qui lui est 
propre, avec une hiérarchie dont les membres correspondent 
librement entre eux comme avec leur chef, ce qui est de l’es- 
sence méme du Catholicisme, avec des assemblées qui sont dans 
sa nature et dans ses besoins les plus intimes, en un mot avec 
toutes les conséquences normales de la Religion. Qu’a-t-il fait 
de tout cela? 

Bonaparte avait écrit a son ministre de Rome de traiter avec 
le Pape comme si le Pape avait deux cent mille hommes. Si 
Pie VII avait eu deux cent mille hommes, il est douteux qaela 
loi de germinal eit été ce qu'elle est. Mais au moins lui restait- 
il le droit de dire a Napoléon : 

_ Tout vous aréussi: que Dieu voie et nous juge. On sait quel 
a été le jugement de Dieu. . 

Jl est amer de le dire, mais il n’y a au fond de tout cela qu’un 
sentiment, le mépris du droit; qu’un fait, l’abus de la force. 
C’est par la qu’on se fait craindre..,. peut-étre. Mais est-ce par 
Ja qu’on se fait aimer? 

On affecte le zéle des canons. Mais les canons recommandent 
~ " Ja tenue des synodes et on les empéche. S’il est un pwint consa- 
eré par les canons, c’est l'inamovibilité des Evéques. Et la pre- 
miere condition du Concordat, condition imposée par Bonaparte, 
c’est que tous les évéques de France existant en 1801 seraient 
- ~ gn masse réputés démissionnaires et remplacés sans jugement. 

On invoque les canons, mais pour diviser ce qui doit étre 
uni; on les invoque donc contre l’Eglise et non pour lEglise. 
On parle de libertés ecelésiastiques; mais qu’entend-on? La li- 
perté de résisler au Pape et d’étre servile envers le Prince. Ce 
qn’on aime done dans ce qu’on nomme les libertés gallicanes , 
c’est un joug tout faconné, l’avantage que procure une doctrine 
d’asservissement toute faite (1). « Les tartufes, dit M. Dupin, ne 
pourront point vous appeler athées, ni méme hérétiques, quand 
yous pourrez dirc & vos adversaires : Ce n’cst pas un ennemi de 


{!) My Dupin, Manvel du droit public ceelésiastique francais, p. 6 





PAR M. DUPIN L’AINK, 71 


la Religion qui s’exprime ainsi; c’est Arnauld, c’est Pascal, 
ec’est Pithou et Bossuet (1). » Est-ce clair? 

Maintenant donc, oi: en sommes-nous? 

Pour les uns, les ‘Catholiques ne sont pas méme tolérés ; ils 
sont soufferts : au fond , on en a horreur, on ne croit leur devoir 
qae ’expulsion. 

Pour jes autres, il faut une religion au peuple, mais bien 
contenue, bien subalterne. Pour peu quelle fasse preuve de 
vie, pour pea que ses ministres fassent acte de liberté et d’éga- 
lité, on en a peur. 

On crie a Pesprit de domimation , 4 l’envahissement. Mais, 
nous fe demandons, qui peut s’°y mépreadre? Quand le Clergé 
a-t-il été plus pauvre, plus modeste, moins dominant & tous 
égards? A Rome, depuis un sitele et plus, quelle mansuétnde! 
Quels pontifes effrayants que Benoit XIV, Clément XIV, 
Pie VI, Pie Vii, Léon XH, Pie VIN, Grégoire XVI! Si nous 
ramenons nos regards sar ta France, quel épiscopat et quel 
dergé plus simples, plus évangéliques, plus nationaux , que 
lépiscopat et le clergé francais! Quels envahisseurs, grand Dieu! 

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes? 

On a supposé des arritre-pensées politiques. Mais )’immense 
majorité du Cierzé est sortie da peuple ; Pimmense majorité 
zecepte le Gouvernement établi, non modo propter tram, sed 
propter consctentiam, comme parle PApédtre. Cela est notoire 
pour quiconque a vécu avec le Clergé. Presque tous les évéques 
désormais sont les élus de la dynastie régnante, qui a su appa- 
remment qui elle choisissait. Quant -4 Rome, on 1’a dit 4 une 
tribune francaise, et ces paroles n’ont pas troavé un seal con- 
tradicteur:: « Je ne erains pas de faire un appel a tous les hom- 
mes qui, de prés ou de lom, ont manié les affaires publiques 
depuis quatorze ans; je Jeur demande si la cour de Rome n’est 
pas, de toutes les cours européennes, celle qai a maintenu 
avec le gouvernement de 1830 les meilleurs rapports, les rap- 
ports les plus constants, si ce n’est pas 4 Rome que ce gouver- 
nement a trouvé les sympathies les plas sincéres, dans ses jours 
les plus difficites (2). » 

fin’y a donc a l’égard da Clergé, comme & légard de la Re- 


(4) Loco citato. 
(2) Disc. de M, de Carné, séance de la Chambre des Députés du 49 mars 4844, 


712 REFUTATION DE M. DE MONTALEMBERT 


ligion , que des préventions et des prétextes.. Mais on veut un 
catholicisme eunuque; on veut faire de |’Eglise une femme de 
ménage et rien de plus. Rien de tout cela n’est acceptable par 
des gens de coeur. 

Ce que nous demandons pour I’Eglise, on le sait, ce n’est 
pas la domination , c’est la dignité de )’ épouse au lieu de l’abais— 
sement de la servante. Liberam vult esse Deus sponsam suam , dit 
saint Anselme , non ancillam. 

Ce que nous demandons, c’est le droit commun, rien de plas, 


. Tien de moins. 


Et qu’entendons-nous par le droit conmun? M. de Carné I’a 
dit en répondant 4 M. Dupin le 19 mars, et c'est la conclusion 
naturelle de tout ceci : 

« Vous avez tout régié A nouveau depuis 1789, tout, excepté 
la liberté religieuse. 

« Lors de la Révolution franeaise, qu’a-t-on fait? On a sub- 
stitué partout le régime de la répression a celui de la prévention. 

« Voila l’un des principes foadamentaux de notre Révolution. 

« Eh bien! il y a dans vos institutions , dans vos meeurs poli- 
tiques, une lacune qui n’a pas été combiée. Il faudra nécessai- 
rement appliquer a l’ordre religieux les principes qui ont pré- 
valu dans lordre politique; il faudra nécessairement faire 
entrer la société spirituelle dans cet ordre général qai, seul, 
pourra la mettre en harmonie durable avec notre société poli— 
tique. 

« M. Dupin a purlé de la législation antérieure a 1789. lla 
dit : Il y a 1a un arsenal, puisez-y. 

« Qu’on me pe ‘mette de le dire, j’ai Ja conviction profonde 
qu'il n’y a rien ni dans le droit parlementaire de l’ancien ré- 
gime, ni méme dans le droit de l’époque impériale, rien qui 
suffise pour régier d’une maniére sérieuse , normale, définitive, 
la situation respective de l’Eglise et de l’Etat en 1844. 

¢ Mon Dieu! moi-méme je déplore comme vous un désac- 
cord, une lutte dont les dangers frappent tout le monde. 

« Mais, quant aux remédes que vous indiquez, quant aux ar- 
réts des parlements et surtout aux articles organiques du Con- 
cordat, a la législation de germinal an X, oh! je le crains bien, 
nous en ferons ici l’expérience, et nous verrons que nous avons 
élargi la plaie, lorsque nous avious espéré Ja guérir; nous le 
verrons. 


PAR M. DUPW LAINE. 73 


« Quelle était donc Ja situation, quelle était la situation res- 
pective de I’Eglise et de l’Etat avant la Révolution? 

« L’Eglise et |’Etat formaient pour ainsi dire un seul corps : 
Etat était comme le bras de chair de lEglise; le Roi ctait, 
suivant ane expression consacrée, \'évéque du dehors. Le Par- 
lement appliquait les décisions des Conciles ; il les appliquait 
en quelque sorte canoniquement. 

« Eh bien! c'est dans une pareille situation que vous voulez 
prendre des armes pour YEtat nouveau que la révolution de 
1789 nous a fait! | 

« Avjourd’hui I'Etat n’a pas de croyances religieuses; il ne _ 
peut pas légalement en avoir. Le roi des Francais n’est plus le 
roi tres-chrétien ; i! ne saurait l’étre. Les traditions qu'on in- 
yoque sont celles d’nn passé qui ne peut revivre; elles sont — 
désormais sans application. | | 

« On nous parle de }’époque impériale! Croyez-vous donc sé- 
rieusement qu’une application rigoureuse de la loi de l'an X 
fnirait la querelle? Ce serait assurément une grande erreur. 

« Quelle était la situation sous Empire? 

« Napoléon avait rendu des services immenses a la Religion. 
Il avait retiré en quelque sorte de sous Yéchafaud les débris 
mutilés du sacerdoce; il avait restauré le culte ; il avait r’ou- 
vert les églises. 

« Mais imprimant Ja, comme partout, le cachet de son génie 
despotique, il voulait une société frappée & son image; il la 
youlait dans Y’ordre religieux par un clergé fonctionnaire , 
comme dans l’ordre intellectuel par une université impériale. 
Il ne voulait nulle part le libre arbitre, nulle part la sponta- 
néité de l’esprit humain; il ne les voulait pas, car, malgré sa 
gloire, il n’aurait pu les supporter. 

«Eh bien! c’est cet état de choses que, sous la Charte de 
1830, on nous donne comme état-modéle, comme pouvant suf- 
fire a toutes les nécessités présentes et futures! 

«]l faut que la France et son gouvernement prennent leur 
parti, qu’ils donnent & I’Eglise le droit commun de la liberté. 
Hy a Ja une révolution a compléter, comme nous avons com- 
plété la révolution de ordre politique par ja Charte et la révo- 
lation du droit privé par le Code Civil. » 

: Ta, Fousser. 


Vit. 4 


LES CESARS, 


PAR M. DE CHAMPAGNY (4). 


M. de Champagny vient de compléter, par la publication de 
deux nouveaux volumes, l’ceuvre qu’il avait entreprise, et que 
nous pouvons aujourd'hui apprécier dans son ensemble. Le dé- 
faut le plus sensible des Césars est ce titre méme, qui ne précise 
pas assez la'‘pensée de l’auteur, et est loin d’offrir cet attrait ins- 
tinctif dont les meilleurs livres ont besoin. On a trop écrit sur 
Rome pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire connaitre dés 
Yabord le point de vue sous lequel on l’envisage, et méme, au- 
tant que possible, le motif pour lequel on a choisi ce point de 
vue. L’époque des Césars est fort importante sans doute, mais 
beaucoup d'autres le sont; et quelle est, en fin de compte, la 
raison qui l’a fait préférer? Et puis, ense servant de cette dési- 
gnation ua peu vague de Césars, qui s’applique a une suite in- 
déterminée de princes, quel cadre s’est-on proposé de rem- 
plir? Sera-ce-une collection de biographies minutieusement 
détaillées comme celles de Suétone? ou bien une histoire gra- 
vement et conscieusement traduite de l’antique, ainsi que le 
faisait Crévier? Sera-ce un apercu sententieux et philosophique 
qui rappelle Montesquieu, ou bien une étude magnifique qui se 
borne aux points principaux et en fasse découler de fécondes 
conséquences, a la maniére de Chateaubriand? Le titre adopté 
par notre ami ne répond a aucune de ces questions, et c'est ce 
que je lui reproche. Ses Césars sont, & vrai dire, une étude sur 
Je monde paien pendant le siécle qui vit lavénement de Jésus- 
Christ. C'est assurément la un point de vue magnifique, et tout 


(1) 4 vol in-8*, Au Gomptoir des Imprimcurs-unis, quot Malaquais, et chez Waille, 
gue Casectic, 6, Prix des 4 vol.: 24 fr, 


Les CREARS. 15 


titre qui leat expriméd aurait, sans aucun doute, appelé bien 
plus vivement le lecteur que ne peut le faire une désignation pea 
précise, et tant soit peu vieillie, puisqu’elle est renouvelée de 
Saétone. 

« Toate l’antiquité se résume dans cette époque et y vient 
« aboutir, dit M. de Champagny ; ce siécle devait étre la gloire 
« etla perfection de l’antiquité : il en est le siecle le plus misé- 
erable et le plus dégradé, et, par cela méme, j’ose ajouter, le 
«plas souffrant et fe plus triste. L’humanité, livrée 4 elle- 
«méme, et certes sans que les beaux génies ou les guides puis- 
« sants loi aient manqué, l’humanité en est venue 1a, a ne vivre 
«que sous la condilion d’adorer son dieu Néron. Si )’hu- 
emanité autrefois avait été plus haute, plus morale ct plus 
chenrense, qui |’avait fait descendre? et surtout, si plus tard 
«elle eut plus de dignité, plus de vertu, plus de bien-étre que 
«jamais, qui la fit monter ? » 

On voit avec quelle hauteur de pensée M. -de Champagny a 
embrassé son sajet; mais il n’omettra pas pour cela les détails, 
il ne les soumettra pas surtout au niveau d’un systéme tracé & 
Pavance ; de tous ces détails, des mille souvenirs que lui four- 
nira son inépuisable érudition , il déduira seulement des con- 
séquences philosophiques et morales qui ne laisseront jamais 
perdre de vue la vérité au milieu du chaos des préjugés et 
des doctrines. I! n’applaudira pas au suicide , comme Montes- 
quiea en face de Caton mourant; il ne chantera pas lage d’or 
sous Auguste avec les poétes Jauréats des soupers de Mécéne; 
iinese laissera pas séduire par cette fausse vertu du stoicisme, 
Yerta sans sanction et sans fondement, dont les plus belles 
maximes furent empruntées a |’Evangile; mais il nous dira le 
dernier mot du paganisme aux abois, comme le premier du 
Christianisme & sa naissance, et, aprés nous avoir raconté l’a~ 
gonie de la société antique, il nous dévoilera les plaies souvent 
inapercues de la société moderne, société chrétienne, mais qui 
sépuise par abus de la vie, et ott chaque jour se fait remarquer 
une tendance plus prononcée vers le paganisme. 

L'eavre de M. de Champagny commence aux derniers temps 
de la républiqne, époque de l’apogée de la grandeur de Rome. 
larthage était vaincue; la vicille lutte entre les patriciens et 
les plébéiens s’ctait terminée parla victoire de ceux-ci; la ville 
tlait pacifige, et le second des Scipions demandait aux dieux, 


76 Lk CESARS, ® 


non plus d’agrandir, mais de conserver la puissance romaine. 
Malheureusement Je char de Rome était lancé, et il n’y avait 
pas de main d’homme qui pit |’arréter dans sa course. Bientét 
les meeurs s’altérent, le patriciat vaincu est remplacé par une 
aristocratie nouvelle composée de tous ceux qu’ont anoblis les 
charges curales; et, comme la richesse est nécessaire & toute 
aristocratie pour qu’elle se soutienne, ces nouveanx nobles 
s’emparent des domaines publics, malgré le sénatus-consulte 
gui ordonnait de Jes partager au peuple. Le peuple, exclu de la 
possession de ces biens que la victoire avait conquis pour lui, 
s'irrite; il demande les lois agraires, c’est-a-dire le retour aux 
anciennes dispositions qui avaient fait de lager pubjtcus le pa- 
trimoine du pauvre. Le peuple avait fait de grandes conquétes 
politiques sur les patriciens, remarque M. de Champagny; mais 
il ne put faire une seule conquéte territoriale sur les riches, et 
les propriétés se concentrérent en un petit nombre de mains; le 
pouvoir devint de plus en plus oligarchiqae. 

A la suite du patriciat et de la noblesse venait ordre éques- 
tre, formé de tous ceux qui, sans aieux et sans souvenirs, avaient 
du moins une fortune de 400,000 sesterces ou 80,000 francs. 
C’était parmi les chevaliers que se trouvaient tous les usuriers 
et les publicains de Rome, et comme, dans la décadence des 
meeurs, l’argent était devenu Je grand mobile de la société, ils 
étendirent bientdt leur action, par l’hypothéque, sur une grande 
partie des domaines privés. Ainsi tout se réunit pour que les 
petites propriétés disparussent. « C’est qu’il faut un large es- 
« pace & importance du Romain civilisé : de la place pour ses 
« magnificences et sa gloire; de la place pour ses villas, pour 
«ses jardins plantés d’arbres exotiques, pour ses voliéres, 
« pour ses Viviers, pour son peuple d’amis, de clients, d’affran- 
« chis et d’esclaves. Un parc de quelques arpents suffira-t-il au 
« maltotier romain qui s'est logé militairement dans les immen- 
« ses palais des rois d’ Asie? I] faut donc s’arrondir (agros con- 
a tenuare), acheter de gré ou de force l’héritage voisin, dépos- 
«séder le pauvre qui doit et ne trouve pas de répondant ; 
«s’adjuger le bien da soldat qui, en partant pour la milice, a 
« laissé des enfants trop jeunes pour cuitiver; faire marché, 
« pour quelques écus, avec le légionnaire qui, aprés vingt ans 
« de combats, revient centurion , mais épuisé par ja guerre et 
« hors d’état de labourer son champ. Le latifundtum est enva~ 








PAR M. DE CHAMPAGNY. 17 


« hissant de sa nature; il absorbe les petits héritages : on n’a 
« pas des terres, on a des provinces. » 

Mais qui cultivera ces provinces? Le travailleur libre a ses 
exigences ; il stipule pour ses intéréts: on le remplacera par !’es- 
clave, eette béte de sonmee qui ne stipule rien. Des maguignons 
vont en Asie et en Gréee; ils en raménent des cargatsons d‘es~ 
claves. « Ainsi le sol de lItalie sera livré & des mains serviles : 
«le tugurtum du pauvre colon sera jeté au vent; l’immense 
«villa, la grande ferme lui succédera aveo sa partie souter- 
«raine, lergastule, peuplée d’ouvriers qui dorment les pieds 
« dans les entraves. » 

Si esclave cultive mal, on laissera les terres en friche et on 
lui fera garder les troupeaux. C'est de cette époque que datent 
Jes immenses pacages qui entourent Rome, et exhalent pen- 
dant l’été des miasmes perfides. Ainsi l’ceuvre de la dépopula- 
fion avance; elle sera bientét hatée par la guerre civile; on 
comptera par vingt et par trente les villes qui auront disparu 
de la terre sacrée du Latium, et Rome sera réduite & attendre 
dela fertilité de la Sieile et de PEgypte le blé nécessaire a la 
subsistance de l’innombrable multitude qui sera venue chercher 
ta asyle dans son sein. 

« Tout accourt vers elle : le riche vient y jouir, Te pauvre y 
«mendier, le nouveau citoyen y donner son suffrage, le ci- 
«toyen dépossédé y réclamer ses droits; le banqueroutier s’y 
«met & Pabri de son créancier; le criminel y fuit son accu- 
esateur ; te riche endetté s’y fait protéger par quelque poten- 
«tat contre la saisie de biens et la pique du préteur; le rhéteur 
e asiatique y-oayre son école; le philosophe grec y apporte sa 
«loguacité bouffonne gue persécutaient les proconsuls; |’as- 
« trologue chaldéen, le magicien d’Egypte, le prétre mendiant 
«@ Isis ou de Bellone, le petit Grec surtout, Greculus, le che- 
«valier d'industrie de l’ancienne Rome, qui monterait au ciel 
« pour un diner : tous ces gens qui cherchent fortune pensent 
«la trouver ici, et, & défaut d’autre, prennent Rome pour pa- 
«trie et pour nourrice. » 

C’était & Rome aussi que venait s’entasser cette population 
hbre de la campagne qui se trouvait réduite a errer sans tom- 
beau e¢ sans autel. La du moins elle aura, & défaut d’ouvrage, 
des jeux, des spectacles, le vote aux comices, de l’oisiveté et 
du pain. Nourrie gratuitement par le pouvoir, préte & vendre 








718 LES CESARS, 


ses suffrages & tous ceux qui poursuivent les charges publi- 
ques, s’augmentant chaque jour de cette multitude d’étrangers- 
que le droit de cité va chercher par dela Ja terre sacrée du La- 
tium, elle devient un instrument terrible entre les mains des 
factions ; et les factions, ce ne sont plus des principes, ce sont 
des hommes: c’est Marius, c’est Sylla, c’est Cicéron, c’est Pom- 
pée, c’est César; ce sont tous ceux que le dépérissement de 
\’esprit public convie au despotisme. 


Les portraits de tous ces hommes sont tracés avec un rare ta- 
lent par M. de Champagny : Marius, perfide amt, ennemi atroce ; 
Sylla, homme cruel, mais d’un génie supérieur, gut, dans la com— 
plication des tntéréts, ne voit qu'une seule cause @ défendre, celle 
du sénat et de la vieille Rome; Cicéron, homme des tempéra- 
ments et du bien possible; Pompée, heureux vainqueur de Ser- 
torius et de Spartacus, et qui arrive toujours @ temps pour ter- 
miner a@ sa gloire les guerres qui allatent fintr @ la gloire d’autrut. 
C’est la seul épée, le seul général possible de la république. Il 
tempére l’oligarchie, protége le peuple contre la noblesse, et 
deviendrait roi s'il n’avait fa coquetterte de se fatre prier. 


Mais c’est surtout sur César et sur son caractére que s'est 
épuisé le talent d’analyse de M. de Champagny. Lorsqu’on par- 
court l'histoire romaine, il est difficile de se rendre toujours 
bien compte de la complication changeante des intéréts et des. 
mille passions du Forum. Ces alliances nouées et rompues, ces 
amitiés qui deviennent des haines, ces élévations, ces chutes 
passent devant nous sans nous captiver, parce que nous les com- 
prenons mal ou que nous ne les comprenons pas. Mais M. de 
Champagny nous fait vivre de la vie romaine; il nous initie 
tous les mystéres de cette scéne politique, qui a bien, de temps 
en temps, quelques rapports avec la nétre. Les caractéres les 
plus équivoques, les intentions les plus cachées sont dévoilés 
par lui avec une sagacité profonde. Lisez, par exemple, le cha-— 
pitre intitulé César et ses commencements jusqu'd la guerre civile, 
et il n’y aura pas un des personnages de ce drame oii fut joué 
lempire du monde qui ne soit vivant pour vous ; il n’y aura pas 
une des causes auxquelles on peut attribuer la destruction de 
la république qui ne se présente clairement @ votre esprit. 
L’histoire de Rome, c’est l’histoire du monde de cette époque, 
et elle est toute empreinte du génie de cet homme extraordi- 








PAR M. DK CHAMPAGNY, 719 


fsaire qui, pour parler comme Montesquieu, eut tant de grandes 
qualtlés sans pas un défaut, quoigu'tl eit bien des vices. | 

A César succéde Octave : a }homme de génie homme habile; 
au citoyen qui commence une révolution et veut étre roi, le des- 
pote qui l’acheve et n’aspire qu’au titre de régulateur des meurs, 
de premier du sénat, de pére de la patric. Il ya deux hommes chez 
Octave, ou plutdt ily chez lui un tel assemblage de qualités etde 
défauts qu’on finit par ne plus voir que le profond politique. 

Peureux et inhabile comme général, il remporte néanmoins des 
victoires et se fait adorer des soldats. Cruel au commencement 
de sa puissance, ce n’est plus dans la suite qu’un prince facile 
et débonnaire. li avait compris, suivant la belle expression de 
M. de Champagny, qu’en politique, e¢ quoi gu’en aient dit des 
niats sanguinaires, ce sont les morts qui roviennent. M. de Cham- 
pagny n’a peut-étre pas, au reste, suffisamment expliqué tou- 
tes ces contradictions. Je ne puis surtout comprendre les pro- 
scriptions d’Octave, méme au point de vue politique. Peut-étre 
aussi ce qu'on appelle le siécle d’Auguste, c’est-a-dire cette 
vie littéraire et artistique qui succédait & la vie des camps, 
cette concorde universelle qui remplagait la haine, aurait-il pu 
fournir a des développements heureux. Qui mieux que M. de 
Champagny eut pu nous raconter un souper de Mécéne? Quel- 
ques mots sur Virgile, Horace, Ovide, ne peuvent nous repré- 
senter tout le mouvement intellectuel de ces quarante années 
de paix. Ce furent les travaux de l’esprit qui firent oublier I’as- 
servissement des caractéres, et l’on regretta moins les triom- 
phes guerriers de la république en voyant les gloires d’un 
régne qui ne cherchait sa force que dans le repos du monde. 

Il est un mot de M. de Champagny qui caractérise bien le 
secret de la puissance d’Auguste : Maitre du monde @ vingt-huit 
ans, tf eut la patience d’attendre. C’était le conctliateur univer- 
sel; sans parti pris a l’avance, il s’étudiait seulement d ne facher 
personne. Les lois qu'il promulguait n’avaient d’autre but que 
de hater le retour aux vieilles moeurs , que de régénérer 
Rome corrompue, et, tout en détruisant la république, i) ne 
parlait que de lui rendre son antique éclat. 

« Au miliea de cette Rome, devenue si belle, si volup- 
«tueuse, si pleine de sécurité, on voyail passer un homme 
« simplement vétu, marchant a pied, coudoyé par chacun, ha- 
¢ billé comme Fahius d’up manteay de Jaine filée par ses pro- 


——~ ew wn -- 


80 LES CESARS, 


« pres filles. Cet homme allait aux comices voter avec ie der- 
« nier des prolétaires; it allait aux tribunaux cautionner un 
« ami, rendre témoignage pour un accusé; il allait chez un séna- 
« teur célébrer le jour de naissance du maftre de la maison ou 
« les fiancailles de sa fille. Il rentrait chez lai; c’était une pe- 
« tite maison sur le mont Palatin, avec un humble portique en 
« pierre d’Albe; point de marbres, point de pavés somptueux, 
«peu de tableaux ou de statues; de vieilles armes, des os de 
« géant, un mobilier comme ne leit pas voulu un homme tant 
« soit peu élégant. Ce qu’il avait eu de vaisselle d’or du trésor 
« d’Alexandrie, il l’avait fait fondre; de la dépouille des Ptolé- 
« mées, il n’avait gardé qu’un vase précieux. Il se mettait tard 
« atable, y restait peu, ne connaissait point le luxe des repas 
«si extravagant alors : avec du pain de ménage, des figues et 
« de petits poissons, le maitre da monde était content. A le voir 
« si simple, qui aurait osé dire que c’était un roi? » 

Et c’est pourtant de cette maniére que la royauté parvint a 
s’établir. L’époque d’ Auguste est assurément une des plus cu- 
rieuses & étudier de l'histoire romaine, et je regrette que 
M. de Champagny ne lui ait pas consacré plus de pages qu’a celle 
de Tibére. Sous Auguste au moins l’attention est soutenue par 
ja grandeur des faits et par l’élévation des caractéres. ll vy ade 
la noblesse dans le cceur de celui qui gouverne, et si les vieux 
républicains courbent la téte, c'est par admiration plus que par 
crainte; or, dans Yadmiration il y a toujours quelque dignilé. 
Mais que devient la dignité , que devient la noblesse sous un 
Tibére , un Caligula, un Claude, un Néron? On aime & péné- 
trer le secret du talent ou de la vertu; mais celui du crime 
commis de sang-froid, par habitude, qui saurait le dire? I! faut 
assurément toute Ja puissance du talent de M. de Champaguy 
pour nous faire parcourir encore une fois, sans ennui ni fatigue, 
cette lugubre histoire qui, il en convient lui-méme, met sou- 
vent en défaat toute la clairvoyance de sa pensée. Peut-étre 
eit-il mieux valu envisager ces hommes de haut que de les sut- 
vre dans les hideux détails de leur existence. 

Sous Tibére régne la peur, vis metus : l'empereur a peur du 
sénat, peur de ses courtisans, peur surtout de ceux qui doi- 
vent lui succéder sur Je tréne; le sénat a peur de Tibére; les 
citoyens ont peur les uns des autres, car la délation est 4 l’or- 
dre da jour et la loide ]ése-majesté est affreusement élastique. 


PAR M. BE CHAMPAGNY. 81 


Caligaia est un fou farieux, une de ces natures mauvaises dont 
la soif de sang ne peut s’expliquer que par la passion des jeux. 
de amphithéétre. Claude est un imbécile que viennent illu- 
miner parfois des éclairs de bon sens. Sous Tibére les délateurs 
soat maitres ; sous Caligula, ce sont les prétoriens; sous Clau- 
de, ce sont Messaline , Agrippine et leurs amants, c’est-a—dire 
des prostituées et des affranchis. Quant a Néron, M. de Cham- 
pagny le signale comme le type de l’empereaur romain : « C’est 
«au plus haut point cette toute-puissance du mal, ce mépris 
«de l’humanité hors de soi et cette idolAtrie de l’humanité en 
«soi-méme, cette aspiration gigantesque et folle vers toute chose 
« surhumaine, cette lutte contre Dieu. C’est au plas haut point 
s aussi cet imminent péril, cette indicible fragilité du pouvoir, 
« cette surexaltation del’individu humain, si colossale et si pré- 
« caire.... Rome était encombrée de fanérailles, le Capitole de 
«victimes immolées aux dieux sauveurs. Ceux a qui on avait 
«tuéd wm pére, un frére, un ami, mettaient des lauriers sur 
«leurs portes, étaient aux genoux de Néron, baisaient sa main 


eclémente. » Lorsqu’il eut ordonné 4 Sénéque de mourir, fe 


sénat le fit dieu. 

Voila dans quelle dégradation était tombé le pouvoir; mais 
cette dégradation était tellement naturelle, elle entrait si bien 
dans l’essence du paganisme , que plusieurs de ces empereurs- — 
monstres farent aimés : sur le tombeau de Néron on alla long- 
temps jeter des fleurs. 

Il est difficile de porter plas de variété et un jugement plus 
str que ne I’a fait M. de Champagny dans ces biographies mo- 
notones et sanglantes: Ce sont des miniatures, ainsi qu’il le dit, 
mais pas une nuance n’y est omise, pas un détail de la physio- 
nomie n’y échappe. M. de Champagny ne sait pas non plus faire 
erimacer le vice pour rendre la vertu plus belle. Son livre est 
une ceuvre de conscience autant que de talent, et, si la pensée 
morale y domine toujours, si elle reléve l’Ame abattue par fe 
spectacle d’une inexprimable abjection , c’est qu'il n'est pas 
@histoire qui fasse mieux comprendre ce que peut l’homme li- 
vré a lui-méme, avec toute sa science, tout son orgueil, toute 
sa prétendue civilisation, lorsqu’il n’est pas éclairé de cette lu- 
mitre divine, qui:seule peut donner & son intelligence la vérité 
et la vie. 

Cette premidre partie de l’ceuyre de M. de Champagny avait 





§2 LES CESARS, 


d’abord été publiée par fragments dans des revues, et le style 
se ressent un pea de cette premiére destination. Naturellement 
abondant et d’une vive allure, il vise néanmoins un peu trop & 
Yeffet; on y voudrait moins d’antithéses et plus de bonkemte, 
pour me servir d’un terme que notre ami applique a Rollin; on 
y voudrait aussi, qu’il me permette de le dire, moins de mots 
anglais et latins, et des formes.parfois moins familiéres. 

Disons maintenant que ces reproches , tout légers qu’ils 
soient, ne peuvent aucunement s’adresser aux deux volumes 
qui viennent de paraitre. Cette seconde partie de l’ouvrage of- 
fre donc le talent de M. de Champagny dans tout-son éclat. 
Talent d’ observation, talent d’analyse, talent destyle, tout con— 
court pour rendre ce tableau du monde romain le plus saisis— 
sant et le plus vrai qui existe dans notre littérature. Les deux 
premiers volumes nous ont présenté l’histoire de Rome depuis 
César jusqu’a Néron; les deux derniers nous font assister 4 la 
vie romaine, vie politique, vie littéraire, vie domestique. M. de 
Champagnoy étudie d’abord la constitution de l’empire, sa force 
an dehors, son unité au dedans, son bien-étre matériel, sa civi- 
lisation extérieure. Viennent ensuite les doctrines philosophi-— 
ques et religieuses ; il remonte a leur origine, les suit dans 
leurs transformations et leurs combats, et apprécie leur puis- 
sance morale. Aprés le tableau des doctrines il nous présentera 
le tableau des meeurs sous le double point de vue de la société 
et de la famille, sur le Forum comme au foyer du pére de fa- 
mille, dans les arts et les lettres comme au théatre. 

On dirait que M. de Champagny a passé de longues années 
dans Rome antique, tant il en posséde a fond les croyances et les 
usages, tant sa parole a de naturel et d’aisance en nous prodi- 
guant les trésors de son immense éradition. Un pareil travail 
ne saurait s analyser. Tout ce que nous pouvons faire est de si- 
goaler quelques données-curieuses et de citer un petit nombre 
de pages, qui donneront une idée de lattrait qu’offre sa lec~ 
ture. | | 

M. de Champagny nous trace d’abord a grands traits la carte 
géographique de cette pujssance qui n’avait pas de limite ri- 
goureuse, suzeraine quand elle n était pas maitresse, allicée pré- 
pondérante quand elle n’était pas suzeraine, et au dela de la- 
quelle il n’y avait que des régions inconnues. Tous les titres 
staient bons a l'autorité de Rome, et ¢’était ainsi qu’elle parve- 





PAR M. DR CHAMPAGNY. §%. 


maith soumettre les peuples et A se les assimiler presque & leur 
insu. Elle ne faisait pas comme nous; elle laissait & chaque na- 
tion sar laquelle elle étendait les mains Je libie usage de ses 
lois, et on doit méme remarquer, avec Montesquieu, que les 
Romains, ayant successivement combattu contre tous les peu- 
ples, renoncérent toujours & leurs usages dés qu’ils en trouve- 
reat de meilleurs. 

« Rome n’administrait pas, dit M. de Champagny ; elle lais~ 
esait faire; les défiances des gouvernements modernes et leur 
cimmixtion dans les détails de la vie municipale ne furent pas 
eson fait. Anagni pouvait relever ses temples, Marseille agrane 
¢dir zon port, Cordoueréparer son thédtre, sans que Romejugeat 
« de son intérét ou de sa grandeur de laisser sans toit les tem~ 
¢ ples d’ Anagni ou sans colonnes le thédtre de Cordoue. Le pro- 
«consul et te propréteur venaient faire le eens , lever des sol~ 
«dats, recueillir les dimes, onvrit & travers les provinces un 
« canal dont César les dotait, oucoastruire une route dont l’eme 
« pire avait besoin. Ii agissait, ii n’empéchait pas. Systeme dif~ 
«férent, plus libéral peut~édtre , moins paternel, qui platt aux 
« cités ea veillant moins eur elles, respecte leur liberté et né- 
eglige leurs intéréts, les traite non comine des. pupilles qu'il 
«faut protéger et défendre, mais comme un fils, maitre de ses 
edroits, que le pére de famille veut laigser libre méme de se 
«raiaer. » 

On compread que, dans uo pareil systéme d'administration, 
la police devait étre a peu prés nalle ; les forces militaires n’é~ 
taieat emphoyées qu’a la défense da territoire contre les inva~ 
sions étrangéres, et cé n’élaient pas douze cents Romains dans 
les Gaules, trois mille sur le Bosphore, ce n’étaient pas les cent 
viagt ou cent cingaante mille hommes de l’armée romaine qui 
eussout pa, dans 10s temps modernes, maintenir l’ordre et la 
peix depuis la Tamise jusqu’a |’Euphrate , depuis le Zuyderzée 
jusqa’aux déserts del’ Afrique. La puissance de Rome était done 
toute dans son nom, toute dans cette civilisation qui la rendait 
supérieure aux autres peuples, toute dans ces merveilleux sou- 
venirs de gloireet de conquéte quila faisaient apparaitre comme 
poussée par jes dicux vers une destinée inconnue. Et il fallat 
plesieurs siéeles pour que ce prestige s’évanouit ; mais lorsqu’il 
sévanouit, l’empire fat perdu. Les légions des proyiaces, ja- 
louses des soldats du prétoire, furent les premiéres & braver 








84. LES CESARS, 

le respect traditionnel dont Rome était objet; les Barbares se 
soulevérent & leur tour, et quand, aprés avoir tremblé pendant. 
tant d’années au seul nom de la ville éternelle, ils osérent appro- 
cher de ses murs, ils ne pouvaient encore croire a sa faiblesse. 

La vaste unité du pouvoir de Rome fit régner la paix dans 
tout l’univers, et cette paix fut d'autant plus stable que Rome 
était sans cesse présente dans jes parties les plus reculées de 
son empire, par ses colonies, ses voyageurs, son luxe, sa science. 
Elle corrompait les peuples afin de mieux se les assimiler, et 
les voluptés de sa mythologie, la sensualité de la vie romaine 
étaient les deux plus puissants agents de la civilisation qu'elle 
préchait au monde, Quelle était d’ailleurs cette paix romaine? 
Ea préservant les peuples de toute attaque extérieure, les met- 
tait-elle aussi bien a J’abri des dilapidations et des vexations 
proconsulaires? Les excés des gouverneurs romains , aux der- 
niers temps de la république, avaient-ils cessé? Ne voyait- 
on plus de Verrés, d’Appius, de Pison, trafiquant de la justice, 
dévastant les provinces par leurs réquisitions et leurs pillages, 
commandant en despotes aux villes et aux rois, et forcant par- 
fuis les plus nobles filles a se donner la mort pour échapper a 
leur bratalité ? La domination romaine fat-elle, en un mot, plus 
douce aux temps de Tibére et de Néron qu’aux jours de Pom- 
pée et de César? Non, sans doute; mais cette paix extérieure 
qu’elle maintenait entrait dans les desseins de ta Providence ; 
mais cette confusion de toutes les croyances, qui avait suivi la 
conquéte, jetait les Ames dans une iocertitude et une anxiété 
qui les préparaient a recevoir la Bonne Nouvelle. Ce n’était pas 
sans un dessein d’en haut que Rome avait balayé tous les dieux 
des nations et fait la place libre pour celui qui allait venir. 

Les doctrines de l'antiquité, tout incohérentes qu elles fus- 
sent, avaient eu leur époque de puissance et de grandeur. Les 
inspirations de Platon avaient souvent été sublimes, et Epicure 
Jui-méme dissimulait son athéisme en ne voyant de bonheur que 
dans la vertu ; mais les fables de la mythologie ne purent résis- 
ter 4 ! examen de la raison philosophique, et la philosophie elle- 
méme, toujours incertaine, se eontredisant sans cesse, n’avait 
abouti qu’au scepticisme. Athée, sceptique, voila ce qu’on était 
i Rome sous les Césars ; on croyait aux songes, aux divinations, 
aux présages ; on.se jetait, par besoin de foi, dans Ja pratique 
les mysteres, cefle partie dévote-du paganiame, ainsi que l'appelle 


PAR M. DE CHAMPAGNY. 85 


M. de Champagny; mais on ne croyait plasa Dieu. M. de Cham- 
pagny nous raconte cette pénible histoire des variations de la 
pensée humaine, depuis le panthéisme de |’Orient et l'anthro- 
pomorphisme de la Gréce Jusqu’a l’union de ces deux doctrines 
dass une dégradante idolatrie. ll n’est pas un dogme, pas une 
opinion qai ait échappé a son analyse. Nous aimons surtout le 
chapitre qu'il a consacré au néo-stoicisme, chapitre qu’il a re- 
légné, je ne sais pourquoi, a la fin de son ouvrage et en dehors 
du cadre qu’il s’était tracé. Cette renaissance de la philosophie, 
et d’ane philosophie élevée, aux derniers jours du paganisme , 
ne s explique que par linfluence déja puissante des doctrines 
chrétiennes. Cela avait été souvent dit, mais M. de Champagny 
le prouve en rapprochant un grand nombre de passages de Sé~ 
néque de sentences extraites de nos livres saints. « Voulez- 
«vous honorer les dieux , imitez-les , disait Senéque... Vous 
«étonnez-vous que l'homme arrive jusqu’aux dieux? Il y a 
« quelque chose de plos merveilleux : Dieu vient a ’homme; il 
sy a plus, Dieu vient dans l'homme... La vertu est quelque 
schose d’élevé, de supérieur, de royal, d’infatigable, d’in- 
svainca ; la volupté est basse, servile, fragile, misérable; elle 
«a pris domicile aux tavernes et aux lieaxde débauches. » Mais 
quelle était la sanction de cetle sublime morale? « Nous avons 
«peu de chose a craindre des hommes, rien acraindre des dieux, 
«disait Sénéque : non mulium est ab homine timendum, a Deo ni- 
chil. » Voila, en définitive, & quoi aboutissait toute la philoso- 
phie antique : de magnifiques spéculations, et pour base le néant. 
M. de Champagny a dit quelques mots da Christianisme, et je 
le regrette ; le sujet était trop vaste pour étre ainsi légérement 
traité. Ce passage de son livre fera d’ailleurs double emploi avec 
le travail qu’il projette sur les premiers siécles de l’ére chré- 
lienne. En général, nous reprocherons a notre ami de ne pas 
avoir conga dés l’abord le plan de son ceuvre dans son ensem- 
ble. Il en résulte des répétitions et des renvois de la seconde 
partie a la premicre. Tout incomplet, au reste, que soit son 
aperca da Christianisme naissant, ce n’en est pas moins un élo- 
quent tableau de toutes les difficultés qu’ eut a vaincre la prédi- 
cation chrétienne, et quelle vainquit glorieusement. M. de 
Champagny nous rappelle souvent alors le cardinal de la Lu- 
zerne. 


- Qy'on nous permette maintenant une petite ¢ritique de dé- 


86 LES CESARS , 


tail. M. de Champagny fait quelque part allusion & saint Gré~ 
goire demandant 4 Dieu et obtenant le pardon de Trajan. Cette 
historiette ferait supposer des doctrines théologiques assez peu 
étendues chez un Pape, et, ce qui est plus grave, chez un saint. 
M. de Champagny me permettra donc de la révoquer en doute. 
Je sais bien qu’on Ja trouve dans Nibby, lequel, si je ne me 
trompe, donne pour singulier motif des priéres du saint l’admi- 
ration que lui causait la vue de la colonne Trajane. On la trouve 
aussi au livre V, chapitre 8, du Polyeraticus de Jean de Salis- 
bury, évéque de Chartres dans la seconde moilié da XII¢ si~ 
cle. Saint Grégoire, dit-il, éetgntt par ’abondance de ses larmes 
les flammes qut brilatent Trajan en enfer, et la grdce de ce prince 
lut fut accordée dla condition que ce serait le dernier paten pour le 
quel tl aurait la présomption de prier. L’histoire est assurément 
fort ingénieuse; on peut méme lui reprocher de l’étre un pea 
trop, et surtout de venir trop tard. Cing siécles s’ étaient en ef- 
fet écoulés depuis la mort de saint Grégoire, et au bout de cing 
siécles il faut bien se défier des oui-dire. 

Les chapitres des Césars qui sont consacrés au tableau de la 
civilisation romaine offrent un intérét qui tient du roman. Ana- 
charsis nous raconte bien les meeurs et les habitudes d’Athéoes, 
mais M. de Champagny nous fait voir, nous fait toucher au doigt 
celles de Rome. A la pointe du jour nous assistons au lever da 
riche romain; les salutateurs encombrent son vestibule pendant 
qu’il prolonge paressensement le repos de la nuit; puis il se- 
coue son sommeil, parfume sa téte, et, entouré de olients, il des- 
cend au Forum, oi |’attendent les grandes affaires. Dés que la 
clepsydre marque midi, le bruit de la ville cesse; le pauvre 
s’assoupit sous les portiques, et le riche dort ou réve au bruit 
des jets d’cau dy cavedium. A deux heures le Champ-de-Mars 
se remplit d’une foule allégre et joyeuse; les vieillards causent, 
les femmes se proménent, les jeunes gens s’exerceht & la course, 
a la lutte, a lancer le javelot, et, se jetant dans les eaux du Ti- 


- bre, le traversent ala nage. De la chacun se rendra aux ther- 


mes, oi l'on pourra nager dans des cuves de marbre, oi l’on 
trouvera les parfums de |’Orient qui assouplissent le corps, et 
le jeu, la danse, l'étude méme, si l'on veut; car les thermes ont 
leurs bibliothéques. Les thermes sont le gymnase, [a tribune, le sa- 
lon de cette Rome sensuelle et délicate. Parlerons-nous maintenant 
du souper, cette grande affaire du jour; de la constitution de 





PAR M. DE CHAMPAGNY. 87 


lesclavage et des diverses fonctions des esclaves ; del’étiquette, 
des costumes, du bon ton romain? M. de Champagny entre a 
cet égard dans les plus curieux détails. I! nous trace le tableau 
des raes de Rome et de la population qui s’y presse, celui dela 
famille et des lois qui la régissent, celui des arts , des sciences 
et des lettres se corrompant, s’énervant chaque jour, ne pro- 
duisant plus que des colifichets, des obscénités , ou se perdant 
dans la déclamation. I! nous peindra les coquetteries des fem- 
mes, les intrigues des capteurs de succession, puis nous fera 
assister aux farces des histrions, au jeu des pantomimes et & 
ces combats de gladiateurs que Cicéron contemplait d'un ceil 
sec, mais au sujet desquels Senéque, déja imbu des doctrines 
évangéliques, s’écriait d’une voix sublime : « Ces hommes ont 
«mérité Ja mort, je le veux bien; mais vous, quel crime 
savez-vous commis poar mériter d’étre spectatears de leur 
«supplice? » | 
Eugéne pg La Gouarneniz. 


LE SPERANZE D’ITALIA. 


LES ESPERANCES DE L’ITALIE£E, PAR M. LE COMTE BALBO. 


Quelle que soit Ja mobilité des erreurs humaines, il en est — 
cependant quelques-unes qui jouissent d’une vitalité surpre~- 
nante : ce sont principalement les erreurs du génie, celles qui 
viennent au monde, pour ainsi dire, au milieu des éclairs, comme 
ce dieu des anciens, et qui enivrent les hommes en naissant. 
Le génie littéraire en perpétue un grand nombre par les livres; 
le génie politique incarue les siennes dans des événements qui 
grandisssent, dans des situations qu'un succés trompeur fé- 
conde, et qui enfantent bientét tout une race de fautes, tout 
une dynastie de calamités. 

Si Pon en veut un grand exemple, que !’on considére la si- 
tuation respective de l’Allemagne et de l’Italie: qu’on en cher- 
che le principe au temps de Charlemagne, dans la fondation du 
Saint-Empire romain; qu’on fasse & travers l’histoire un voyage 
de mille ans sur la trace de cette brillante création d’un grand 
homme. Certainement elle était brillante. Equilibrer le monde | 
nouveau, qui allait se débrouiller, sur les deux pdles de la puis- 
sance spirituelle et de la puissanse temporelle; établir Punité 
européenne de l’une et del’autre par l’affermissement da pon- 
tificat ecclésiastique et par la consécration de la suzeraineté 
impériale; de ces deux unités n’en faire qu'une, celle de la ré- 
publique chrétienne; diriger au méme but de propagation et 
de civilisation les deux grands instruments de la société hu- 
maine, la parole et les armes; c’était la sans doute une écla- 
tante pensée qui fait bien pdlir toutes nos mesquines concep- 
tions de politique moderne. Elle avait en outre le mérite de 
venir &son temps; le vaste empire des Arabes, refoulé en Es- 





” 3B SPRRANZE D'ITALIA. $$ 


pagne, allait battre les cdtes de la Sicile, de |’Italie et méme de 
Ja Provence; & lest et au nord, les Huns, les Slaves, les Saxons 
et les Normands pressaient avec force et menacaient de renou- 
veler lirruption de la barbarie; le royaume franc et la chré- 
tienté s’identifiaient par le fait ; il était naturel d’exprimer, par 
une alliance positive, cette solidarité qui s’établissait d’elle- 
méme entre l’empire et !c Christianisme. 

C’était bien pour Charlemagne; c’était trop pour ses succes- 
seurs ; et lorsque, sous l’impulsion de circonstances différentes, 
le titre impérial, échu aux Allemands, essaya de justifier son 
origine, lorsque les princes de ja maison de Saxe voulurent 
fonder & perpétuité ce nouvel empire d’Occident, qui, en réa- 
lité, n’avait été qu'une passagére dictature curopéenne entre 
les mains d’an fort guerrier, on vit alors sortir erreur jusque- 
la cachée parmi les conséquences da systéme. Le protectorat 
spécial accordé aux empereurs ne pouvait manquer de tendre 
sans cesse ase transformer en souveraineté. Dela, sous OttonI*, 
prince pourtant doué de qualités heureuses, Ja prétention d’é- 
lire au pouvoir pontifical. C’était ?époque des grands duchés : 
le Pape, selon le plan des Ottons, n’aurait plus été qu’un duc 
de l’empire, chargé du spirituel. Pour dominer les Papes, il 
fallait subjaguer I'Italie; pour que I’Italie restat soumise, il fal- 
lait que les Papes fussent dépendants. Ces deux faits insépa- 
rables se prolongent, & travers mille désastres, dans toute la 
durée du moyen dge. Grégoire VII sauva Ic principe spirituel ; 
mais il ne put détruire la situation fausse et funeste, inhérente 
aVidée premiére da Saint-Empire; elle se faisait encore sentir 
ala fin du dernier siécle, sous Joseph II, et ne périt qu’avec 
"empire méme, sous les conps de cette révolution francaise qui 
afait, sous la main de Dieu, tant de choses auxquelles elle ne 
songeait point. 

Ces opiniatres prétentions des empereursallemands sur|’[talie 
farent pour Pempire un principe de mort. Leur premier effet, 
au moyen age, fut d’entraver en Allemagne le principe d’organi- 
sation qu’il y avait dans la féodalité, ct, par suite, de perpétuer 
le principe de division qu'elle portait aussi. Les rois de France, 
heureusement plus faibles, laissérent se constituer les grands 
fiefs, et ces vassaux puissants constituérent les choses au- 
dessous d’eux. Or, c’est déja beaucoup que la régle dans un 
systéme quelconque. En méme temps nos rois, réservant tou- 


90 LE SPERANZE D'ITALIA, 


jours avec patience leur droit de pouvoir central, s'immiscaient, 
par la jurisprudence, par la protection des faibles, par ’éman- 
cipation des communes, par la coopération de l’Eglise, par la 
suprématie militaire, dans tous les intéréts d’ordre, d’avenir 
et de nationalité, de sorte que peu a peu, par des transactions 
libres ou des chatiments applaudis, les souverainelés locales 
vinrent se réunir sous une méme couronne. Ce fut le résultat 
d’une politique toute intérieure, toute francaise, travaillant au- 
tour de soi, et consacrant sa force, pour ainsi dire, & fortifier sa 
propre vie, sans la dépenser trop tét en ceuvres extérieures. 
Telle fut, sauf les Croisades, la politique francaise depuis le dé- 
doublement de empire franc jusqu’au temps de Charles VIL. 
Mais les empereurs ne purent imiter une semblable conduite. 
Leur acharnement & subjuguer I’Italie les détourna de l’action 
bienfaisante qu’ils pouvaient exercer au dedans. La maison de 
Franconie engagea contre la féodalité une lutte violente, et par 
conséquent stérile. Au lien de lui laisser vivre sa vie, au lieu 
de la faire mirir par le bon ordre qu'elle pouvait comporter, 
ces princes voulurent !a détruire 4 la hate, ruiner les existences 
faites, reconstruire Putopie de Vancien despotisme romain ou 
de l’unité carlovingienne, afin d’avoir les bras libres pour frap- 
per l’Italie. Ce n’était donc pas sans raison que Grégoire VII et 
Varchevéque Hannon se liguaient avec la féodalité contre 
Henri IV. Il n’est pas méme besoin de justifier cette alliance 
par la nécessité de défendre l’indépendance de I’ Eglise; prise 
a part, elle était encore juste, et la féodalité avait toute raison 
~” dese défendre, parce qu'elle était encore seule possible. Plus 
habile et non moins violente fut la maison de Souabe; peu sa- 
tisfaite de la possession déja si laborieuse du nord de I’Italie, 
elle voulut y ajouter le royaume de Naples: elle y trouva son 
tombeau. Qu’arriva-t-il de tant d’expéditions acharnées? que 
Vintérieur de Allemagne se divisa de plus en plus; que la 
féodalité s’y perpétua parce qu’on ne l’avait point sagement 
régularisée; que plus de deux cents souverainetés locales s’y 
élevérent a la place des grands-duchés; que landgraves et 
burgraves se fortifiérent de toutes parts; que Jes guerres pri- 
vées et le droit du plus fort bravérent lénergie mal employée 
des deux Frédéric mémes, et leur survécurent; qu’apreés les 
Hohenstaufen \’empire, déchu de son faux éclat, parut si faible 
que personne n’en voulut, et qu’jl fallut, pendant l'interrégne, 





PAR M. LE COMTE BALBO. 9{ 


ehercher en Angleterre et en Espagne quelqu‘an qui vouldt 
bien étre empereur. 
La maison d’Autriche ne sut pas non plus se dégager de cette 


manvaise combinaison ni se préserver de cette erreur sécu- 


laire; et lorsqu’elle se fat alliée & Espagne, le fardeau qui 
avait accablé les empereurs da moyen age fut encore énormé- 
ment aggravé. Alors le sort de l’empire se décida. Les chefs 
féodaux profitérent une bonne fois des immenses embarras 
de Charles-Quint; ils firent une grosse affaire de la révolte 
d’un moine contre le Pape, et parce que l’empereur, a cause de 
ses Etats d’Espagne et d'ltalie, était forcément catholique, ils 
brisérent la catholicité pour mieux briser 4 tout jamais lunité 
allemande. C'est ainsi que l’Allemagne, pour avoir attenté sans 
cesse 4 une nationalité étrangére, consuma tant de siécles a ne 
pouvoir devenir une nation, une patrie, un Etat. L’empire avait 
négligé |’Allemagne, P Allemagne repoussa graduellement |’em- 
pire du nord au midi. Dés les premiers temps, on voit se pro- 
noncer cette marche des influences allemandes. La famille de 
Saxe fait place 4 celle de Franconie ; aprés celle-ci, le mouve~ 
memt se continue vers le sud et passe a la Souabe; de la 
Souabe & |’Autriche, plus méridionale encore. Et aujourd’ hui 
que devient ce reste incohérent de l’empire, cette puissance 
antrichienne qui vit de police et d’administration, et dont l’ha- 
bileté masque la faiblesse politique? L’Allemagne la pousse tou- 
jours; l’Italie ne demande pas mieux que de pousser aussi pour 
la faire rouler dans la vallée du Danube. C’est ce que l'Europe 
attend, c’est ce que l’Italie surtout espére, et c’est la possibilité 
de ce résultat qui a inspiré a M. Balbo son livre des Espérances 
de [ Italie. ) 

Il n’y a peut-étre pas d’augure plus sinistre pour l’ Autriche 
que cette voix unanime des écrivains distingués de l'Italie, 
cette conspiration involontaire, cet écho peu bruyant, mais 
universel et insaisissable, qui réclame l’indépendance de la pa- 
trie italienne. Le cabinet de Vienne, avec toute sa science ad- 
ministrative et diplomatique, ne saurait intercepter cette com- 
munication des 4mes qui s’opére comme par un magnétisme 
invisible, et se répand a distance, triste et patiente comme 
une douleur de Pellico, énergique et retenue comme un vers 
de Manzoni. Elle aimerait mieux sans doute avoir affaire aux 
insurrections factices des sociétés secrétes, aux déclamations 


eS APA 








92 LE SPERANZE D'ITALIA, 


turbulentes qui effraieraient les gens paisibles, aux doctrines 
démocratiques plus stériles encore; mais les plus puissants de 
ces écrivains ajoutent A tant de modération tant d’irrépréhen- 
sible hardiesse, le sentiment patriotique qui les anime est si 
calme dans sa vigueur, si religieux dans son expression, si pur 
et si grand dans son but, que leur pensée trouve an asile invio- 
lable dans toutes les Ames que Je matérialisme endormeur de 
Yadministration étrangére n’a point encore assoupies. M. le 
comte Balbo aura sans doute contribué pour une bonne part 
& Poeuvre d’émancipation de son pays. Son livre prend les 
choses aussi prés que possible de la pratique; il cherche, dans 
l'état actuel de ’Autriche et de Europe, les éléments qui peu- 
vent concourir a cette émancipation ; ilse demande sous quelle 
forme et dans quelle mesure le veeu de l’italie pourra se réa- 
liser; il écarte Jes réves impossibles, les systémes exagérés a 
ses yeux, et propres seulement a faire perdre de vue ce qui est 
positif et praticable; il se demande enfin comment, dans |’oc- 
casion prochaine qui semble promise par la chute de |’empire 
ottoman, I’Italie pourrait se faire une place honorable et utile 
a l'Europe enti¢re dans la nouvelle circonscription des puis- 
sances européennes. Ce sujet nous parait trop grave et trop op- 
portun pour gu’il nous soit permis de nous en tenir A un exposé 
vague et général; nous suivrons donc ]’auteur dans les détails 
essentiels de ses principales idées, et, sans accepter toutes ses 
espérances, nous le suiycons avec sympathie dans les conjec- 
tures sur lesquelles il cherche a les affermir. 

Et d’abord, qu’est-ce que l’Italie au temps présent, et que 
peut-elle étre? Faut-il songer ala constituer comme un royaume 
unique et indépendant, comme un Etat entigrement autrichien, 
comme une agrégation de petites républiques? 

M. Balbo énumére premiérement les raisons qui rendent im- 
possible, selon lui, la réunion de Italie en un seul royaume in- 
dépendant. Le prince de Machiavel, le Pape des Guelfes, l’em- 
pereur des Gibelins, la monarchie du Dante furent des réves. 
L’essai de Napoléon, les sollicitations de 1814 et de 1815, les 
tentatives de 1820 et 1821, les espérances longtemps nourries 
par les sociétés secrétes et méme par des hommes d'Etat n’ont 
abouti 4 rien. En remontant dans la plus haute aatiquité, |’Itabe 
fat toujours divisée jusqu’a la conquéte romaine, et les Romains 
eux-mémes ne la subjugauérent ea entier que sous Auguste. 


PAB M. LE COMTE BALBO. 93 


Pais elle se divisa de nouveau, ct n’ent plus , jusqu’a nos jours, 
que deux courts moments d’unité accidentelle, sous Théodoric 
et Odoacre. Pendant tonte l’époque chrétienne , elle est mor- 
eelée et partagée entre les Grecs, les Lombards, les Francs, les 
Bourguignons, les Allemands, les Sarrasins , les républiques 
commercaates, les Normands, les Angeyins, les Espagnols, les 
Francais, les Autrichiens. Aujourd’hui encore sept villes se dis- 
puteraient, avec des titres divers , mais fondés et considéra- 
bles, le titre de capitale italienne. A ces raisons, qui ne sont 
peut-étre pas irréfutables, M. le comte Balbo en ajoute une 
beaucoup plus grave et plus embarrassante : que deviendrait 
le Pape dans un royaume d'Italie? roi lui-méme? c’est impos- 
able; sujet d’ua roi? ni les nations catholiques, ni les nations 
non catholiques ne le souffriraient : les intéréts de l"Europe, tes 
destins de la chrétienté, le génie italien méme s’y opposent. 

Sa an royaume italien indépendant ne se peut, ne pourrait-on 
pas étendre provisoirement la monarchie autrichienne sur |’Ita- 
lie entiére ? L’unité nationale se préparerait ainsi par l’admiais- 
tration; et l’anité accomplie, lindépendance deviendrait facile 
a conquérir. L’auteur appelle néo-gibelins ceux qui embrassent 
ee systéme. Mais ce systéme n’a pas pu se réaliser alors méme 
que l’Italie était abandonnée-a |’Allemagne par toutes les puis- 
sances chrétiennes, alors que tous les princes et la moilié du 
peuple étaient gibelins, alors qu’ane seule ville souventse char- 
geait derepousser le joug étranger. Et aujourd’hui que laFrance, 
YEspagne, }’ Allemagne méme et toute la chrétienté ont des in- 
téréts contraires & ce plan, aujourd’ hai que jes gouvernements 
et les peuptes de I’Italie, et la portion mdéme de ce peuple qui 
est soumise aux étrangers , y font obstacle, il est évident que 
e’est encore 1a un réve, caressé, il est vrai, par un bien petit 
nombre de personnes. 

Aatre projet, diamétralement opposé aux précédents: les ré- 
volationnaires da commencement de ce siécle , les Romagnols 
de 1830 et lassociation de la Jeune-Italie ont pensé que, dans 
je soulévement général de I'Italie , il faudrait laisser surgir li- 
brement et s’organiser selon leurs tendances tous les petits Etats 
populaires , Jes petites républiques qui pourraient se former 
dans la péninsule. Ce systéme serait assurément le plus facile 
de tous, et le plus commode aux chefs de insurrection; char- 
gés seulement de l’ceavre de négation et de destruction , décli- 





94 LE SPERANZE D'STALIA, © 


nant la responsabilité des suites, laissant, aprés l’explosion, les 
débris rouler selon leur poids et leur pente, ils éviteraient 
ainsi les dangers et les difficultés de la reconstitation d’un grand 
pays. C’est une espéce de doctrinarisme révolutionnaire, actif 
et personnel pour abattre, fataliste quand il s’agit d’édifier. 
Mais, dit M. Balbo, quand bien méme cette ceuvre serait dura- 
ble, on ne peut la désirer. Comment! on dissoudrait des Etats 
qui ont coaté tant de labeurs aux générations précédentes ! on 
morcellerait de nouveau ce qui s'est uni! on détruirait ces uti- 
les constructions de la civilisation actuelle! on les raserait pour 
y reb&tir des ruines gothiques, pélasgiques ou cyclopéennes! 
Et cela s’appellerait libéralisme ou progrés! On découperait 
donc, par exemple, Ia belle et florissante Toscane en ces vieilles 
petites républiques de Florence, de Pistoie, de Sienne, de Pise! 
Plus d’espoir de multiplier les routes, d’accroitre le commerce, 
de créer les grandes institutions scientifiques ou artistiques, etc. 
Au reste, les démocrates, comme les néo-gibelins , comptent 
sans |’Europe, aqui ces petites républiques ne souriraient guére; 
elles comptent sans les intéréts qui résistent, sans les traditions 
qui réclament, sans les droits acquis, qui ont bien aussi quelque 
force. Une telle révolution serait pire que la barbarie des plus 
funestes époques; c’est assez dire qu’un siécle civilisé ne la to~ 
}ércrait pas. 

Aprés avoir éliminé ces trois idées d’un royaume italjen, d’un 
royaume italo-autrichien et d’un morcellement en Etats démo- 
cratiques plus ou moins étendas, l’auteur s’attache, comme a 
la seule combinaison bonne et praticable, & une confédération 
de tous les Etats actuels, tels qu’ils sont, de maniére a concilier 
$es habitudes, les droits, les intéréts existants', avec la grande 
eause de l’expulsion des étrangers. Les confédérations, selon 

‘Jai, sont l’ordre de choses le plus conforme a Ja nature et al his- 
toire de ce pays, rempli, du midi au nord, de populations trés- 
diverses. La pointe méridionale, la vallée du Tibre, avec ses 
montagnes et ses maremmes, le bassin de l’Arno et la vaste 
plaine septentrionale ont toujours formé des contrées distinc- 
tes, Grande-Gréce ou royaume de Naples, Latium ou campa- 
gne de Rome, Etrurie ou Toscane, Ligurie ou Piémont, Insu- 
brie ou Lombardie; et, dans toute Ja durée de histoire conaue, 
«on les voit s’allier en confédérations de cilés ou de nations, de- 
puis les plus anciens Etrnsques jusqu’aux Médicis, M, Balbo, 


é 





PAR M. LE COMTE BALBO. 95 


toujours attentif aux circonstances naturelles et aux indications 
les plus générales de histoire, s’arréte sur cette base, et c’est 
de 14 qu’il cherche les horizons de l’avenir. Cette proposition a 
certainement un grand mérite: c’est d’échapper aux chances 
des perturbations révolutionnaires, d’offrir un point de départ 
dans le présent, d’étre pratique et presque pacifique. Mais pos- 
séde-t-elle bien ce caractére définitif que l’auteur voudrait lui 
doaner? La configuration du sol, les obstacles naturels des mon- 
tagnes, la différence des mcears, n’ ont-elles pas perda beaucoup 
de leur importance politique dans un temps oi les distances 
s'effacent, ou: les races se mélent plus que jamais, ow le com- 
merce, les voyages, les livres, l’esprit d’imitation, les change- 
ments dans la distribution de la richesse, et un certain flot d’i- 
dées qui sort de deux ou trois sources européennes pour se ré- 
pandre partout', tendent sans cesse & absorber les éléments 
variables dans une certaine unité ou conformité ? Les causes de 
délimitation entre les peuples sont-elles toujours nécessaire- 
ment les mémes? N’y a-t-il point des nécessités de vaste et 
puissante administration, de police perfectionnée et couteuse, 
de développement industriel et de défense nationale, qui font 
sentir partout un besoin d'agglomération des peuples et de con- 


centration de la force publique? Que feront quelque jour les - 


petits Etats, en présence de la liberté de la presse ou da paupé- 
risme? Ces gouvernements paternels, une fois débarrassés du 
patronage autrichien , pourront-ils par eux-mémes réprimer 
Yaetivité désordonnée, la fermentation des Ames, la hardiesse 
réformatrice, qni sont le signe de ce siécle, et qui déja leur cau- 
sent, de temps & autre, de si cruelles inquiétudes? Aucun pays 
- n'était plus propre, par la nature, par la tradition, par lesmeeurs, 
a constituer une Confédération d’Etats libres et divers, que la 
Suisse ; et cependant nous la voyons, dans des circonstances 
bien plas favorables que I'Italie, se dissoudre peu & peu: les 
races et les religions avaient pu s’entendre; les classes et les 
opinions ne s’entendent plus. L’autorité cantonnale n’est point 
assez forte contre des difficultés de ce genre; le pouvoir cen- 
tral flotte entre les partis, et il se glisse partout un esprit qui 
ronge les liens de cette confédération si naturelle, si historique 
et si bien cimentée par Jes meeurs et par l’expérience. 

Quoi qu’il en soit , si la confédération italienne est possible, 
elle ne Vest qu’a Ja condition qu'il n’y aura plas enItalie de pro- 


rt tt at tt TN 


96 LE SPERANZR D'ITALIA. 


vince soumise a l’étranger. En effet, comme l’auteur le démon- 

tre avec beaucoup d’habileté, aussi longtemps que I’étranger 

régnera sur une portion du pays, la confédération ne pourra 

se réaliser ni avec lui, ni sans lui. Avec lui, elle serait fictive. 

Quand bien méme il serait convenu et juré que le Pape en sera 

le président, le Pape ne le serait pas; il serait moins indépen- 

dant qu’aujourd’hui. Méme sans en avoir le titre, I’étranger 

exercerait la présidence réelle, parce qu’il aurait une force tou- 

jours 'préte a décider les questions selon sa volonté. Et si la 

confédération n’avait point de chef, si les Etats s’associaient 

dans une égalité diplomatique, ce serait encore pis; cette éga- 

lité deviendrait bientdt ce que deviennent les égalités de con- 

vention, les droits écrits sans garantie réelle, les réciprocités 

absolues de la diplomatie: des mots, des fictions légales, des cé- 

rémonies, et rien de plus. Voudrait-on, au contraire, exclura 

Pétranger de la confédération? Sans doute les Etats italiens se- 

raient dans leur droit; mais qui l’oserajt? Sur les six ou sept 

souverains italiens, i] peut s’en trouver quelqu’un assez grand, 

assez, hardi, pour braver a ce point la prépondérance étran- 

gére; mais il faudrait qu’ils le fussent tous, et une telle espé- 

rance est assurément illusoire. Qu’est-ce donc que cette domi- 

nation étrangére tellement acharnée sur I'Italie qu’elle ne lui 

permette aucun mouvement spontané? Une intéressante étude 

. historique de M. Balbo la poursuit depuis son origine jusqu’au 

temps présent, depuis Théodoric jusqu’au royaume lombardo- 

vénitien. Pendant ces treize siécles, I’Italie a lutté contre ses 

voisins, et surtout contre la race germanique, avec moins d’en- 

semble, de grandeur et de succés , mais avec autant d’opinia- 

treté que les Espagnols contre les Maures. C’est donc uneguerre 

de treize siécles, tantdt sourde et tantét déclarée, qu’il s’agit de 

finir, et ce n’est pas trop, pour un pareil dessein, de l’unanimité 

de Ja nation, du concours de tous ses chefs , et de la faveur des 

circonstances qui peuvent provoquer un remaniement de |’Eu- 
rope. | 

L’unanimité pour indépendance doit venir, ou spontanément 

de l’accord des souverains ilaliens, ou spontanément aussi par 

un soulévement national, ou par une nouvelle invasion d’étran- 

gers, ou enfin par quelque occasion plus heureuse et mieux sai- 

‘ sie que par le passé. Les trois premitres hypothéses éliminées, 

+ ~ M. Balbo s’arréte a cclleqnj est tonte providenticlle. Mais parmi 











PAR MW. LE COMTE. BALBO. 97 


ces occasions mémes, il fant choisir. Uae conflagration démo- 
cratique serait funeste; une tentative de monarchie universelle 
n'est pas probable. Mais )’empire ottoman s’écroule; la. Russie 
se prépare a en recueillir l’héritage ; les autres Etats européens 
exigeront des compensations: voila l'occasion de l’indépendance 
italienne. | 

Mais voila aussi mille difficultés que la prévoyance humaine 
ne dénouera pas aisément. L’aateur pose d’abord en principe 
que le partage de l’empire ottoman est Ja seule solution possi- 
ble de la question orientale. Selon lui, uo empire chrétien ne. 
ssurait le remplacer ; ce serait l’enfance mise a la place de la 
décrépitude; la protection serait encore nécessaire, l’intrigae 
suivrait son cours; le provisoire continuerait. Cela est indubi- 
lable. Mais ne pourrait-on pas dire d’autre part que la situation 
serait pourtant bien changée ; que, si la décrépitude méne a la 
mort, Penfance méne & la virilité ; que la protection, liatrigue, 
le provisoire iraient alors en diminuant chaque jour, en raison 
inverse des progrés politiques que ferait une population chré-. 
tienne déja trés-intelligente et assez exercée ; que l’empire chré- 
tien de Constantinople, débarrasgé de la suzeraineté onéreuse 
et fatigante de la Syrie et de PEgypte, se constituerait a l’inté- 
riear avec tous les avantages d’une position admirable et d’une 
magnifique espérance; que, dés lors, l’attitnde de la Russie, en 
face d’um Etat chrétien, ne pourrait plus étre la méme que vis- 
vis d"un mahométisme en décadence, et que ce seraitle vrai, 
le seal moyen peut-étre de la renvoyer a sa fonction naturelle, 
gui est de mettre l’Asie orientale en communication avec |’Eu- 
rope? Mais ce n'est point par cet ordre de considérations que se 
videra le différend. Peu importe a la Russie et a l Angleterre 
qa’'aon empire chrétien et indépendant soit on ne soit pas possi- 
hea Constantinople : leurs vues sur les Dardanelles et sur le 
Nil, et la résistance plus ou moins énergique, la mollesse plus ou 
moins connivente des autres puissances,, trancheront la ques— 
lion. M. Balbo pourrait done avoir raison sur le fait du partage, 
tout en ayant tort de le justifier d’avance par l’impossibilité hy- 
pothétique d’une meilleare combinaison. Voyons maintenant les 
bases qu'il propose, et si un démembrement ainsi concu peut 


se réalisersans secousse. Nous craignons bien, disons-le:tout de | 
suite, que le désir de faciliter l’abandon par l’Autriche de sa. 


vIn. | 6 ’ 


A ’ 





- ww owid I 


98 LE SPERANZE D'ITALIA, 


chore Italie, ne lui ait fermé les yeux sur plus d’un obstacle in- 
surmontable. — | 
Il y a pour lécrivain politique je ne sais quelle secréte tenta- 


- tion de vain plaisir 4 écarteler ainsiles empires sur le papier, eta 
. Gistribuer aux souverains des territoires; il semble qu’on prenne 


part al’ouvrage de la Providence, qu’on éléve avec elle les bar- 
ri¢res des montagnes, qu’on creuse avec elle des fleuves pour 
frontitres. Suivons donc avec réserve et défiance ces nouvelles 
lignes géographiques et politiques qu'un pressentiment ou une- 
espérance essaie de tracer sur le monde. 

Si le partage de l’empire ottoman a lien, la Russie ou l’Au- 
triche, par la force des choses, sont appelées 4 en recueillir di- 
rectement la partie européenne ou voisine de Ja mer Noire. 


. Or, puisque l’une des deux puissances doit recevoir cet ac 


croissement, il vant mieux que ce soit |’Autriche. Elle n’est 
point ambitieuse et ne pése puint sur l’Occident comme la Rus- 
sie, contre laquelle elle servirait de rempart. Elle posséde 
déja une partie du Danube; livrer & la Russie les bouches de ce 
fleuve, ce serait asservir cette grande voie du commerce. Que 
I’ Autriche entre en possession de la vallée du Danube, de toute 
la céte occidentale de la mer Noire, et méme du Bosphore et 
des Darnanelles ; alors non-seulement le commerce européen 
prendrason cours naturel vers ce vaste bassin quiséparel’Europe 
et l’ Asie, mais encore la mer Noire échappeta au danger de deve- 
nir un lac russe, un refuge inattaquable, un lieu d’exercice pour 
les flottes russes, un point de départ pour affecter }’empire 
de la Méditerranée elle-méme. D’ailleurs, la Russie n’a qu'une 
compensation & donner, la Pologne, et elle ne la donnera pas; 


: ’Autriche en pourrait accorder de trés-grandes , et de tout 
- temps elle a su se plier a ces échanges de territoires. Ce se- 


rait donc un intérét européen de voir la Turquie européenne 
tomber sous la domination de I’ Autriche ; mais serait-ce ]’inté- 
rét de l’Autriche elle-méme? Sans nul doute. La pente nata- 
relle de }’Autriche vers l’Orient et les bouches du Danube est, 
selon M. Balbo, un fait eénéralement admis par beaucoup de 
bons esprits de celte cour, de cette chancetlerie, de cette aris- 
tocralie de Vienne, et surtout de laristocratie et de la nation 
hlongroise. M. Balbo faita ce sujet des observations trés-jastes 
sur te caractére particulier de la monarchie antrichionne. 
C'est Ja nature de cette monarchie de pouvoir so transfor- 





PAR M. LE COMTE BALBO. 99 


mer, c'est sa vertu de pouvoir se disloquer et se recom- 
poser selon les temps, sans grande difficulté et sans y per- 


dre. Cest la seule monarchie qui ne repose pas essentielle- . 


ment sor une nation, qui ait duré et qui dure, toujours la 


méme , en changeant de sujets. Il y a eu, il y a une monarchie __ 


autrichienne ; il n’y a pas eu de nation autrichienne. Les peu- 
ples qui en portent le nom n’en font pas la dixi¢me partie. 
‘Allemands-Autrichiens , Allemands non Autrichiens, Slaves- 
Bohémes, Slaves-Moraves , Slaves-Polonais, Slaves-Illyriens, 
Magyares, débris des Huns et autres débris encore, voila cette 
monarchie. Autrefois elle comprenait encore des Hollandais, 
des Francais, des Belges. Et voyez comme elles’en est laissé dé- 
pouilier, comme elles’en est presquedépouilléed’elle-méme, sans 
changer sa nature, en l’améliorant, au contraire, & mesure 
quelle se concentrait vers l’Orient! Et maintenant ce nouveau 
mouvement ne ferait que continuer ces premiers mouvements, 
cette concentration progressive de territoire, de races et d’in- 
léréts. » M. Balbo en conclut que l’adjonction des Slaves, sou- 
mis actuellement a la Turquie et aux Russes dans la-vallée du 
Danube, faisant dominer en Autriche cet élément neuf et éner- 
giqne, donnerait 4 la monarchie autrichienne l’homogénéité qui. 
lni manque, la conduirait 4 une situation définitive, lui donne-. 
rait enfin pour base une nation avec un territoire admirable- 
ment circonscrit par la nature, admirablement placé pour figu- 
rer avec grandeur dans !es fatures destinées du monde. 

Cette solution est donc éminemment dans l’intérét de I’ Au- 
triche ; mais cet intérét le comprend-elle ? Sortira-t- elle 
aisément de ce calme administratif qu'elle affectionne, de cet 
amour du présent qui la rend si peu accessible aux beaux son- 
ges d’avenir? Il est assez probable que d’elle-méme elle ne le. 
fera pas ; mais, comme l’observe M. Balbo, il y a des nécessi-— 
tés qui la poussent. La Russie, la Prusse, la France, I’Italie 
tendent sans cesse 4 absorber dans une race principale les po- 
pulations semblables ou sympathiques qui les avoisinent ; l’Au- 
triche finirait donc par s’appauvrir de toutes parts et par dis- 
parattre, si, au milieu de ses éléments hétérogénes, elle ne, 
cherchait & créer aussi un centre, et, pour ainsi dire, un organe 
d’assimilation, au moyen d’uve race dominante. 

De méme que Il Autriche est poussée vers la mer Noire, la 
Prosse se porte naturellement sur la Pologne ; ce serait la sa 


180 LE SPERANZS D'ITALIA, 


part. ii y a pourtant ici une question de nationalité assez diffi- 
eile : le royaume prusso-polonais que M. Balbo propose nous 
parait beaucoup moins naturel encore qu'une Pologne russe. 

_ Quant a la France, elle posséde déja dans ! Algérie sa portion 
=~ de l'empire ottoman; ses petites colonies indiennes ne valent 
pas la peine de conquérir 1’ Egypte; elle n’a plus, elle ne peut 
~~ plus avoir, selon M. Balbo, qu'une ambition continentale ; les 
dédommagements accordés & la Prusse et aux autres Etats al- 

=" lemands, aux dépens de la Russie et de l’Autriche, permet- 
_- traient & la France de reprendre ses frontiéres du Rhin. L’An- 
gleterre n’a plus grand’chose & désirer non plus; elle peut 
étendre & l’aise ses rapports commercianx de l'Inde & la Chine; 
elle sent déja le poids d’une trop grande puissance; cependant, 

4 cause de certains changements produits par la vapeur et par 

le besoin de communications rapides, la possession de 'Egypte 

lui conviendrait assez; on lui laisserait done PEgypte. Reste la 
Russie : tous ces arrangements ont été pris surtout contre elle; 
pourtant, en repoussant Ja prépondérance qu’elle ambitionne 
sur la Méditerranée, on ne peut se dispenser de lui accorder 
une compensation; elle sera large, mais éloignée, mais tour- 
née vers l’est et le midi; l’Arménie et quelques provinces tur- 
ques et persanes, de la céte méridionale de la mer Noire & 
Pextrémité orientale de la Caspienne, voila de quoi la satisfaire, 

si elle est raisonnable. Nous ne nierons pas que cette distribution 
nouvelle ne soit belle, réguliére, appropriée aux destinées, aux 
fonctions, aux tendances naturelles de chacune des grandes 
nations qui en prendraient leur part. Mais lorsqw il s’agit @’hé- 
ritage, entre nations comme entre particuliers, on ne peut pas 
compter seulement avec la raison, les convenances, Vintérét 
réel; il y a encore des avidités insatiables, des jalousies, des 
craintes, des prédilections, des souvenirs. La Russie ne ferait- 
elle pas des efforts gigantesques plutét que de se voir enlever 
par une autre puissance la proie qu'elle guette et qu'elle fas- 
cine de son regard cupide, et qu’elle se dispose 4 dévorer dez 
puis si longtemps? L’Angleterre consentira-t-elle 4 détruire 
définitivement, entre l’Allemagne et Ja France, toute cause de 
défiance et de colére, et 4 préparer ainsi une alliance continen- 
tale qui tiendrait en balance toute la politique européenne? 
La France voudrait-elle, en livrant Egypte aux Anglais, ren- 
dre plus précaire que jamais sa domination africaine, placée 


’ 


PAR M. LE COMTE BALBO. 101 


dés lors entre l’ Aagicterre sur. le Nil et l Angteterre & Maroe ? 
Enfin M. Balbo, trop préoccupé de sa patrie et de |’Autriche, 
n’a-t-il pas, pour arriver & un résultat si incertain, abandonné 
trop facilement l’iée, peut-étre plus praticable, si deux ou 
trois puissances le voulaient bien, de la transformation de |’em- 
pire ottoman jusqu’au Taurus en ap empire chrétien, empire 
qu’ane Sainte-Alliance nouvelle protégerait & son début, et que 
les intéréts et les craintes de tous protégeraient mieux encore? 

Quoi qu’il en soit, la conclusion de tous ces arrangements 
serait que la maison de Savoie s’étendrait aussi vers l’est, 
comme |’ Autriche, la Prasse , la France; la maison de Savoie, 
cette fille des Alpes, qui, peu & peu, du fond des vallées pro- 
fondes, a escaladé les versants nord et ouest, s'est emparé des 
cols et des défilés, puis, redescendant les pentes du Piémont, 
sest répandue dans cette belle et féconde plaine qui descend 
vers le Pé; la maison de Savoie, devenue toute italienne, s’ar- 
romdirait da Milanais et dela Lombardie, et se reposerait entre 
les deux mers. Effectivement la maison de Savoie est la mieux 
placée de Italie, la seule qui ait des traditions séculaires d’a~ 
grandissement mesuré, patient, opportun; la seule qui, trop 
forte pour étre absorbée, soit assez bien adossée aux Alpes 
pour devenir fa base de l’agglomération qui doit constituer un 
Kiat au nord de I’Italie ; la seule qui ait quelque chose & aban-~ 
demner on compensation & 5a voisine occidentale. C’est donc & 
la maison de Savoie que s’adressent principalement les conseils 
sages et pratiques de )’écrivain piémontais, lorsqu’il traite de 
la coopération des princes & I’ceuvre d’indépendance nationale. 

Ii y a peu d’années, certaines formes de gouvernement 
étaient glorifiées comme excellemment bienfaisantes et libres, 
comme des panacées pour tous les maux de la société. Aujour- 
@’hai, les illesions étant évanouies, l’amertume du désappoin- 
tement porte les esprits & Pexcts opposé, et quelques—uns 
sembient refaser toute vertu, tout avantage spécial 4 une forme 
queleonqtue. M. Balbo n’accepte ni l'une ni l'autre de ces opi- 
nions exclusives; mais il tient que, pour le présent, ce qu’il y 
ade plus indispensable, c’est d’ajourner toute tentative d’in- 
novation, & moins qu’elle ne procéde du libre octroi des prin- 
ces. « Iin’y a que trop, dit-il, de ces désirs de liberté répan- 
dus dans l’ftalie. Je dis trop, et j’applique ce mot méme aux 
désirs modérés et prudents ; car je voudrais qu’on ne laissat 





102 LE SPERANZE D ITALIA. 


place & aucun autre désir qu’a celui de l’indépendanee. Dans 
les nations comme dans Jes individus , deux désirs sont moins 
forts qu'un seul; l’an gate l’autre, et ils restent d’ordinaire l'un 
et l’autre sans effet. » Les peuples n’y doivent donc pas son~ 
ger; mais Si les princes y songeaient, ce serait entre leurs 
mains un sir moyen de rendre la position des étrangers en Ita- 
lie encore plus précaire qu'elle ne |’est. Supposez en effet que 
quelque prince italien (un roi de Sardaigne, par exemple), 
puissant par son caractére, par la fidélité traditionnelle de son 
peuple, par les bases déja posées d’une bonne législation, et 
par l’expérience du gouvernement eonsultatif, veuille transfor- 
mer celui-ci en gouvernement délibératif ou constitutionsel ; 
supposez cette innovation faite avec opportunité, habileté et 
succés ;: il est clair que ce prince se trouvera én possession du 
plus grand instrament de popularité et d’union italienne; ce 
jour-la l’agonie de la domination étrangére commencerait 4 
sonner. L’Autriche s’opposerait sans doute a l'innovation pié- 
montaise ; mais la réponse serait bien simple et facile : Je suis 
souverain' comme vous, et je m’arrange chez moi comme je 
Ventends. Les négociations seraient peut-étre rompues sur ce 
mot-la : on rappellerait les ambassadeurs de part et d’autre, et 
de part et d’autre ons’en passerait. La guerre n’éclaterait nulle- 
ment pour cela. La puissance novatrice pourrait perdre d'an- 
ciens alhiés; elle en gagnerait de nouveaux. Elle passerait dans 
une autre sphére politique, et voil& tout. Mais Pétranger, que 
ferait-il alors? Imiterait-il l'innovation? Ce serait folie. Un 
gouvernement de publicité et de discussion est chose assez 
lourde & porter, méme pour un pouvoir accepté, national, an- 
raciné ; mais un pouvoir étranger, poursuivi d’antipathies pro- 
fondes, y succomberait bientét. Il n’y a peut-étre qu’un seul gou- 
vernement de cette espéce qui ait duré sans trop de périls sous 
un roi étranger : c’est la Hongrie sous |’ Autriche. Le voisinage, 
une longue habitude, Vétat social, la situation géographique 
sont ici des circonstances qui permettent un régime exception- 
nel, Mais la prudence autrichienne pése trop bien ces énormes 
différences pour qu’il puisse lui venir dans la pensée d’établir 
en Italie un systéme qui l’en chasserait. L'étranger serait donc 
condamné & rester stationnaire ; mais alors, nouveau péril, 
plus grand peut-étre. Le bruit, activité, ’éclat d’un gouver- 
nement libre, installé dans le pays, ébranlerait viyement la 


PAR M. LE COMTE BALBO. 103 


fibre italienne ; la force morale passerait de ce cdté; I’écho de 
la parole, plus hardie, irait grondant sans cesse de Milan & 
lAdriatique, et troublerait la conscience nationale. «L’étranger 
le sait, dit M. Balbo, il le sent, et c’est pour cela qu’il est si 
résola , si rigoureux & prévenir cet extréme péril; c’est pour 
cela qu’il emploie toute son influence impérieuse sur les princes 
italiens pour les empécher de nous former & cet avenir, de nous 
laisser l’espérance et la parole; c’est pour cela que, dans plu- 
sieurs circopstances, il les a liés par des promesses. Mais de 
semblables promesses ne peuvent pas les avoir enchainés pour 
loujours et pour toutes les circonstances; elles ne peuvent pas 
avoir détruit les droits inaliénables de leur souveraineté; elles 
be peuvent pas avoir transformé celle-ci en un vasselage féodal 
et perpétuel. » . . 

En ceci est donc la proposition actuelle et pratique de: 
M. Balbo: il veut que les princes nationaux, en améliorant 
leors Etats, en les enrichissant, en élevant la pensée publique, 
rendent plus saillante la différence qui les distingue des pro- 
vinces soumises a I’étranger , plus difficile la position de celui- 
ci, plus vif le sentiment d’humiliation d’une part et d’une fitre 
nationalité de l'autre. Aux princes donc un grand devoir politi- 
que; aux citoyens, un devoir moral non moins étendu. Ii faut 
aux citoyens deux choses pour meériter d’étre libres : l unanimité 
et la vertu. L’unanimité existe; méme dans le royaume lom- 
hardo-vénitien, elle se manifeste par mille signes: on s’y tient 
al'écart du gouvernement, de la cour étrangére, de cette fa- 
nille impériale si estimée chez elle comme souveraine, si admi- 
rée partout comme famille privée; enfin de tout étranger, quel- 
que honorable qu’il soit personnellement. On n’y ressent qu’an- 
tpathie pour cette nation germanique qui pourtant, par sa bonté 
nalorelle, sa douceur et son intelligent amour des beaux-arts, 
serait seeur de la nation italienne ; on y renonce aux fonctions 
publiques et militaires, renonciation pénible cependant pour 
une race si naturellement active , renonciation poussée troploin, 
mais par Ja méme plus significative. Les sociétés secrétes peu- 
Yeat étre vaincues par la police, les conspirations par le chAti- 
meat, les soulévements par la force ; mais quelle force, quels 
supplices, quelle surveillance vaincront cette unanimité des 
dmes, cette résistance passive, journalitre, partont répandue, 
qui dit & I’étranger: s Yous (tes des geps considérés, aimés, 


» Jf 


104 LE SPERANZB D'ITALIA, 


heureux dans votre maison, dans votre pays; mais ici vous dtes 
et vous serez toujours repoussés dela société, laissés seuls entre 
vous, montrés au doigt, plus méprisés que hais, comme d’aveu- 
gles et serviles exécuteurs d'une injustice flagrante, qui, en 
méme temps, dans lintérét de votre maltre, est une folie. » 
Pourquoi dono cette unanimité n’a-t-elle pas encore produit ses 
effets? Parce qu’elle ne suffit pas sans la vertu. L’auteur a dit 
franchement aux princes ce qt’il a cra vrai; il n’épargnera pas 


-- non plas les remontrances a ses compatriotes ; elles sont instruc- 


tives comme renseignements sur la situation morale faite & I’I- 
talie par ces gouvernements prétendus paternels qu'on a trop 
vantés sous ce rapport. «Ii nous manque, dit-il, sinon absolu- 
ment, au moins comparativement, la vertu sévére, forte, effi- 
cace. Je dis qu’elle nous manque en comparaison d'autres na- 
tions chrétiennes de ce temps-ci : de l’Angleterre, quoique non 
catholique; de la France, quoique sortie d'une révolution; de 
Allemagne méme, notre dominatrice, et c’est ici qu’est le plus 
grand mal. Je n’irai point recueillir et discuter des faits qui n’en 
finiraient pas. Mais qu’on ne vienne pas me dire d’an air scan- 


* dalisé et aveo ane hypocrisie corruptrice qu'il ne peut y avoir 


de vertu chez ces nations, l'une hérétique, l’autre révolution- 


“naire. Les nations hérétiques ont encore conservé, en perdant 


le dogme, la plus grande partie du trésor de la morale chré- 
tienne; et quant aux révolutions, les nations corrompues sont 
celles qui y entrent, et non celles qui en sortent. J’en appelle & 
tous les Italiens qui connaissent ces nations, non pour les avvir 
traversées en courant, mais pour y avoir véca longtemps, tran- 
quillement, dans les capitales, dans les provinces, dans les fa- 
milies. Ceux-la, malgré l'amour et le regret de la patrie, nous 
racontent avec une sainte jalousie la moralité, l’union de ces fa- 
milles, la sévérité, l’activité, la force de ces meeurs. Mais I'Ita- 
lie, qu’en disent les étrangers? Je ne parle pas de ceux qui la 
haissent et Ja calomnient, mais de ceux qui l’aiment, qui la van- 
tent: un Goethe, un Byron, un Lamartine. Que vantent-tis, 
qu’admirent-ils chez nous? Le beau ciel, les belles femmes, les 
molles brises de ?’Itatie. Ils la vantent, ils l’admirent (honte 8 
nous!) comme un lieu de repos préparé pour eux lorsqa ils sont 
fatizués de leurs graves pensées septentrionales, comme wn lieu 
de plaisir et de distraction; que sais-je? uh jardin, une prome~ 
rade ouverte & tout le monde. On loue aussi quelquefois, il est 


— ae, — —s . ——, 


Pan M. LE COMTE BALBO, 105 


vrai, Hotre génie facile, divers, changeant, soupfe, et on a rai~ 
son. Mais nos vertus, qui en parle? qui ena dit un seul mot, méme 
de ceux qui nous aiment ? Notre langue méme n’a-t-elle pas gaté 
cemot ? Nos écrivains classiques ont appelé vertueux César Bor- 
gia; vertueur, |’Arétin ; aujourd’hui encore nous appelons vir— 
tuoses ou vertneuses, non les méres de familles ou les vierges 
italiennes, mais celles qui servent sur le thédtre a nous divertir 
nous et Il’Europe... Encore une fois, j’en appelleanx hommes sin- 
céres et honnétes. Je ne parle point 4 ceux qui excusent la mol- 
lesse par le climat, les honteuses amours par l’oisiveté, l’oisiveté 
par la servitude, la servitude par la force qu’ils appellent ma- 
jeure , ni & ceux qui regrettent le carnaval, les mascarades, les 
casinos de Venise ou de telle autre ville, comme des institutions 
nationales perdues, et les plaisirs, Pinsouciance du siécle passé, 
Padaltére public des sigisbées , comme de beaux exemples lais- 
sés par leurs ancétres. 5 

Voila certes une noble maniére d’élever la question. Ce n’est 
point ici te nationalisme vague et brutal des révolutionnaires qui 
a donné lieu, par réaction, au cosmopolitisme énervant d’une 
autre école politique. Entre ces deux folies il y a un principe 
vrai, digne et pratique: c’est que Ja nationalité est un moyen de 
moralité; voila ce qui explique et légitime ce sentiment univer- 
sel dont les uns abusent, et que les autres s’efforcent de mécon- 
naftre. Nous finirons cette analyse par quelques réflexions que 
ce rapprochement nous inspire. 

La société humaine répandue sur le globe se divise nécessai< 
rement en groupes: les montagnes, les bassins des fleuves, leg — 
rivages des mers l’ont voulu ainsi dés lorigine. I] s’accamule 
en ces groupes des souvenirs , des intéréts, des habitudes, des 
idées, sous des influences différentes: nouvelles causes de sé- 
paration. Toutes ces causes peuvent néanmoins changer , se 
fondre, s’étendre, et permettre aux groupes de s’élargir; mais 
ilest une circonstance indestructible : c’est la nécessité du com- 
mandement et l’impossibilité de I’étendre sur unesurface indé- 
finie. La limitation du commandement conservera toujours les 
groupes, c’est-a-dire les nations. Qu’est-ce donc qu’une nation ? 
C'est une hiérarchie active, poursuivant un but commun. La est 
le principe de sa conduite, de ses mogurs, de son génie. Sou- 
mettez un peuple a un gouvernement éftranger: sa tendance 
propre sera détruite, son activité sera contrariée, combattue ; 


106 LE SPERANZE D'ITALIA, 


sa juste et naturelle aristocratie d’intelligence, de caractére, 
de propriété, suspecte de vouloir étre et de vouloir agir selon 
sa nature, sera repoussée des plus nobles fonctions sociales, 
qui sont pour elle l’aliment et la vie intellectuelle; alors son 
aclivité se consumera en choses futiles ou indignes. Or, lesprit 
de homme tend & monter et 4 baisser avec le niveau des choses 
dont il s’occupe. Réduire a cette inertie corruptrice les classes 
influentes et les hommes éminents d’une nation, c’est abatardir 
et pervertir cette nation tout entiére en empoisonnant la source 
de ses inspirations. Sans doute il en serait autrement si le con- 
quérant était doué d’une assez grande supériorité morale pour 
absorber le vaincu, pour lui donner sa pensée et en faire une 
partie intégrante de soi-méme. Le culte de la nationalité ne 
doit pas étre une superstition, et de tout temps Jes petites so- 
ciétés déchues se sont incorporées, par une admirable disposi- 
tion de la Providence, dans des sociétés plus vigoureuses char- 
gées de leur injecter une nouvelle vie. Mais lorsque la nation 
vaincue est encore animée d'une vitalité qui résiste ; lersqu’elle 
a une littérature, des souvenirs glorieux, des intéréts natarels, 
une force propre qui cherche le mouvement et le progrés, une 
position géographique qui la groupe & part, elle a droit a la 
personnalité, et c’est son devoir de la conquérir, parce que 
c’est son devoir de lutter contre la decomposition morale qui 
la menace. 

Au reste, en considérant sous ce rapport la situation de 
l'Italie, nous sommes amenés 4 jeter aussi un triste regard sur 
ja ndtre. La France n’a pas, Dieu merci, des maitres étrangers, 
et n’en peut avoir. Nous ne vivons pas non plus sous |’influence 
étrangére, comme on le-déclame chaque jour; mais il n’en est 
pas moins vrai qu’il existe chez nous un systéme déplorable 
qu’il est temps de secouer, parce qu'il nous réduirait, s’il était 
possible, a cet état impersonnel d’une nation subjuguée, anéan- 
tissement d’autant plus coupable alors qu’il ressemblerait au 
suicide. Une de ces doctrines qui faussent les termes et les dé- 
finitions a youlu, en politique, confondre la fraternité chré- 
tienne avec l’abdication de soi, comme si quiconque, homme 
ou nation, s’abdique, n’était pas méprisable; comme si on 
pouvait remplir sa fonction dans ce monde si on n’cst pas 
quelqu’un; comme s'il était permis & un peuple de descendre 
@une position oi Dien et ses ancétres Vont porté, Un jour, un 


PAR M. LE COMTE BALBO. 107 


érudit du XVI° siécle, ayant fait un recueil des vieilles chro~ 
niques des Croisades, eut l’idée, quoique calviniste, d’y mettre 
ce titre d’une simplicité sublime : Gesta Det pen FRancos, les 
Actions de Dieu par les Frangais. Eh bien, nous avons de caute- 
leux politiques qui veulent effacer ces mots-la du frontispice de 
Phistoire de France. Ils ne comprennent plus la langue de saint 
Louis et de Jeanne d’Arc, Ja voix intérieure de l’inspiration 
nationale ; ils ne répondent plus & l’appel de Dieu qui se fait en- 
tendre de nouveau sur notre vieille route d’Afrique, d’Egypte, 
de Syrie et de Constaatizople. A les entendre, la fonction pro-- 
pre de la France est finie. Ils veulent lui dter tout but élevé, 
toute action générale dans le monde. Alors qu’arrive-t-il ? Pour 
tromper cette activité qui surabonde, et cet effort dont le sens 
et la cause leur échappent, ils cherehent a les détourner sur 
des questions misérables ; ils remuent des deux mains les petits 
intéréts, les faiblesses, les cupidités, les peurs; ils glacent les 
courages par des désaveux; ils abandonnent des protégés qui 
nous aimaient par six cents ans de reconnaissance, et ils n’osent, 


sans la permission de Jeurs voisins, se défendre contre des bar- . : : 
bares de Maroc. Que faadrait-il faire pour mettre notre con- - 


duite personnelie en harmonie avec cette conduite publique?. 
prendre l’égoisme comme un systéme; chacun chez soi, chacua 
pour soi; gagner de Il’argent, briguer des places, frapper les 


faibles et ramper devant les forts. C’est ainsi que s’établissent — - 


de funestes analogies entre les vices d’un gouvernement et les 
vices des particaliers. Heureasement quelque chose résiste en 
France. a cette compression qui veut la réduire a rien, et, en 


~ 


considération de cela, la Providence saura bien susciter quel- 


qae part une petite circenstance imprévue qui donnera V’impul- 
sion et remettra la France dans sa voie. Qui sait si cette com- 
pression méme o’est pas providentielle, si elle n’a pas pour but 
Wéchauffer, d’exalter les sentiments qui auront besoin, & cer- 
tain jour, de toute leur énergie? Ce sera, qui ne le pressent dés 
aujourd’hui? le jour de la France; ce sera sans doute aussi le 
jour de Italie. 


L.-A. Bixaur. 


ETUDES HEBRAIQUES. 





PRINCIPES 


DE GRAMMAIRE HEBRAIQUE ET CHALDAIQUE 


ACCOMPAGNES D°UNE CHRESTOMATBIE, 


Par 3.-B. GLAIRE, professour d’Keriture sainte et doyen de la Faculté de Théelogie 
de Paris, 3¢ édition, dédiée a M. Quatreméere (4). 


ELEMENTS DE GRAMMAIRE HEBRAIQUE, 


Reédiges par les dlaves du séminaire do Nancy, sous la direction 
de ’abbé ROHRBACHER (2). 


‘LEXICON MANUALE HEBRAICUM ET CHALDAICUM, 


Cum indice Intino vocabulorum. Opus summo viro Quatazmeat dedicatum. 
Auctore J.-B. GLAIRE (3). 


Pour mettre nog lecteurs en ‘état de juger par eux-mémes et avec 
équité les ouvrages qui seront le sujet de cet article, nous devons en- 
trer préalablement dans quelques détails sar l’état actuel des études 
hébraiques en Europe. De cette maniére on verra ce qui a été fait, ce 
qui restait & faire, et ce que MM. Glaire et Rohrbacher ont fait. II sera 
facile de déterminer alors la part de louange ou de bl4me que mérite 
chacun de ces auteurs. . 

Les grammaires hébraiques publices jusqu’a ce jour peuvent se 
diviser en deux classes ; la premiére se com pose des traités concus et 
exéculés d’aprés le systéme des grammairiens juifs ; la seconde ren— 
ferme les ouvrages dans lesquels on s’est conformé a nos habitudes 
philologiques. Cette seconde classe pourrait se partager encore en 
deux subdivisions : la premiére comprendrait les grammaires dans 
Jesquelles on a adinis les voyelles et Ics accents attachés au texte sa- 


(4) Paris, Méquignon junior, 1843; in-8° de VIII et 239 pages, 
(2) Paris, Gaume fréres (sans date) ; in-8° de 55 pages, 
(3) Edittu altera, Parisiis, 1848; in-8° de XII ct 728 pages, 


ETUDES REBRAIQUES, 109 


cré par les massorétes (4) ; la seconde renfermerait les traités gram- 
maticaux d’ow |’on a exclu tous les signes massorétiques, pour s’en 
tenir au texte de Iq Bible sans points, tels que la grammaire de Mas- 
clef et quelques autres encore. Nous n’avons pas 2 uous occuper des 
ouvrages relalivément assez peu oombreux de cette derniére catégo- 
rie; jusqu’a présent il n’en est pas un seul qui ait fait avancer la 
science. 

La Bible est, comme on sait, l'unique monument que nous possé- 
dions de I’hébreu proprement dit; nous ignorons par conséquent 
une partie notable de la langue. Aussi tel radical se trouvera dans le 
texte sacré sans que l’on rencontre nulle part aucun des mots qui 
devraient en découler, et tel dérivé sera isolé complétement sans 
qu'on puisse montrer la racine d’od il vient ni aucun autre dérivé de 


la méme famille. Ces lacunes, yue nous signalons ici dans le voca-. 


bulaire, doivent exister également pour d'autres parties de la langue 
qui sont du ressort de la grammaire. II résulte de la que l’hébreu ne 
peut pas toujours s‘expliquer par lui-méme. Dans cette langue, il 
fut, pour se rendre compte d’un grand nombre de faits, recourir 
aux autres idiomes sémiliques (2). Le premier savant qui ait com- 
pris cette vérité est Albert Schultens; malheureusement I’habile 
orientaliste ne put en lirer que de faibles résultats. A |’époque ov ‘il 
publia ses Institutiones ad fundamenta lingue Hebrew, en 1737, la 
langue arabe n’avait point encore été explorée, comme de ngs jours, 
jusque dans ses détails les plus obscurs et les plus difficiles. Il suffit 
de dire, comme preuve de cetle assertion, que la meilleure gram- 


maire arabe qui existat alors, ¢elle de Thomas Erpenius, contenait a. 


peine quelques pages de syntaxe, tandis que l’illustre de Sacy a con~ 


socré un gros volume tout entier a cetle seule partie de la grammaire. . 


Aussi, comme on devail s’y attendre, |’heureuse idée de Schultens 
demeura infructueuse. 


En 1810, M. de Sacy publia la premiére édition de sa grammaire’ 
arabe. Cet admirable travail exerga la plus grande et la plus beureuse , 
influence sur l’enseignement et l'étude de la langue du Coran. Ce. 


résultat déja si utile aux lettres oricntales devait s’étendre encore et 


profiter 4 toutes les autres langues sémitiques; car c'est aux décou- . 


vertes philolugiques de M. de Sacy, et aux principes que cet illustre 


(4) Massorétes veut dire ceux qui suivent et expliquent la tradition, du verbe chal- 


déen mas2r, tradidit, On a donné ce noma de savants rabbins de l’école de Tibériada. 


qai florissaient au VI* sitcle de notre ére. 


(2) On appelle langues sémitiques celles qui furent parlées par les descendants de , 


Sem, fils de Neé; ce: sont ; Vusbreu, le Sba|déen, le syciagne on prameen, l'asabe of 
I"éthiopign, ; 





—— 


fe —a oer oe 


mer tw IN 


110 Rrupgs nksanalougs. 


profeaseur a su en déduire, avec une force et une vigueur d’analyse si 
remarquable, que nous devons les progrés faits depuis (rente ans: 
dans la connaissance, que j’appellerai intime, de ’hébreu, du chal- 
déen et du syriaque. Mais gi le fait que-nous signalons ici est incon- 
testable, il n’est pas moins vrai non plus qu’aucun des auteurs qui, 
depuis 1840, ont écrit sur la grammaire bébraique, n’a tied des. 
nombreux ouvrages de M. de Sacy tout le parti possible au profit de 
la langue sainte. Nous n’accusons personne : nous ne croirons jamais 

qu’une basse envie ou des rivalités inesquines aient porté des hommes : 
d’un savoir et d'un mérite incontestables & méconnalire la portée de: 
quelques-unes des découvertes de M. de Sacy. Nous supposons que, 

par l’effet d’habitudes contractées depuis longtemps et auxquelles ils 

n’ont pas su se soustrairé, les auteurs dont il s'agit sont restés dans 

l’ancienne routine, plutét que d’oublier ce qu'ils avaient appris avec 

peine pour apprendre encore de nouveau. Cette négligence, cette in- 

curie, déplorables sans doute dans )’intérét des lettres, assuraient un 

rang honorable et facile 4 conquérir & tout homme qui edt bien com-. 
pris Vétat des études orientales. Pour cela il ne s'agissait que de faire 

a Ia Jangue bébraique une application franche, compléte et bien en- 

tendue des lois grammaticales des langues sémitiques, si admirable- 

ment exposées par M. de Sacy. M. l’abbé Glaire a-t-il rempli cette: 
tache? S’est-il acquitté de ce devoir? A-t-il profité de l’indifférence 

ou de l’injustice des savants qui l’ont précédé pour faire un bon livre, 

et rendre un nouvel hominage au plus illustre des orientalietes? Telle . 
est la pierre de touche avec laquelle nous allons éprouver les Princi- 

pes de grammaire hébraique et chaldaique. Nous commencerons par 

nous occuper du verbe, comme de la plus importante de toutes les 

parties du discours. 

La conjugaison se compose, en hébreu, suivant M. Glaire, d’un- 
prétérit, de linfinitif, de l’impératif, d’un futur et de deux partici- 
pes. Ce tableau, qui aurait passé pour exact autrefois, est reconnu 
faux depuis Jes recherches de M. de Sacy. Ht n’existe point d'infinitif 


~ en hébreu; le mot que M. Glaire appelle ainsi est un véritable nom 


d’action, et comme tel devait éire rejeté de la conjugaison. On peut 
en dire autant des participes, qui ne sont en réalité que des adjectifs 
verbaux. 

Le temps que M. Glaire croit devoir nommer futur peut aussi 
avoir fa valeur du présent ou du passé. Les anciens grammairiens 
V’appelaient futur, croyant qu’il ne sert & indiquer le présent ou le 
passé que par une déviation & la régle ordinaire. Ces principes étaient 
faux, et M. de Sacy a démontré jusqu’a i’évidence que le prétendu 


’ “futur dont nous parlons p’est qu’un temps indéfini, dont la valeur 


ETUDES HEBRAIQUSS. gti 


dépead de cértains mots ov de certaines particules qui servent a la 
dterminer. i faut donc lappeler aoriste, si l'on ne vent pas com- 
ametire une impropricié de langage et une inexactitude grammati- 
eale (1). 

On ne saurait trop insister sur |’im portance de la théorie des temps 
des verbes dans la langue hébraique ou dans !a Bible, ce qui revient 
aa méme. Le célébre auteur du Tractatus theologico-potiticus, Spi- 
nosa, trés-habile hébraisant, a fondé ses attaques Jes plus spécieuses 
cpnire la certitude de linterprétation de |’Ecriture sur la confusion 
possible de la valeur temporelle des verbes (2). Aujourd’hui qu'un 
savani da premier ordre a délruit tout prétexte a de pareilles accusa- 
tions, il fallait profiter de ses découvertes. 

Il n’y a point de cas en hébreu. Dans cette langue les rapports des 
noms entre eux sont exprimés ordinairement par des particules. 
Cependant M. Glaire reconnait jusqu’a neuf déclinaisons pour les 
noms masculins ct quatre pour les féminins, en tout treize déclinai- 
sons , qui cependant ne présentent pas un seul changement de ter- 
gnimaison. 

Aux reproches que nous avons adreseés 4 M. Glaire nous devons 
en ajouter un autre. Cet érudit a suivi, dans la disposition et l’arran- 
gement des maliéres, un ordre que repoussent également nos habi- 
tudes philologiques et le systame des grammairiens juifs. Ainsi il 
passe de l'article aux pronoms, puis aux verbes, aux noms el aux 
particules. Enfin il rejette dans la syntaxe la théorie des temps des 
yerbes, qui devait précéder la conjugaison. 


(4) Nous lisons dans la Grammaire hébraique de M. T. Roorda (Leyde, 1884-1838 , 
tI, p. 49): « Nullam etiam hoe aoristum tempus designat, et ineplam est, quod ej 
grammatici indiderant, temporis futuri nomen: nam, quamvis frequenter de rebus fu- 
turis usurpetur, maximus quoque ejus usus est ubi de presentibus, et vero etiam ubi 
de prztcritis agitur : quapropter non magis futuro verborum latinorum tempori quam _ 4. 
prasenti et przterito imperfecto respondet. » 

Voila donc qu’d Leyde on adopte Jes principes de M. de Sacy, et un philologue fran- 
gais n’en tient pas plus compte que s'ils n’existaient pas, 

(2) Nous croyens devoir mettre le passage dont il s’agit sous les yeux du lecteur. 
Aprés avoir Gnuméré plusieurs difficultés qui se rencontrent dans I’interprélation de la 
Bilke, Spinosa dit: « Tertia est, et quz muillarum ambiguitatom fons est, quia verba 
in indicative carent prasenli, preterito imperfecto, plasquam perfecto, futuro perfecto, 
et aliis in aliis linguis usitatissimis : in imperativo autem et infinitivo omuibus, preter 
presens : et in subjunctivo omnibus absolute carent. Et quamvis bac omnia temporum 
et modorum defecta, certis regulis cx fundamentis linguz deductis, facile, imo summa 
cum clegantia suppleri possent, seriptores tamen antiquissimi eas plane neglexerunt 
et promiscue tempus futurum pro presenti et preterito, et contra prateritum pro fu- 
turo, et preterea indicativum pro imperativo et subjunctivo usurpaverunt, idque non 
sine nragna amphibolia orationum. » Voyer Tractetas theolagioo-politions, Hpmbourg, 
4470, in-h® page BRe oe : 


113 Rrebes wivhafovrs, 


Nous ne retovous dans les Principes de grammatré hébraique que des 
erreurs graves et fondamentates, qui montrent que ce Kivre péche par 
les bases, ne saurait étre corrigé, ot qu'il faudrait le refaire entie- 
rement. Si nous avions voulu nous arréter aux fautes de détail, & 
Vobsturité et % l’incorrection du style, % la naiveté incroyable de 
certaines expressions, ca serait & n’en pas finir. Citons qaetques 
exemples. Nous lisons page 122: « Pour indiquer les différentes cir- 
constances da temps, les Hébreux n’ont que deux formes : le prétérit 
et le futur. Chacune de ces deux formes prend souvent plasiecrs si> 
gnifications, et dans certaines oecasions elles s’emploient indiffé- 
remment et se placent f’une pour l’autre, ce qui les rend de vérita~ 
bles aoristes. Cependant on remarque que Vidée du passé, et celles 
qui lui sont analogues ou en dépendent, dominent dans le prétérit ; 
qu’au contraire l’idée de V’avenir, et celles du conjonctif et d’optatif 
qui en dépendent, dominent dans Ie fatur. » 

Au lieu de circonstances pu temps, il faut lire pe temps. Ce n’est 
pas méme fa une inadvertance, mais ane simple faute typographique, 
comme M. Glaire pourrait en alléguer des centaines pour sa justifi- 
cation. Quand le savant professeur nous dit que le prétérit et le fatur 
prennent souvent plusieurs significations, cela veut dire que la valeur 
temporelle du prétérit et du futur peut varier snivant certaines cir- 
constances. Je ne sais ce que sont les idées analogues at passé ow qué 
en dépendent. Quant 4 l’idée de Pavenir qai domine dans |'aoriste, c’est 
un fait qu’il nous est impossible d’admettre. 

A la ligne suivante, et toujours 4 la méme page, nous lisons en- 
core : « Le prétérit, dans sa signification propre et primitive, exprime 
l’idée d’un temps passé. » Oai, prétérit et passé sont synonymes, 
c’est une verité incontestable ; mais était-il besoin de le dire ? 

Ailleurs (pages 123 et 167), M. Glaire nous parle du futur con» 
versif, co qui ferait croire qu'il y a en hébreu un futur qui modifie, 
par son influence, un ou plusieurs mots de la phrase dans laquelle ik 
se trouve placé. Rien de semblable n’a lieu ; if n’existe pas de futur 
conversif dans la langue hébraique, mais une particule que les anciens 
prammairiens appelaient conversive, parce qu'elle donne a leur pré- 
tendu futur la valeur d’un passé. D’aprés ce que nous avons dit plus 
haut, et étant bien prouvé que le futur en question est un véritable 
aoriste, cette particule ne doit pas étre appelée conversive, puisqu’ella 
ne change rien et que seulement elle détermine. 

En continuant 4 lire la page 123, qui mous a suggéré ces remar- 
ques, nous avons été frappés de voir que, dans les exemples qu’il 
allégue, M. l’abbé Glaire, au lieu de donner ea bébreu le passage dont 
il invoque l’autorité, et d’ajouter ensuite la traduction francaise, ne 


krupEs mksnalours. * 113; 


cite en hébreu que le mot sur lequel porte son observation. Ainsi il 
imprime: Pourquoi chara ach es-tu irrité, et pourquoi ton visage 
naflon est-il abattu? Le verbe naflox, qui se rapporte ici & ton visage, 
est, en hébreu, a la troisime personne du pluriel du prétérit, et cela 
fort réguliérement, parce que Je mot du texte pané (visage) est un 
pluriel; mais arrangé a la fagon de M. Glaire, ce verbe hébreu au 
pluriel, se rapportant a un subtantif singulier francais, forme une 
phrase hybride extrémement choquante. 

Nous ne nous occuperons pos du dictionnaire hébreu-latin de 
M. Glaire, sans avoir dit auparavant quelques mots des Eléments de 
grammaire hébmique publiés, sous la direction de M. l’abbé Rohrbacher, 
par les Gléves du séminaire de Nancy. Une préface miseen tate de l’ou- 
vrage nous avertit que le but qu’on s'est proposé en le livrant a l’im- 
pression est de procurer aux éléves qui suivent le cours d’hébreu un 
recueil d’éléments qui fat le méme pour tous. Avant la publication de 
cet opuscule, les jeunes séminaristes suivaient, les uns la grammaire 
de Gesenius, et d’autres celle de Sarchi, de M. Glaire, de Ladvocat, 
de Vater, etc. If résultait de la une telle confusion qu’il devint indis- 
pensable de Ia faire disparaitre. En composant ce petit livre, M. Vabbé / 
Robrbacher aura coniribué d’une maniére efficace aux progrés des * 
commencants. L’habile auteur a réuni dans cinquante-cing pages 
is-8° ce qu’il est réellement indispensable de savoir pour commencer 
a traduire. Ii était impossible de mieux choisir les faits gramma- 
ticanx qu’il fallait présenter aux éléves, et de les exposer en méme 
temps d’une maniére plus simple, plus claire et plus exacte. Dans les 
différentes conjugaisons des ver'bes, M. l’abbé Rohrbacher & toujours 
ea fe soin de séparer le radical des lettres qui viennent s'y joindre 
pour former les différents temps et les différentes personnes du verbe. 
Ce moyen facilitera aux commencants l'étude et l’intelligence de la 
conjugaison. Nous n’avons qu’une seule observation & soumettre 
4M. Rohrbacher : c’est de l’engager 4 suivre constamment la nomen- 
clature et l’ordre de M. de Sacy; il ne s’agirait pour cela que de 
changer ou de déplacer quelques mots lors du prochain tirage. Nous 
devons faire observer que cet ouvrage utile est imprimé avec beau- 
coup de soin; c’est un point essentiel pour les commenganis, inca- 
pables de corriger eux-mémes des fautes typographiques. 

Le Lexicon manuale Hebraicum et Chaldaicum, auctore J.-B. Glaire, 
n'est qu’tine Copie du Lezicon mannale Hebraicum et Chaldaicum de 
Gesenius, Leipsick, 4833, in-8°. M. Glaire, comme il nous l’apprend 
lui-méme dans fa préface, n’a entrepris son dictionnaire que pour 
empécher que l’on ne mit entre les mains de Ja jeunesse des sémi- 
naires un ouvrage tel que celui de Geseniys, tout empreint d’idées 


- JSS SG- 


11¢ ETUDES HESRAIQUES. 


hétérodoxes. ‘Nous partageons entiérement l’opinion de M. le doyer 
de la Faculté de théologie, et nous croyons que, tant pour son hété- 
rodoxie que pour sa hardiesse, contraire quelquefvis aux régles de la 
critique historique et philologique, il fallait bannir des écales et des 
séminaires l’ouvtage de Gesenius, si remarquable d’ailleurs a tant 
d’éyards ; mais nous sommes convaincus aussi que, pour le rempla~ 
cer d’une maniére avantageuse et contribuer aux progres des lettres 
hébraiques, M, Glaire devait, non pas copier servilement ‘Gesenius 
comme il a fait, mais lire la Bible sans en passer une seule syllabe; 
étudier en méme temps les Septante, les paraphrases chaldajques et 
la Vulgate, et déterminer ensuite le ‘sens de chaque mot. Le travail 
réel est quelque chose de si admirable dans ses résultats que, méme 
apres Gesenius, et malgré le nombre trés-considérable des diction- 
naires hébreux qui existent déji, M. Glaire, en agissant ainsi, aurait 
apporté sans aucun doule d’importantes améliorations dans la lexi~ 
cographie hébraique. Lorsque nous accusons M. Glaire d’avoir copié, 
nous le faisons 4 regret, mais avec une profonde conviction , et 
aprés avoir lu son dictionnaire d’un bout & autre et lavoir soi- 
gneusement comparé avec le Lewicon manuale de Gesenius. Par 
une aberration inexplicable dans un homme d’un aussi haut mé- 
rite, Villustre professeur de’ Halle a suivi dans son dictionnaire 
ordre alphabétique, renoncant ainsi aux nombreux avantages que 
présente ’ordre par racines, qu’exige impérieusement le génie des 
langues sémitiques. M. Glaire l’a encore imité en cela, sans doute 
afin de pouvoir faire imprimer sa reproduction sur un exemplaire de 
louvrage original; mais c’est la une considération qui, selon nous, 

n’aurailt pas da étre décisive. Nous venons de dire que l’ordre par 
racines est le seul convenable pour un diclionnaire hébreu ; on nous 
dispensera , nous l’espérons, d’apporter les preuves de cette vérité 

vénéralement admise par les orientalistes. 

M. Glaire a introduit dans son diclionnaire quelques interpréta- 
tions nouvelles ou renouvelées d’autres auteurs. Il soumet ce travail 
au jugement ces érudits qui auront consacré vingt anuées de leur vie 
au moins 4 |’étude des Icttres hébraiques (1). La condition est un 
peu rude. Quoi! vous exigez qu’on ait pAli pendant vingt ans sur le 
texte de la Bible pour y comprendre quelque chose? Mais 4 ce compte 
ja vie d'un homme ne suffirait pas pour apprendre le grec ou Je latin, 
Jangues, comme chacun sait, infiniment plus difficiles que |’hébreu. 


(1) Duobus asteriscis vocabi:la haud pauca sententiasque fntegras interclusi, que 
nove et felicius explanasse wihi visus sum, An tamen ubique rem acu tellgerim, judi- 


cent eruditt qui salen) vigenti anpos jn Hebreicis litteris ponsumpserynt, 





Erupg&s wkeraloves. 115 


Cependasi, puisque tel est le programme, ndus nous y soumetirons, 
et, me pouvant pas entrer en. lice nouws-m¢me pour combalire 
M. Glaire, car, s’il y a plus de vingt ans que nous avons commencé 
lhébreu, nous y avons joint d'autres études, nous opposerons au 
savant professeur des autorités infiniment plus imposantes gue la 
nétre et qu'il ne pourra pas récuser. Avant d’arriver 4 ces points 
vraiment décisifs, qu’il nous soit permis de vider avec M. Glaire une 
question tout a fait incidente. Gesenius a donné dans son dictionnaire 
queiques mots castillans et poftugais d'origine arabe. Ges mots y 
sont tout a fait déplacés; car on ne pourrait pas citer une seule ex~ 
pression catalane, castillane ou portugaise, qui dérive immédiatement 
de I’hébreu. Seulement je mot arabe. qui a passé dans les différents 
idiomes de la Péninsule existe aussi quelquefois dans la langue hé- 
braique. M. Glaire a reproduit les expressions dont il s’agit; noua 
voudrions, pour noire part, qu’on les rejetft; mais si le docte hé- 
braisant croyait devoir Jes conserver, il devenait indispensable de 
compléter et de corriger le travail de Gesenius. On ne congoit pas ep 
efiet qu'un auteur s'amuse 4 signaler sérieysement.l’élymologie de 
mots aussi connus qu'alberca et albacorg, sans cerriger quelques 
erreurs assez graves échappées 4 son modéle,-el surtout sans rien 
dire de tant d’expressions curieuses qui embarrassent.Jes plus habiles: 

Quoique le dictionnaire hébreu de M. Glaire ne soit qu’une repro- 
duction de celui de Gesenius, cependant le professeur de la Sorbonne, 
tenant & justifier sa qualilé d’ayteur, a choisi, comme nous l’ayons, 
déja observé, un certain nombre de mots et de passages du texte hé- 
bren de la Bible. pour les expliquer et Jes commenter 4 sa manieére, 
Parmi ceg interprétations, il en est que nous avong retrouvées dans. 
différents ouvrages, mais surtout dans les Scholia in Vetus Testamen- 
tum de Rosenmiiller. Nous allons examiner quelques-unes de ces tra-. 
ductions nouvelles, ou tout au moins crues telles par M. Glaire. _, 

On lit dans la Genése, chap. XL, v. 16: « Videns pistorum ma- 
< gister quod pradenter somnium digsolvissel, ait: Et ego yidi.in some, 
« nium quod {ria canistra farinze haberem super caput meum : et im. 
« uno canistro, quod erat excelsius, portare me omnes cibos qui Hunt 
e arte pistoria avesque comedere ex eo. » 

M. Glaire remarque (Lexicon, p. 220, colonne 2) que les trois 
corbeilles, dont il.s’agit dans le texte, étaient d’osier dépouillé de son 
écorce, et blanc par conséquent. C’est 1a lesens du mot hébreu chori,. 
gue la Vulgate rend par farina. L’interprélation du savant profes. 
seur de la Sorbonne nous parait soufirir de grandes difticultés, car 
nous né yoyons pas trop comment chori peut vouloir dire de l’osier 
plutét que toute antre matiére blanche; mais ce n’est pas 4 nous a dé 





116 Rkropkes mkpralouns. 


cider la question. La Vulgate, dont on vient de lire le texte, est cop- 
traire & ‘l’opinion de M. Glaire. Les Septante disent : des corbeilles de 
pain d’épeautre, sens qui se rapproche beaucoup de celui de Ia Vul- 
gate. La traduction espagnole de Ja Bible, faite par les Juifs portugais 
établis 2 Amsterdam, dit des corbeiiics 2 jour (1). Rien dans tout cela 
ne fayorise la traduction adoptée par M. Glaire, et que par erreur 
il a regardée comme sienne, tandis qu’elle se trouve dans Rosenmiil~ 
ler, parmi celles que ce savant rapporte sans les adopter. C’est une 
vieille interprétation rabbinique de rebut et déja parfaitement conn ue 
au XVI°sidcle, puisqu’elle est citée par Sanctés-Pagnin dans son The- 
saurus linguw Sancte et dans l’abrégé du méme ouvrage. Gesenius cita 
Je texte des Septante, celui de Ja Vulgate, et apportant de nouvelles 
preuves dans le méme sens, il traduit chori par panis albus, similagi- 
news. On nous permetira de n’étre pas plus difficile que le sceptique 
professeur de Halle. 

Nous lisons au Ill¢ livre des Rois, chap. XX, v. a7: s «Porro filii 
6 Israel recensiti sunt, et acceptis cibariis profecti ex adverso, castra- 
« que metati sunt contra C08, quasi duo parvt gregées oeprarint 2 Syti 
« autem repleverunt terram, » 

Les Septante disent deux troupeaux de chévres, sans ajouter sacune 
épithéte qui corresponde au parvi de la Vulgate. Nous voyons dans le 
dictionnaire de M. l’abbé Glaire, page 223, colonne 4, que le mot 
rendu par grexv parvus dans la Vulgate ne signifie plus que decortica- 
tus, denudatus, et M. Glaire traduit: « Denudati greges eaprarum, sci- 
« licet pilis proe grandi extate destituti, id est invalidi, imbecilles. 
« Vulgo parvi, sed undenam significatio ista? » De cette maniére, le 
substantif hébreu correspondant & greges parvi se trouve métamor- 
phosé en adjectif, et le substantif est censé sous-entendu. Gesenius cite 
les Septante et la Vulgate et adopte le parvus de cette dernidre version ; 
c'est ce que fait également Castell, qui cite le texte hébreu dans son 
Lexicon heptaglotton, et traduit parvi greges caprarum; mais il indique 
aussi, pour d’autres passages, le sens de greges nudi, tonsi. De toute la 
découverte, i} ne reste donc plus A M. Glaire que ces mots piks pra 
grandé cetate destituti, si toutefois ils ne se trouvent pas dans Rosen- 
miller ou ailleurs, ce que nous n’avons pas vérifié, la chose n "en 
valant pas la peine. 

Page 289, col. 4, M. Glaire traduit le verbe cafar par texit,operuit, 
spnifications qui se trouvent déja dans Castell; puis il ajoute : « Vulgo 
« oblevit pice, sed invita prorsus etymologia, neque flagitanti con- 


(1) Cette tradaction, peu élégante et trés-souvent mémte incorrecte, est en gerd 
dane grande exactitude, 


~— —— — — — —_ —_— _— si _ of. oc. m2 


EVURES BEMRAISUES. 117 


« texin.» Nons ne sayons pas pourquoi l’étymologie s’oppose a ce 
qu'on tradnise cafar par pécavit; nows aurions méme suppose tout le 
contraire, voyant en hébreu, en chaldéen, en syriaque ef en arabe, 
des aubstantifs qui appartiesnent a ce radical et qui signifient pix, 
bumen. La Vulgate raduit (Gen. VI, v. 14): « Fac tibi arcam de. 
« lignis leevigatis : mansianculas in arca facies, et bitumine linies in- 
« irsmsecus et extrinsecus. » Les Septante expriment le méme sens, 
adapté par les traducteurs juifs d’Amsterdam, par Castell, par Rosen- 
miller et par Gesenius lui-méme, sans le moindre commentaire, - 
Cette fois, il y a lien de croire que M. Glaire peut réclamer tout le 
mérite de l'invention : ¢’est un malheur pour lui. . 

Page 490, colonne 4 : « La racine tsara est (raduite par sparsit, semi- 
pavit, disseminavit, hinc leprosus fuit; macularum enim disseminatio una 
est € propriis et insignioribus leprae notis, » Et M. Glaire nous renvoie 
sux maladies de la peau d’Alibert. La signification altribuée ici a tsara. 
est complétement arbitraire. Ce radical ne se rencontre nulle part 
dans la Bible, od l’on ne trouve que quelques-uns de ses dérivés. Rien 
dans les langues sémitiques voisines de I’hébreu n’autorise l’hypothése 
de M. Glaire. D’aiileurs, quel danger n’y a-t-il pas 4 présenter ainsi 
aux étudiants, comme faisant partie de la langue, une racine inusitée, 
et dont par conséquent on ne saurait déterminer la signification! 

A Varticle Koheleth (page 496, colonne 1) nous lisons : « Nomen 
€ proprium quo se Salomo insignivit in suo libro, cui hoc nomen in- 
« scriptum est; recile a LXX et Vulgata verlitur : Ecclesiastes, seu 
« congregans ad concionem , concionator. Not. Munerum nomina, eo- 
« rum maxime que viris propria sunt, frequenter formam femininam 
eindueré. » Cet article, entidrement extrait de Gesenius, est exact 
sans doute, mais il est incomplet. M. Glaire aurait dQ ajouter, d’a- 
pres Sf. de Sacy (Grammaire arabe, seconde édition, tome I, page 322 
et note 3), que le th qui termine le mot koheleth, et lu: donne une 
forme en apparence féminine, est une lettre augmentative. D’aprés 
cela koheleth veut dire un orateur ou prédicateur unique en son genre, 
le prédicateur par excellence. 

Nous ne pousserons pas plus loin ces observations; il nous suffira 
de dire qu’il n’est peut-étre pas un passage, de ceux qui sont censés 
appartenir 4M. Glaire, qui ne pdt donner lieu a une critique plus ou 
moins grave. 

Le dictionnaire et la grammaire fourmillent de fautes d'impression, 
tant dans I’hébreu que dans le francais et le latin. 

On n’est pas en droit d’exiger qu’un grammairien ait un style 
élégant, mais on peut, et méme on doit lui demander la clarté et la 
correction. Sous ce point de yue encore les ouvrages de M. Glaire 


118 ETUDES HEBRAIOORS, 


lnissent tout & désirét', Constructions vicieuses et obscures en francais, 
barbarismes et solécismes en latin, rien n’y manque. Ainsi nous 
lisons dans le dictionnaire, page 292, colonne 1, gens NOMADICA. 
Ailleurs ( page 18, colonne 2), on trouve signum MIRACULOSUM. 
L’adjectif miraculosus a sans doute été employé par quelques écrivains 
minorum gentium; mais i n’est pas latin. On jit aprés un grand nom- 
bre de mots hébreux, et avant la traduction latine qui les atcompa— 
goe, l’adverbe latin forsan. Plusieurs de ces expressions hébraiques 
ont une signification parfaitement démontrée, et peut-étre troavera- 
t-on qu'il y a bien quelques inconvénients 4 paraitre ainsi remettre 
en question l’exactitude du sens qu’elles ont dans le texte sacré: nous 
sommes tout 4 fait de cet avis, mais dans ce moment il s’4git d’autre 
chose. Forsan ne se trouve que dans les poétes et dans les historiens 
fatins, qui souvent, comme on sait, employaient les mots poétiques. 
Fortasee était suffisant pour le style habituel de M. Glaire. Si ces 
observations sont justes, le savant professeur pourra en faire usage 
pour une nouvelle édition. Forsan et hac olim meminisse jucabit. 


Louis Dusevx. - 





LA CHASSE A CEYLAN. 


Excursions, adventures, and field sports in Ceylan, its commercial and 
military importance, and numerous advantages to the British Emi- 
grants. By lieutenant-colonel J. Campbell; 2 vol. London, 
Buone, 1845. 


Le colonel Campbell est, sans aucun doute, un brave militaire, 
, tn administrateur habile; son gouvernement I’a choisi pour remplir 
4 Ceylan jes fonctions de commandant, et pendant plusicurs années 
it a successivement occupé ce poste dans le district de Gall d’abord et 
dans celui de Seven-Korles ensuite. C’est en outre un écrivain agréa- 
bie: 'ouvragequ’it a publié récemment, et dont le titre se trouve placé 
m téte de ce travail, contient mille aventures plaisantes ou singulid- 
res, mille faits curieux racontés avec entrain et vivacité. I] est vrai que 
& position le mettait en contact immédiat avec la population indi- 
gee; plus d’un trait de mcocurs bizarres est venu sa connaissance, 
@ certains cas lui ont été soumis qui révdlent par leur caractére méme 
tout lintérét et presque toute la diffieulté de ceux sur legquels feu 
Sascho-Panca prononcait jadis avec tant de sagesse; nous ne voulons 
ea citer qu’un exemple. Un jour le colonel voit arriver devant son 
tribunal une dame kandienne (akandyan lady) escortée d’une dou— 
zaine de marmots pour le moins, et de quatre maris, tous fréres, tous, 
chose vraiment remarquable, vivant en bonne intelligence, Devinez 
le sujet qui les amenait! Un cinquiéme frére a eux, un cingwiéme mari 
de la dame venait de mourir, non toutefois sans avoir quelque temps 
duparavant renoncé.& 8a quote-part matrimoniale et pris une femme 
pour lui seul. A force d’industrie, il était parveriu & acquérir quet~ 
ques acres de terre, dont, naturellement,-— je dis naturellement selon 
nos idées européennes, — cette seconde femme revendiqua la pro- 
priété pour elle et ses deux enfants. Ceci semblerait ne pas devoir 
souffrir contestation. Mais ne vous y flez pas: In premiare: épouse, la 


120 ILA CHASSE A CEYLAN. 


dame aux cing maris, en jugeait tout autrement; et, dés qu’elle sc vil 
‘un cinquiéme de veuvage, elle vint résolument demander en son nom 
et en celui de la communauté ’hérilage du défunt. Le colonel, 
comme un digne magistrat de Temple-Bar, se disposait 4 prononcer 
une fin de non-recevoir, lorsque, se ravisant, il crut prudent de diflé- 
rer son jugement, afin d’étre mieux édifié sur cette étrange affaire. On 
lui apprit alors que, d’aprés l’ancienne coutume des Kandiens, le dé- 
funt ayant épousé la demanderesse volontairement et conjointement 
avec ses quatre fréres, tout ce qu’il possédait & sa mort devait retour- 
ner 4 l'association. En conséquence, notre commandant fut obligé, 
bien malgré lui, de rendre une sentence favorable aux plaignants. On 
conviendra que, pour an honnéte gentleman, la cause étail assez em- 
barrassante, et plus d’un membre du tribunal de Ja Seine aurait hé- 
sité aussi, nous le crayons, 4 rendre son jugement. 

Mais le colonel Campbell n’est pas seulement un juge impartial; il 
est surtout, avam lout peul-¢tre, un chasscur intrépide : doué de 
force, d’énergie, d’adresse, il réunit toutes les qualités d’un sportsman 
accompli. Quand un homme a de semblables affaires sur les bras, on 
concoit qu'il soit bien ‘aise d’échapper de temps en temps ayx'difli- 
cultés de sa charge pour se lancer, a travers bois, en quéte de -Jibesté 
et d’aventures. Ceylan d’ailleurs parail éire dans ce genre un vérita- 
ble Eldorado. La nature y étale un juxe de végétation peu commune, 
et la main toute-puissante du Créateur y multiplie avec une libéra- 
lité infinie toutes les variétés du régne animal. Dans Ja profondeur 
des foréts, au sein des eaux, & la surface des sables bralants, tout s’a- 
gile, tout vit. Et quelle vie, bon Dieu! Ici ce sont les serpents, la les 
crocodiles, ailleurs les éléphants, les buffles, les tigres, les sungliers, 
el sous ce ciel ot chaque espace semble puiser une force et une cruaulé 
particuliére, il faut incessamment se tenir sur la défensive. Etcs-vous 
accablé de fatigues, vous disposez—vous 4 godter quelque repos: pre- 
nez garde! Ja mort peut vous surprendre, elle épie vos mouvements, 
cachée sous votre table, blottie au pied de votre couche : la. plus ac- 
tive surveillance, le plus rare sang-froid peuvent seuls vous sauver. 
Un matin, aprés une longue promenade & cheval, le colonel entrait 
dans son cabinet de toilette pour y prendre un bain frotd (précaution' 
néegssaire sous ce climat), quand il vit quelque chose remuer prés de 
sa tnble: il regarde attentivement et découvre... un cobra-capello, 
serpent d'une beauté remarquable, mais excessivement dangereux. 
Sans se laisser troubler par ce désagréable voisinage, notre colonel 
détaehe froidement du mur un grand pistolct et le charge 3 plomb; 
puis 11 passe dans Je salon, ow se trouvaient plusieurs dames, et les 
prévient de ne point seffrayer du bruit, Deux d’entre elles, cunietses 


LA CHASSE A CEYLAN. {2 


desavair ce qu'il va faire, Je stivent tout doucement; mais quel n'est 
pas leur effroi cen apercevant Je cobra-capello deja dressé debout ct 
laissant voir sur son cou ce signe en forme de lunettes qui le distingue 
des adtres serpents ! Le colonel se dirige vers lui, l’ajuste et Vétend 
roide mort sur la place. L’animal avait quatre pieds de long. 

A Ceylan les serpents sont des hdtes familiers. Une autre fois, une 
des mémes dames que nous venons de voir assister a l’exécution de 
celui-—ci s’amusait 4 regarder devant sa fenétre Ics bonds ct les gam- 
bades d’un petit chat favori, quand soudain elle le voit s’arréter et 
fixer des yeux effrayés sur un objct qu'elle prend d’abord pour un 
morceau de bois. En un instant le prétendu baton commenc.a s’agi- 
ter; il change de couleur, il devient brillant, jofi méme! c’était un 
serpent. Son dos prend une teinte yerdAlre, son ventre ala blancheur 
de l’argent, sa téte apparait enfin, et deux yeux percants se dirigent 
vers le malheureux petit chat, évidemment fasciné par ce regard ‘ter- 
rible; cl que sa maitresse voil approcher peu a peu tout en donnant 
des signes de terreur non équivoques. Alarmée 4 son tour, la dame 
appelle son domestique ct lui demande ce que c’est: « Mauvais ser- 
pent, Madame, tue chat!» Et, prompt comme l’éclair, l’indigéne s‘¢- 
lance dans le jardin, saisit un long baton, s’avance doucement der- 
riére le reptile et le tue d’un seul coup. En examinant ses dents, on 
trouva en effet qu’elles étaient yenimeuses, 

Je ne conseillerai pas aux caractéres timides d’entreprendre un 
voyage d’agrément dans ce pays, od, 4 moins d’étre doué d’un cou- 
ree & toute épretive, on doit vivre dans des transes continuelles. Mais 

ktouriste de profession économiserait beaucoup en frais d’imagina- 
Won; pour créer de charmantes impressions de voyage, il n’aurait 
gu’a copier d’aprés nature. Si les ours manquent, les éléphants sont 
en majorité, et ces imposants personnages ne dédaignent pas, malgré 
leur noble stature , de ménager de légéres surprises 4 leurs yoisins : 
demandez plut6t au colonel Campbell. 

« Tandis que je lisais 4 mes compagnons la vie de l’infortunée 
Marie Stuart, reyne d’ Ecosse, et jadis reyne de nostre France, dans les 
Dames illustres de BrantOme (Brantéme 4 I’ile de Ceylan!), un do 
nos domestiques accourut vers nous en grand émoi,, et nous dit qu'il 
venait de voir un éléphant dans un groupe d’arbres a peine éloigné 
de trois cents pas du lieu o nous nous trouvions. Pour ma part, je 
n'avais pas la moindre envie deme mesurer avec cet antagoniste , sil 
était possible de l’éviter; mais on décida qu’il serait prudent de le dé- 
loger, 4 moins de vouloir nous-mémes transporter noire gile ail- 
leurs. L’attaque eut lieu sans retard. 

« Apres avoir soigneusement chargé nos fusils avce des balles da 
vil. 6 


122 LA CHASSE A CEYLAN. 


cuivre, nous avancimes tous les trois, conduits par le pauvre do- 
mestique, peu Satisfait de nous servir de guide, et suivi par les Ma- 
lais, qui formaient l’arriére-garde, et paraissaient enchantés de cette 
expédition. Nous avions décidé aussi que, si l’éléphant faisait de la 
résistance, je devais tirer le premier. Comment ne pas agir brave- 
ment dans une semblable tirconstance? | 


« En entrant par un point élevé du jungle (fourré de grands ro- 
seaux), nous pOmes approcher trés prés de |’éléphant sans en étre 
apercus; mais quand il nous vit, ou plutot quand il entendit le bruit 
que nous ne pouvions éviter de faire en marchant, il s’élanga soudain 
vers nous, cassant et déracinant les petits arbres qui s’opposaient a 
son passage. En un moment nous nous trouvames 4 moins de quinze 
pas de ce redoutable adversaire. Je tirai; mes deux compagnons 
m’imitérent avec le plus grand sang-froid , et l’énorme animal tomba 
mort presque 4 nos pieds; mais, 4 notre grand étonnement, nous 
découvrimes tout d’un coup plusieurs éléphants, et un buffle dont 
nous n’avions garde de soupconner la présence, et qui prirent la 
fuite en jonchant la route de débris. Heureusement ils ignoraient le 
sort de leur compagnon; nous les entendimes, pendant longtemps, 
poursuivre leur course impétueuse dans le jungle, vers une colline 
boisée qui se trouvait 4 I’est. Quant au buffle, dans sa fuite précipi- 
tée, il vint justement a portée de fusil; M. F. tira son second coup, 
et lui cassa les jambes de devant; il tomba bruyamment 4 douze pas 
environ; tandis qu’il s’efforgait de se relever, M. C. lui envoya une 
balle dans le corps, qui mit fin 4 ses souffrances en ]’achevant sur-le- 
champ. J’eusse été heureux, je l’avoue, de le voir s’échapper, car il 
ne paraissait qu’é demi sauvage. 

« Nous nous étions admirablement comportés dans cetle ren- 
contre, et nous en éprouvions un secret orgueil. En examinant I'élé- 
phant, qui, bien que grand, avait de trés-courtes défenses, nous 
trouvames que non moins de deux balles lui étaient entrées dans Ia 
cervelle; la troisiéme avait pénétré dans la téte a Ja racine de Ja 
trompe. Une demi-heure aprés avoir quitlé notre cabane nous y ren- 
trions tranquillement, tout était terminé.» 


La chasse 4 1éléphant, déja si dangereuse en elle-méme, le de- 
vient encore bien davantage pour les véritables amateurs, Ceux-la sont 
dans l’usage de marcher r‘solument vers animal, qui d’ordinaire 
reste immobile, regardant le chasscur intrépide ou plutot téméraire 
qui ose ainsi l’attaquer. Parvenus 3 douze pas de Ja trompe, ils vi- 
sent a la téte, particuliérement entre les deux yeux, ou bien encore 
Aun seul ceil, et déchargent dans cette partie une balle de cuivre, 


LA CHASE A CRYLAN. | 123 


qai ne s'aplatit jamais. Le coup produit 4 l’instant son effet, et le 
monsire-tombe pour ne plus se relever. 

Quand une contrée se trouve exposée par le voisinage des élé- 
phanis, on fait une battue générale. Les indigénes en grand nombre 
se munissent de tambours, de trompettes, de tous les instruments 
dont le bruit est le plus propre 4 effrayer ces animaux; puis, for~ 
mant un cercle immense qui va toujours se rétrécissant & mesure 
qu’on avance, ils entourent la partie du bois ov le gibier est rassem- 
bié, et l’'aménent par degrés 4 portée des chasseurs , qui en font un 
grand carnage. Ceci, néanmoins, n’est passans dangers. Nous cm- 
pramterons encore au colonel la description d’une de ces battues ou 
grandes chasses. « Les indigénes avaient commencé leurs opérations 
depuis plus de trois heures; les chasseurs , dans l’attente, épiaient les 
bruits qui leur venaient de la forét, lorsqu’un headman (chef de 
file) donna le signal; il était temps de se préparer , on entendait dis- 
tiactement approcher la troupe. . 

« Nous nous empressimes de suivre ses ordres, et courimes cha- 
cun a notre poste, armés de fusils et de carabines soigneusement 
chargés. Bientét les cris redoublés des hommes, le son des instru- 
ments nous avertirent de nous tenir sur nos gardes. Quelques mi- 
Oules apres , un messager envoyé par le chef qui dirigeait la battue 
ariva précipitamment pour nous apprendre qu’un grand nombre 
d'éléphants, de bufiles, et autres animaux, étaient pris dans le cercle; 
que les premiers avaient essayé sans succés de se: frayer un passage, 
mais que quelques hommes avaient été blessés dangereusement. Une 
prodigieuse quantité de paons et d’oiseaux de toute espéce commen- 
cerent a s‘envoler au-dessus de nos tétes , et 4 fuir dans toutes les di- 
Tedions; peu apres vint le tour des élans,. des cerfs, qui passérent 
avec la rapidité de la peur; ils furent suivis de prés par les buffles 
sauvages et apprivoisés, les sangliers, les chakals, les liévres; nous 
ne songions nullement 4 tuer ce menu butin. Tout a coup O'Hara, 
logé prés de moi dans un grand arbre, ne pouvant se taire plus long- 
temps, s'écria : « Ne voyez-vous pas ce tigre? Ne puis-je donc ti- 
rer? — Silence, repris-je, pas un mot; nous ne devons empécher 
aucun de ces animaux de passer la riviére. » A ce moment toule 
notre atfention se dirigea du cdté od les cris répétés , le craquement 
des branches, la chute des arbres annongaient suffisamment l’ap- 
proche des éléphants. Quelques minutes s‘étaient a peine écoulées, et 
déja ils envahissaient ]’espace ouvert ov se trouvait le sentier de 
chaque cté duquel nous nous élions si judicieusement placés, Elé- 
phants, sangliers , buffics, se précipitérent 4 la fois dans ce passage a 
portée de nos coups. Nous les attendions de pied ferme; chacun de 


124 EA CHASSE A CEYLAN. 


nous ajusta animal qu’il voulait abattre. La fusillade ne dura pas 
longtemps. Dés qu'elle se fit entendre, le troupeau de bétes sauvages, 
le plus nombreux que j’aie jamais vu , s’élanca péle-méle vers la ri- 
viére , oti toutes se poussérent les unes les autres dans la derniére 
confusion, tant leur terreur était grande. Les Kandyens, avec leurs 
Tongs cheveux flottants sur leurs épaules, parurent alors, serrés en bon 
ordre, hurlant, sonfflant, tambourinant de toutes leurs forces. 
C’était une des scénes les plus pittoresques, les plus extraordinaires 
et les plus imposantes dont j’aie été témoin. ; 

« Cing éléphants gisaient morts ou mourants devant nous : deux 
sur la rive gauche, trois dans le lit méme de la rividre. Plusieurs 
autres, sans compter un énorme bufile, fuyaient mortellement blessés. 

« Quant @ moi, armé de deux fusils & deux coups, j’avais lancé 
quatre balles pour mon compte dans le plus épais de la troupe, et je 
ne crois pas en avoir perda une seule. Il faut convenir que cette bat- 
tue fut une des mieux conduites et des plus meurtriéres auxquelles 
j'aie assisté. Tout le monde avait fait son devoir, et les naturels da 
pays étaient enchantés de ce que nous avions particulidrement dirigé 
nos coups contre les éléphants. Voila pour le premier acte. Le se- 
cond lui ressemble 4 peu de choses prés. Seulement les animaux cer- 
nés dans le cercle n’étaient pas aussi nombreux, car plusieurs par- 
vinrent 4 s’échapper en renversant les hommes, et A traverser [a 
riviére un peu au-dessous de I’endroit od nous les attendions; malgré 
ce contre-temps, nous tudmes encore deux éléphants, trois buffles 
sauvages , un tigre et deux daims; plusieurs autres furent blessés. En 
somme, les indigénes se montraient ravis des résultats de cette bat- 
tue vraiment princiére. Quant &@ nous, nous élions fiers d’avoir, en 
un seul jour, dépéché sept éléphants, et chassé de la contrée tant de 
betes féroces qui la dévastaient, au grand préjudice et au grand ef- 
froi des habitants: x 

La monotonie n’est pas le défaut de ces pays, od les beautés et 
Jes dangers de tous genres se rencontrent 4 chaque pas. La chasse 
yous ennuie-t-elle : recourez 4 Ja péche; le lac est profond, tes cro- 
codiles sont nombreux, et, pour peu que vous soyez courageux et 
adroit, vous ne pouvez manquer d’en altraper au moins un. C'est ce 
que faisait toujours le colonel quand il lui en prenait fantaisie. 
Diailleurs, si l’on se sent blasé sur ces périls devenus vulgaires a force 
d'etre fréquents, rien de plus facile que d’en affronter de nouveaux, 
de faire connaissance avec des espaces encore ignorées dans les jar- 
dins zoologiques et dans les musées d’Europe, avec le cobra-coy, pat 
exemple, que le colonel vit 14 pour la premiére fois, et dont il nous 
donne Ia description suivante : 


LA CHASSE A CBYLAN. 125 


« On vient de m’apporter un de ces animaux extraordinaires que 
les indigénes appellent cobra-coy. Trois grenadiers ont apercu une 
femelle au moment ov elle enterrait ses ceafs dans le sable sur le 
bord da lac, Dés qu'elle se vit découverte, elle se retourna vers eux, 
a leur grande surprise, agitart la langue avec fureur et rapidité, 
comme le font d’ordinaire ces animaux quand on les attaque. Mais 
les soldats,s'armant de longs batons , résolurent de s’emparer des 
ceufs, car ils savaient que j’avais toujours désiré d’en voir. Cepen~ 
dant ils trouvérent une résisiance beaucoup plus opiniatre qu’ils ne 
sy étaient attendus. Le cabsa-coy est fort et s’'irrite facilement. Celui~ 
ci leur donna plusieurs coups de sa queue dure ef puigsante, et s0 
déendit jusqu’é la derniére extzémité. Parvenus enfin 4 le tuer, ils 
lapportérent au cantommement-au bout d’un jong baton, avec sept 
de ses ceuss qu’ils avaient trouvés enfouis dans le sable 4 une petite 
profondeur. Ces ceufs sont 4 peu prés de la méme grosseur que ceux 
de l’oie; la coquille en est blanche, pure, et fort dure; ils éclosent 
probablement par l’action du soleil sur le sable. Je crois qu’on doit 
casser ces étranges créatures parmi les Kzards ; elles ont quatre jam- 
bes trés-courtes, et s’en servent fantot pour marcher, ce qu’elles font 
avec vitesse, mais maladroitement, tantét pour nager. Celle dont il 
Sagit ici avait huit pieds et demi de long sur deux de circonférence, 
Dans queiques contrées les indigines estiment la chair comme un 
mets délicieux. Le godt en doit ressembler 4 celui du guarnas des 
lndes—Occidentales, dont on fait d’excellente soupe. Cependant je n’ai 
pas cru devoir permetire 4 mon cuisinier d’exercer sa science, bien 
ga’il parat tout disposé 2 me faire manger de la soupe au cobra-coy. » 

Aprés ca léger apercu des richesses pilforesques et tant soit peu 
saisissantes de la nature animale, dizons-nous quelque chose de lg 
beauté du pays? Le colonel nous en inspire le désir par |’enthou- 
siasme de ces descriptions. Comment en effet rester froid dans des 
heux oi tout se réunit pour charmer les regards? Placez-vous donc 
avec Ini sur une éminence up peu élevée; imaginez-vous avoir de- 
vant les yeux un lac magnifique, assez long, et dont la largeur est fort 
inégale. A droite, 4 gauche, par derriére, des rochers coupés de pré- 
Gipices dressent leurs sommets boisés. De petites portions de prairies 
percent ch et 14 comme pour contraster avec la profusion du feuil- 
lage varié des roseaux qui s’étendent jusqu’au rivage. Des deux e6- 
tés le pays est traversé par des ravins profonds, semé d’arbres, de 
buissons, de fleurs. Quelques iles, od croissent des roseaux et des ar- 
bres élégants, sont répandues sur la surface du lac. Mais ce qui est 
surtout merveilleux, pas un coin de terrain qui ne soit couvert d'une 
prodigieuse quantité de grande oiseaux, Ja plupart blancs comme 





126 LA CIHASSE A CRYLAS. 


neige, tandis que d’autres, par centaines, voltigent au-dessus du 
lac, dans toutes les directions, en quéte d’un endroit favorable pour 
se percher; car c’est 1a qu’ils s’'assemblent toujours pendant fa nuit. 
Le soleil se couche, et ses rayons projetés sur les montagnes lointai- 
nes ne peuvent plus atteindre les spectateurs; une portion du lac est 
déja plongée dans l’ombre, tandis que l'autre, avec son rivage ro- 
cheux, resplendit de lumiére. De ce cdté, l’eau, pure et unie comme 
un miroir d’argent, réfléchit la forme onduleuse des bois et jusqu’aux 
oiseaux perchés sur le sommet, ajoutant encore, par l’effet magique 
de ce double tableau , 4 l’étrangeté et 4 la splendeur de la scéne. Ce 
magnifique paysage est situé dans Je district de Leven-Korles. 

Nos lecteurs nous pardonneront-ils de dépasser un peu le but de 
cet article, pour ajouter 4 ce qui précéde quelques lignes plus sé- 
rieuses sur l’avenir que paraissent réserver 4 Ceylan la merveilleusefer- 
tilité de son sol et sa position commerciale? Cette tle, connue de Dio- 
dore de Sicile et de Pline sous le nom de Taprobane, est décrite par 
Cormas comme abondant en pierres précieuses de toute espéce, 
telles que les saphirs , rubis, émeraudes, etc., etc. Elle devint dés le 
VI* siécle le principal entrep6t commercial de l’océan Indien. La 
beauté du site, en donnant lieu a Ja tradition qui y placait le paradis 
terrestre, attira de nombreux pélerins au pic d’Adam, et l'on sait 
que le grand~khan de Tartarie fut assez heureux pour obtenir, en 
1281, d’un des rois de l’ile, deux dents de notre premier pére et une 
boucle de ses cheveux. Si la Ceylan moderne est dépouillée de ces 
précieuses reliques, elle n’a rien perdu de ses autres avantages. La 
- température y est modérée; le choléra, permanent aux Indes, n’a 
point revélu la, depuis 1849, le caractére épidémique. L’émigrant 
que les prix élevés du travail au Canada, a l’Australie méridionale, 
4 la Nouvelle-Zélande , détournent de se fixer dans ces pays, peut al- 
ler & Ceylan; il trouvera 4 utiliser les bras de )’adroit Singalais 4 
beaucoup meilleur marché. Les ouvriers indigénes travaillent bien: 
les bois et les métaux ; les salaires y sont raisonnables, et le gouver— 
nement anglais concéde la terre 4 raison de 5 shilling l’acre. L’ex— 
tréme fertilité du sol, la variété et l’excellence des productions da: 
pays, jointes 4 la facilité avec laquelle on y acclimate les plantes de: 
l'Europe, rendent les objets de premiére nécessité abondants et peu: 
cotiteux. Le poisson, le gibier, la volaille sont & profusion ; la viande: 
de boucherie seule est plus rare et plus chére. 

La position de Ceylan, relativement a la navigation 4 vapeur, est 
peut~-éire la plus belle du monde, & cause de son facile accés dans la 
mer Rouge. Quand les difficultés offertes par le passage de |’isthme: 
de Suez seront vaincues, leg denrées de cette tle afriveront sans ob~ 


LA CHASSE A CEYLAN. 127 


siecle dans les marchés européens, tandis que celles de Java, sa ri- 
vale actuelle, devront continuer 4 supporter un long et dangcreux 
trajet. Déja riche en coton, sucre, sel, tabac, café, bois, riz, mais, 
cannelle, quelques années de culture suivie et de travail assidu peu~ 
vent faire de ces produits l'objet d'un vaste commerce d’exportation. 
Les bois indigénes de Ceylan sont nombreux et précieux; ses péche- 
ries, oO} se trouve la moule a perle, ont rapporté 56,322 livres ster- 
ling (4,408,050 fr.) en 1835, et on ne doit pas oublier que cette 
lle, gale en étendue a I’Irlande, ne posséde encore qu’un million 
habitants. 

Un fait seul suffira pour montrer combien de ressources elle pourra 
ofrir 4 l'industrie et au commerce aussitét que ceux qui 1a régissent 
le jugeront convenable. La cannelle de Ceylan a longtemps été con- 
sdérée comme la meilleure du monde entier. Java lui oppose main- 
vnant une concurrence active, due uniquement aux droils énormes 
imposés sur cet article par l’Angleterre. En 1833, la cannelle de pre- 
Riére qualité valait 3 sh. 6 pence la livre; elle devait acquitter 3 sh. 
dedroits, 4 peu prés 400 pour 100; la seconde qualité, estimée 3 sh. , 
payait exactement 100 pour 100, et la troisiame qualité 300 pour 
100. Ces deux derniéres farent les seules qu'on exportat. Bientdét le 
prix de la cannelje ayant diminué dans les marchés européens et 
ailleurs, la troisiéme qualité ne fut plus vendue que sur le pied de 
1 pence 4/2 (3 sous), tout en continuant d’acquitter un droit de 3 sh., 
ce qui faisait 4,000 pour 100! En 1840, on réduisit, il est vrai, 
impét & 2 sh.; mais les Hollandais ne percevant qu’un droit de 
{pour 400, on concoit que la concurrence faite par eux a I’Angle- 
lrre ne soit pas sans inconvénient. Cette denrée, que nous ne voyons 
guére recherchée chez nous que pour Ja cuisine, et en trés-petite 
quantité, est employée pour la médecine en Espagne et en Amérique. 
Dans les mines on a reconnu qu’elle combattait plusieurs des mala- 
dies auxquelles les mineurs sont exposés. L’Espagne seule a recu, en 
1840, 144,294 livres de cannelle. Ceylan emploie chaque année 
trente mille personnes a la culture de cet important produit; deux 
mille acres de terre y sont consacrés. Si l’Angleterre change de sys- 
me et diminue l’impét dont elle frappe un objet de commerce si 
abondant dans ce pays, Ceylan pourra approvisionner I’Europe en- 
liére. 


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REVUE POLITIQUE. 


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La question de la liberté d’enseignement entre dans une nouvelle 
période par le rapport de la commission de la Chambre des Députés. 
La Chambre des Pairs avait introduit dans le projet de loi quelques 


‘améliorations la commission jes supprime. Elle rend & I’Université 


sa suprématie et son monopole & peine déguisé. Voltairien, révolu- 
tionnaire et impérialiste, M. Thiers ne pouvait manquer de répandre 
dans son rapport un esprit tout a la fois hostile a la religion, a 1’ordre 
et Ja liberté. Seulement l-homme d’Etat y ajoute ses tempéraments 
et ses finesses de parole. I] n’y a rien 14 de nouveau et d’imprévu; 
toutefois, la personne méme de M. Thiers et sa posilion politique 
yont donner probablement une autre physionomie au débat et une 
auire direction. 

Tout se rapetisse entre les mains de certains hommes, Voici que 
M. Thiers va transformer la plus grande question de ce siécle en une 
misérable question ministérielle. Il ne le voudrait pas qu’il en serait 
néanmoins ainsi, car une victoire remportée sur M. Guizot par 
M. Thiers, dans une question de principes aussi importante, aussi 
compréhensive, serait une victoire de principe, une révolution de 
systéme. Alors ce ne sera plus pour nous qu’un spectacle, qu’une 
comédie, ov la grande misére de ce siécle, l’exploitation des doctrines 
par les coteries, s’élalera dans tout son jour. La Chambre n’est pas, 
sur ce sujet, contraire aux idées de M. Thiers; maiselle a peur de Jui 


: et du bagage politique qu'il traine & sa suite. Cette impression sera 
> d’autant plus vive que la discussion sera plus éclatante. Alors, par 


a 


y aversion pour M. Thiers, par crainte d'une crise mivistérielle , on 
‘pourra accorder quelques adoucissements, quelques libertés apparen- 


tes, qui feront contradiction avec l’ensemble de la loi, et produiront 
de nouveau un assemblage informe et incohérent d’articles inappli- 
cables. I est donc assez probable qu'il se passera deux sessions 
encore avant que la loi ne soit votée. 

Au point de vue ministériel, M. Thiers entend-il bien ses intéréts 


REVUE POLITIQUE. 139 
en liant sa cause & un anachronisme? Il doit voir que les idées publi- 
ques sont bien modifiées en ce qui concerne l'éducation religieuse. 
ll n’est sans doute pas dupe du bruit que font quelques journaux ré- 
digés par des professeurs ou appuyés par des dignitaires de l’Univer- 
sité, Lui-méme est un exemple de la puissance de cet instinct fran- 
cais qui rentre dans sa tradition catholique; car, dans le discours 
qa'ila prononcé dans son bureau pour se faire nommer commissaire, 
ila laisaé échapper une phrase favorable a cette belle et noble religion. 
Cest beaucoup pour M, Thiers, si on se rappelle ses antécédents, 
D'ailleurs, en passant par le ministére des affaires étrangéres, en étu- 
diant ces grands intéréts de l’Orient, qui sont, par rapport 4 nous, 
des intéréis moranx plus encore que des intéréts industriels ou poli- 
tiques, ila dQ se copvaincre que la grandeur de Ja France, dans le 
monde, vient surtout de ce qu’elle en est la premiére nation catho~ 
lque. Pourquoi donc vouloir ruiner au dedans ce qui fait notre force 
x debors 7 Au lieu de persécuter les ordres religieux ,. ne serait-i] pas 
ples sage d’en favoriser au contraire l’influence et le nombre, afin 
qvils portent plus que jamais la renommée de la France dans des pays 
ou ils sont presque seuls 4 nous représenter? Au lieu d’énerver l'en~ 
sigsement catholique et d’entraver le recrutement du sacerdoce, ne 
srait-il pas plus politique de leur donner tout le développement pos- 
sible, puisque c'est un lien qui noys attache ou peut nous attacher 
tant de peuples? Encore une fois, voltairien, révolutionnaire et impé- 
rialiste, M. Thiers se fait l'homme d’un temps et d’un esprit qui ne 
cat plus; mais en associant a la fierté nationale d’alors les instincts 
tigieux qui se déclarent aujourd'hui, il aurait pu se créer encore 
un grand rdle dans des événements que les questions religieuses do- 
Rinent déja de toutes parts. 

M. le comte Molé a protesté a la Chambre des Pairs, par de nobles 
a dignes paroles, contre les conséquences qu'on pourrait lirer de l’a- 
meadement de M. Crémieux, en vertu duquel semblerait s’établir ua 
pincipe d’incompatibilité entre les fonctions de pair et de député, et. 
celles de directeur ou administrateur de compagnies industrielles, 
Nous me pensons pas que tel fat le but de cet amendement; mais nous 
devons d’abord jeter un coup d'ceil sur l'état od est parvenue actuel- 
lement la question des chemins de fer, et sur les fluctuations qu’elle a 
subies. 
Jusqu’a année derniare, l ‘esprit public était favorable aux com- 
pagnies. Le projet de concession de la ligne du Nord, les avantages 
evorbitants qu’il assurait a la compagnie personnifiée dans le nom de 
M. Rothschild, et les réclamations vives et raisonnées d’une partie de 
la presse, ont bientOt produit une hésitation, un doute, une défiance, 


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130 REVUE ROINQUE. 


qui, en mdiissant, en s’assurant d'elle-méme, en éclaircissant peu a 
peu ses soupcons et ses calculs, est devenue enfin une hostilité trés- 
positive a l’égard des compagnies. A force d’exagérer ses prétentions , 
la compagnie laissa maladroitement entrevoir un mystére, et le mys- 
tere entrevu, on voulut le sonder. M. Stephenson avait fait pour une 
compagnie anglaise un travail statistique qui promettait a la ligne du 
Nord les plus beaux bénéfices ; ja compagnie Rothschild, & qui on op- 
posait ces documents, faisait répondre que M. Stephenson avait pro- 
digieusement enflé ces chiffres pour attirer des actionnaires; il fallut 
une statistique nouvelle, ordonnée par le gouvernement , et celle-ci, 
loin d’accuser d’enflure les chiffres de l’ingénieur anglais, a prouvé 
qu’ils étaient de beaucoup au-dessous de la vérité. La compagnie se 
relacha de ses prétentions; mais plus elle faiblissait, plus l’opinion se 
dressait contre elle: chaque pas qu’elle faisait en arriére était une de- 
monstration de ses Mensonges antérieurs. 4 
Aces découvertes progressives on ajoutait la considération des abus 
que commettent journellement les compagnies déja exploitantes, pour 
forcer les voyageurs 4 prendre des voitures de premiére ou seconde 
classe, pour s’emparer des transports des localités, etc. ; abus qui vien- 
nent d’étre encore constatés, blamés et réprimés judiciairement par le 
tribunal de Rouen.. Quelques-uns de ces abus attirérent l’attention sur 
Ia question du monopole. En y réfléchissant, on découvrit que tout 
moyen de transport en concurrence avec Jes chemins de fer ne tarde- 
rait pas a étre anéanti; que non-seulement les voyageurs, mais aussi 
les marchandises ,’et méme les marchandises encombrantes, prenaient 
peu a peu cette voie plus rapide; que méme la navigation des rivid- 
res et des canaux ne pouvait se soulenir contre cette rivalité; qu’en 
conséquence les chemins de fer arriverajent nécessairement a consti- 
tuer un monopole des. transports de presque tous les produits na- 
turels et industriels du pays. Et comme les frais de transport sur- 
passent souvent la valeur de la chose, les compagnies pourraient, pat 
application arbitraire des tarifs, en imposant le maxinaum aux uns 
et en faisant des concessions aux autres , ruiner certaines entreprises 
pour en élever d'autres, et devenir ainsi une cause nouvelle et bien il- 
légitime de concentration de la richesse. Ici se manifestait aux plus 
clairvoyants le cété politique de Ja question. Faut-il qu’une aristo- 
cratie d’argent succéde 4 ‘J’ancienne aristocratie territoriale? Est-ce 
pour une telle transformation que la France a subi tant de secousses 
et versé tant de sang? Les mots de féodalité industrielle, daja jetés 
depuis longtemps, ont pris alors un sens plus précis, et l’on a com- 
mencé 4 comprendre comment cette suzerainelé nouvelle pouvait se 
réaliser en se cdchant sous des formes bourgeoises et ea déguisant le 





REVUE POLITIQUE. 131 


inbut sous les noms de tarifs et de prix courants, que la concurrence ne 
pourrait plus réduire. 

Pour échapper 4 ce danger, pour rendre jmpossible ce nouveau ré~ 
gime, dont les conséquences morales seraient encore plus graves que 
les conséquences économiques, et qui altérerait profondément le ca- 
ractére national déja trop atteint de la maladie industrielle, le moyen 
le plus simple était d’attribyer a }’Etat l’achavement et l’exploitation 
des chermnins de fer. Cette pensée, déja trés-répandue, s'est (rouvée sin- 
guliérement confirmés par une publication anglaisa qui a vivement 
ému les esprits dans la Grande-Bretagne, et qui, pour couper court a 

‘intolérable despotisme des compagnies , proposajt de racbeter par 
expropriation tous les chemins de fer exdcutés et exploités par elles. Le 
mal est donc bien grand puisque l'Angleterre serait dispagée & dépen- 
ser des sommes énormes pour s’en déliveer. D'autre part l’exemple de 
la Belgique, o0 toutes les lignes apparticnnent a l’Etat et sont exploi- 
Kes par ses agents, ou I’Etat modifie les tarifs, non par des vues parti- 
caligres et des intéréts éyoistes, mais dans l’intérét le plus général da 
peys, cet exemple faisait ressortir encore mieux la grandeur et l’im- 
portance de Ia question. Il parait clair désormais que le transport, cet 
instrument essentiel et vital des industries, subit une révolation fon- 
damentate qui le place dans des conditions toutes nouyelles, qui lui 
donne une importance de premier ordre dans |’économie sociale, qui 


enfin l’oblige a se metire entiérement sous la haute direction du pou- _ 


voir. Ii faut qu'il y ait dans l’pvenir uge vaste administration des 
transports, comme il y a une administration des douanes on de Ja 
guerre; tous les muyens de transport viendront s’y fondre pour la ré- 
gularité et Ja solidarité ; routes et canaux auront a se subordonner 
aux lignes de fer, ei déja en Belgique le gouvernement, plus expéri- 
menté et plus clairvoyant que le ndire, propose de s’emparer de tous 
ces divers moyens de communication , afin d’y meltice l'ensemble et 
l'harmonie que Jes entreprises particuliéres n’y sauraient établir. 
Ainsi la tendance actuelle, de plus en plus générale, c’est d’arriver 3 

Pexploitation des transports par |’Etat. Les transports sont l’Ame du 
commerce: réduits 4 des conditions inévitables de monopole, il faut 
que ce moneapole, ou pluto! que celte supréme direction soit aux majhs 
de I'Exat. L’Etat seul offre des garanties d’équité; 4 lui seul une yese 
ponsabilité sérieuse peut etre imposée, sous |’influence de la presse ct 
des pouvoirs publics. Mais sj J’opinion était entrée dans cette voie, ncg 
deux Chambres n1’y étaient pas encore; des associations, projeiées et: 
fondées sous Vinfluence des idées qui avaient prévalu antérjeurement, 
yavaient des représentants et des défenseurs; des hommes dont la 
probité nest en doute pour personne et qui n’avaient d’aulye pensée 


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132 REVUE POLITIQUE. 


que de coopérer a uné grande oeuvre trop souvent ajournée, couvraient 
de leur nom le systéme dont on ne veut plus; des intentions moins 
pures s’abrilaient sous ces recommandations respectées, et voila ia si- 
luation parlementaire que les adversaires des compagnies ont voulu 
dissoudre en adoptant l’amendement de M. Crémieux. 

Il y a sans doute une démocratie jalouse et haineuse qui ne travaille, 
comme I’a dit M. Molé, qu’a rabaisser tout ce qui s’éléve ; mais dans 
la question actuelle, ce n’est point cette démocratie-l4 qui domine. 
Des opinions parties des points les plus opposés de la politique se sont 
entendues dans une pensée tout a fait indépendante; et les coups les 
plus forts ont élé portés par des amis méme de M. Molé, accoutumés 
de longtemps 4 soutenir sa politique eta l’espérer encore. Le gouver- 
nement Jui-méme a admis Ja possibilité, longtemps niée, de l’exploi- 
tation par I’Etat, et il l’a écrite dans un article de ses projets de fui. Il 
était donc naturel que, dans la mélée des amendements, on essayat 
d’obtenir a tout prix au moins l’ajournement d’une solution mauvaise, 
féconde en mauvaises conséquences. En principe, l’amendement de 
M. Crémieux était insoutenable; la Chambre des Pairs, en le rejetant, 
l’a détruit comme principe, et c'est trés-bien fait; mais comme inci- 
dent, comme moyen accessoire destiné 4 obtenir un résultat momen- 
tané, Jequel a effectivement été obtenu et est désormais un fait accom- 
pli, nous ne voyons pas ce qu'il peut avoir de condamnable. Sans 
doute ij est offensant, il est accusateur pour plusieurs personnes ; mais 
il ne Vest point pour ceux dont tout le monde reconnait les bonnes 
intentions. Fallait-il donc spécifier, montrer au doigt, faire des ex- 
ceptions nominales? ou bien fallait-il laisser marcher @ Icur aise des 
intrigues qui auraient déconsidéré la Chambre ? Il nous semble que la 
mesure générale de l’amendement, prise simplement comme moyen 
indirect d’obtenir un délai, atteignait le but de la manieére Ia plus na- 
turelle, en laissant au public le soin de maintenir les distinctions de 
personnes qu'il faisait déja, C’est l'avantage de ja dignité du caractére 
et de la probité reconnues de ne pouvoir étre alteintes par des accusa- 
tions générales. 

Notre guerre contre l’empereur de Maroc ne pouvait manquer 
d’éveiller la sollicitude de l’Angleterre. Des interpellations ont déja 
été adressées & ce sujet au ministére anglais, et on en annonce encore 
de nouvelles. Les Anglais ne dissimulent pas qu’ils ont au Maroc 
d’autres intéréts encore que ceux du commerce qu ils font avec ce 
pays : la prise de possession par Ia France des principaux ports de la 
cote marocaine pourrait, dans l'avenir, annuler I’importance de Gi- 
braltar; la Méditerranée pourrait étre & peu prés fermée aux flottes 
anglaises; les iles loniennes, et méme Malte, deviendraient des pos- 


REVUE POLITIQUE, = * 133 


sessions précaires; le plus court passage aux Indes ne lui serait ouvert 
qu'a condition d'une véritable entente cordiale avec nous; |’Espagne 
pourrait juger moins impossible de reprendre un jour Gibraltar, et 
deffacer cette tache de servitude qui souille son territoire, et une telle 
espérance y tournerait fortement les esprits vers l’alliance de la France. 
L'Angleterre s‘émeut donc a bon drvit. Il y va pour elle, non pas 
immédiatement sans doute , mais dans un avenir qu’il dépendrait de 
nous de biter, d’une grande partie de sa prépondérance maritime 
et politique. C'est le propre d'une puissance trop étendue d’étre at- 
teinte ou Menacée par lout ce qui remue dans le monde, et de se sentir 
ébraniée par les secousses qui sembleraient lui devoir étre indifférentes. 

Le ministére anglais a d’'abord offert son arbitrage, qui n’a point 
éé accepté; mais M. Guizot s’est empressé de rassurer M. Peel contre 
toute crainte d’agrandissement de notre part; et, interpellé a la 
Chambre des Députés, i] a exposé netlement les causes de la guerre 
etla fagon dont elle sera conduite. Trois causes plus ou moins pro- 
chaines ont amené la guerre : une question de limites, les Marocains 
pr&endant étendre leur frontiére jusqu’a Ja Tafna; ensuite les intri- 
gues d’Abd-el-Kader, réfugié sur le territoire de l’empereur, ov il 
excitait le fanatisme musulman; enfin la trahison des bandes d'El- 
Gennaoui , qui ont assailli Jes Francais pendant une conférence entre 
les chefs. Ce démélé se terminera, selon M. Guizot, par Je chAtiment 
des coupables, et l’exil d'Abd-el-Kader dans quelque autre partie de 
empire, vers l’ouest, od l’on suppose qu’il ne pourra plus nuire. 
Au reste, aucune garantie de Ja nature de celles qu’on demande ordi- 
najrement 4 des Barbares ne sera exigée : pas un point de la cdte, pas 
un port marocain ne sera occupé; la France a déja hien assez de |’Al- 
gérie, et elle est bien décidée, s'il faut en croire nos ministres, a 
donper au monde le plus parfait modéle d’abnégation, et a |’ Angle- 
terre la satisfaction la plus complete et la plus flatteuse. 

Parmi les causes énumérées par M. Guizot, la plus importante a 
été omise. On pourrait s’étonner que ce ministre, qui se livre si vo- 
lontiers aux généralités historiques et politiques, se soit abstenu, en 
cette circonstance, d’exposer ce qu’il y a de plus vaste, de plus géné- 
ral, de plus permanent dans la question franco-africaine : le voisi- 
nage, nécessairement hostile, de deux civilisations incompatibles, 
de deux religions, de deux ordres civils, de deux races, Les petites 
causes occasionnelles sont toutes subordonnées 4 celle-la, et ni minis- 
lére francais ni empereur marocain ne sont capables de la maltriser ; 
c'est la méme situation que celle de l’empire ottoman : la société 
musulmane ne peut ni se maintenir ni se restaurer nulle part. En 
Turquie, du moins, il ya unc population chrétienne pombreuse , ine 


134 REVUE POLITIQUE. 


telligente, déja presque émancipée, et qui peut supplanter peu a peu, 
avec |’appui de |’Europe, la race (urque, et, par ce moyen, l’empire 
pourrait peut-tre se renouveler sans périr; mais en Afrique il p’y a 
rien de semblable : tout y rend au contraire l’antagonisme plus rude, 
la rénovation plus impossible sous le régime musulman; ce pouvoir, 
ou plutdt cette anarchie, doit étre subjugué par nous, ou bien nous 
harceler sans cesse. 

Aussi, ep annoncant l’arrangement dont il veut se contenter, 
M. Guizot a-t-il prophétisé sans la Providence. Abd-el-Kader serait 
interné dans quelque ville ou dans quelque désert du Maroc qu'il 
n’en serait pas moins puissant pour cela. Cet O’Connell du désert ne 
peut que gagner a élre persécuté par Abd-er-Rhaman. Martyr de 5a 
Joi, vénéré comme un saint, il posséde une Iégitimité sacrée qu’il 
sera toujours temps d’opposer avec succés a celle de l’empereur, si 
celui-ci, descendant du prophéte, néglige les devoirs que son sang et 

“sa position lui imposent. La guerre sera donc peut-tre ajournée par 
Ja crainte, mais cet ajournement méme servira & propager, parmi 
les tribus fanatiques, le sentiment du danger que court leur religion. 
On ne peut prévuir les révolutions intérieures que cet état de choses 
prépare 4 |’empire de Maroc; mais on peul prédire avee assurance 
que les croyances et les haines de ce peuple ne s'abdiqueront point 
pour si peu, et que la modération de la France n'y sera jamais com- 
prise que comme faiblesse. : 

C’est donc, a notre avis, un (rés-mauvais parti que celui que le 
ministére a embrassé. Il n'y aura ni économie de sang ni économie 
d’argent, au contraire. Ce sera un nouveau traité de la Tafna, une 
duperie, une nouvelle série de massacres causés par les utopistes de 
Ja paix. Quand donc en aura-t-on fini de cetle sotte philanthropie 
moderne, plate falsification de Ja véritable charité chrétienne ? Il y 
a quelques années, elle voulait a toute force abolir la peine de mort 
en favear des assassins, au risque de faire assassiner plus que jamais 
les honnétes gens. Par suite du méme principe, elle laisse le champ 
libre & nos ennemis implacables, elle fait des traités avec des Barba- 
res déja convaincus de trahison, au risque de renouveler tous les 
désastres d’une guerre sanglante. Cela tient 4 ce que celle école ne 
comprénd rien & Ja loi fondamentale du Christianisme, a la loi de 
expiation, qu'elle méconnait tout en la voyant sans cesse s‘accomplir 
sous nos yeux. Todt ou tard il faudra bien que l'Afrique tombe, par 
Ja guerre, sous Ja loi de l'Europe qui doit la régénérer. Une belle 
occasion était offerte 4 la France : la justice et la force étaient de son 
cOté; une conquéte facile, une occupation restreinte, quelques poinis 
fortifiés sur l’Océan et sur le détroit, dcs facilités de commerce accor- 


REVOR POLTIOUE. 135 


dées aux indigénes, auraient préparé la Barbarie 4 Vinitiatiot chré- 
tienne, tout en assurant 4 la France une prééminence décisive sur la 
Méditerranée. Au reste, on croira difficilement, aprés tout ce qui s'est 
dit dans les Chambres anglaises, que la modération seule ait inspiré 
notre gouvernement, L’entente cordiale a perfectionné ses procédés 
depuis quelque temps. On n’attend plus les représentations ou les 
protestations de l’Angleterre ; on Jes prévient. Pour n’avoir pas 4 cé- 
der, on se livre tout d’abord. Dés qu'un événement grave a eu lieu, 
M. Guizot s’empresse de donner a M. Peel les explications les plus 
accommodantes, afin que celui-ci n’ait pas le temps d’en demander. 
Cela se passe ainsi depuis la premiére discussion sur Taiti; mais cette 
spontanéilé apparente. ne trompe personne et ne change rien 4 la si- 
tuation. . 

S‘il y a peu de prévoyance dans la conduite des affaires extérieu- 
res, il n’y en a guére davantage dans celles du dedans. Les choses 
sont-elles donc assez affermies pour qu‘on puisse braver par boutades 
les idées ou les préventions généralement répandues? II n’est personne 
qui n’ait été surpris de certain article du Moniteur relatif aux dotations 
des princes. Cette demande, inopinément jetée dans la publicité, a 
produit tout |’effet d’un scandale. Les amis du pouvoir, méme les 
plus complaisants, en ont été désagréablement affectés; ses ennemis 
se sont jetés avec joie sur cetle pature de la haine. On ne se rend cer- 
tainement pas compte des facheux sentiments que de telles discus~ 
sions, st souvent répétées, répandent dans le pays. Il n’est point de 
question plus accessible a l’intelligence des électeurs; par conséquent il 
n’en est point od les députés soient moins libres. Dans la haute poli- 
tique, 4 laquelle la foule ne comprend rien, la Chambre est maitresse 
d’elie-méme; il en est de méme pour les dépenses dont les services 
publics sont la raison ou le prétexte. Mais dés qu'il s’agit de choses 
aussi palpables et dont la nécessité est aussi difficile 4 bien établir 
gu’une demande de dotation, le député ne saurait échapper a une es- 
péce de mandat impératif qu'il sait bien lui étre tacitement imposé. 
Le pays se trompe, dira-t-on ; quand on veut une monarthice il faut en 
vouloir les conditions ; Je trone a besoin d’éclat, et c’est lui Oter une 
partie de son utile influence que de lésiner ainsi sur quelques millions 
destinés 4 donner aux membres de Ja famille royale une position di- 
gne de cette france dont ils sont les premiers représentants. - 

Nous le croyons aussi, le pays se trompe, si, acceptant le principe, 
ilse refuse obstinément & la conséquence qui en découle. Mais une 
erreur si geossiére est pourtant bien étrange ; elle doit faire réfléchir, 
et il serait plus sage d’en chercher la cause que de s’en irriter. Il ne 
suffit pas.que la France ait accepté la monarchie._La terre regoit un 


“WAV Ss 


136 REVOR POLITIQUE, 
jeune arbre gu’on y plante, mais il faut qu’ensuite l’'arbre pousse lui- 
méme ges racines, et qu’il s’affermisse par l’action et la vie. Lors- 
qu’elle éleva la nouvelle dynastie, la France n’entendait pas se con- 
‘tenter du service, en quelque sorte négatif, que cette dynastie lui ren- 
dait, en écartant les secousses de la république. La France n’est pas 
tellement modeste dans ses désirs qu’elle se contente de vivre; elle 
veut encore manifester sa vie. On a beaucoup fait pour Ja matiére, il 
faut le reconnaitre , mais bien peu pour la dignité, pour la puissance 
morale. C'est pourtant par 1a qu’on gagne les esprits. Si on avait donné 
au pays un peu de fierté, si on avait satisfait son besoin d’houneur, 
ses intéréts moraux, si on avait rempli toutes les promesses de la 
Charte, si enfin on s’était appuyé sur des principes au lieu de ne con- 
sulter que les convenances de chaque jour, on n’entendrait point ces 
accusations outrageantes, on n’éprouverait point ces refus de mauyais 
augure. Ces refus ne sont autre chose que l’expression d’un sentiment; 
ils altestent que la monarchie n’a pas encore, aux yeux du grand 
nombre, fait ce qu’elle doit pour mériter l’éclat qu’elle ambitionne, 
Comment voulez—vous que la France vous entoure de prestige, vous 
qui la découronnez du sien? Rendez-lui sa gloire dans Je monde, et 
elle vous en cédera quelques rayons. 

Ce n’est donc pas tant une question d'argent qu’une question de 
politique générale. On a été parfaitement en debors de la yérité en na 
voyant dans la résistance publique qu’uoe intrigue de factieux. M. Du- 
pin lui-méme y a vu toute autre chose, et, aprds l’interpellation de 
M. Lherbette, il s'est empressé de proposer purement et simplement 
Yordre du jour, sachant bien qu’il n’y avait rien de bon a attendre 
d'une pareille discussion. Mais la faute est commise, et le vote de la 
Chambre n’a pu étouffer la voix des journaux. On a vu l'opiniatreté a 
demander; on s’attachera 4 préparer l’opiniatraté des refus. Il n’y a 
point de question plus dangereuse, parce qu’ici plus qu’ailleurs Ja res- 
ponsabilité minijstérielle n’est qu'une fiction; toute la controverse 
prend nécessairement a partie la famille royale, puisqu’il ne s’agit que 
de ses membres. Comment donc concevoir qu'il y ait encore en ca 
temps-ci d’assez maladroits adulateurs pour conseiller d’aussi impru- 
dentes manifestations? Est-ce que la vérité sur les hommes et sur les 
choses arrivera plus difficilement aux rais constitutionnels qu’aux rois 
absolus? 

Un moment d’incertitude et de crise mystérieuse a paru suivre le 
voyage de la régente d’Espagne & Barcelane et celui des ministres qui 
I’y ont suivie. On parlait de coups d’Etat, de changements dans la 
Constitution, de lois 4 refaire ou A modifier par ordonnances. Ces 
bruits ont rendu quelque espoir aux ayacuches; on a mame patlé 


REVUE POLITIQUE. , 187 


d’ane deacente d’Espartero dans le nord du: Portugal. Il ne serait pas 
éonnant d’ailleurs que ce Napoléon de comédie se fit jusqu’au bout le 
plagiaire du grand homme et essayt d’imiter le coup hardi des Cent- 
Joars. Tout cela n’aura probablement aucune suite sérieuse. La crise 
parait finie, M. Viluma, qui paraissait réclamer des mesures trop 
hasardées, a donnésa démigsion. On dit que Narvaez passera aux af- 
faires rangéres. Le ministére reconstitué proclame le maintien de la 
constitution de 1837, sauf & y introduire, avec le concours des Cor- 
tts, quelques modifications favorables au pouvoir. Ainsi le systame 
du despotisme éclairé, systime spécieux, raisonnable en soi, et qui 
paraissait convenir & |'Espagne, est définitivement abandonné. Il fau- 
drait, en effet, pour appliquer un tel systame, une main puissante, 
une forte téte, une concentration réelle de la force publique par 1’ef- 
fet de circonstances orageuses qui en auraient démontré le besoin. On 
ne fait pas du despotisme par convention et d’un commun accord : 
l‘omnipotence existe par elle-méme, ou elle n’existe pas. La détermi- 
nation da ministére espagnol doit donc faire espérer le retour d'un or- 
dre durable. Une constitution est une machine qui donne des pro- 
duits fort différents, selon |’usage qu’on en sait faire. Elle donne I’a- 
narchie si les anarchistes sont seuls 4 savoir la manier; elle donne du 
pouvoir, et beaucoup de pouvoir, aux gouvernements qui possédent 
la maniére de s’en servir, LaFrance et!’Angleterre offrent l’exemple de 
ce dernier cas, et quelques-uns des Espagnols qui gouvernent aujour- 
d’hui ont pu s'instruire pendant ces derniéres années a ces deux écoles. 

L’Allemagne va-t-elle avoir aussi ses commotions populaires? De- 
puis quelque temps il se répand comme une sourde agitation au dela 
da Rhin. Des étudiants, des professeurs d’université, des journalistes, 
des ouvriers se remuent, chacun a sa maniére. Les ouvriers se ré- 
voltent contre les maitres, et pillent les fabriques. Il parait que la 
question du salaire se discute déja en Silésie et en Bohéme. L’Alle- 
magne va se lancer dans l’industrialisme; elle y fera des progrés ra- 
pides, sans nul doute ; l'union des douanes y créera des richesses, 
mais tes fléaux qui accompagnent la richesse manufacturiére la lui 
feront bien payer. Quand Mammon prend sa course, Je paupérisme 
monte en croupe el galope avec lui. Mais de nos jours le paupérisme 
ne se contente pas de souffrir; il raisonne, 1] réclame, il parle politi- 
que, égalité, garanties, et autres mots aussi vains sous lesquels il croit 
entrevoir le reméde a ses souffrances. L’instruction est trés-répandue 
en Allemagne, le peuple y sait lire presque partout. Un peuple d’ou- 
vriers qui sayent lire, et 4 qui on distribue maints écrits sur les droits 
du travail et J’égoisme du capital, ne saurait laisser longtemps !’état 
politique de l’Allemagne tel qu’il est. 


138 REVUE POLITIQUE. 


—- Les choses saintes comme les autres et plus que les autres sont 
en butte a I’esprit d’entreprise qui caractérise notre temps. Encore un 
nouvel exemple. Un homme s’imagine un jour qu'il a mission de 
reslaurer 4 sa maniére une institution vénérable, l’ordre du Saint- 
Sépulcre, lequel, Dieu merci, fleurit encore. Et le voila, chevalier 
errant, qui parcourt |’Europe, créant a profusion grands et petits 
chanceliers (il n’y a pas de chanceliers parmi les dignitaires de l’or- 
dre), semant les diplémes et recueillant les auménes. Dans quel but? 
Nous ne le rechercherons pas. Mais le fait existait et portait préjudice 
4 des intéréts sacrés, L’ordre des Fréres-Mineurs de la Terre~Sainte 
s'est ému; son ministre général, supérieur supréme des Péres de la 
Terre-Sainte, a désavoué le chevalier Bandini de’ Pitti. Nous sommes 
heureux de nous faire |’écho d'une voix si respectable, et nous espé- 
rons bien que la sympathie des fidéles en faveur des Péres de la Terre- 
Sainte ne souffrira de tout cela aucune atteinte. Elle s’éclairera davan- 
lage sans rien perdre de son zéle, n’ayant que plus & coeur, au con- 
raire, de dédommager l’ordre du Saint-Sépulcre des disgraces que 
lui a faitéprouver un déplorable industrialisme. 


BULLETIN LITTERAIRE. 


Des Passions dans leurs rapports avec la religion, la philosophie, la phystologse 
at la médecine legale, par P. BELOUINO ; docteur-médecin. 2 yol. in-8. Prix: 
40 fr. Chez Waille, rue Cassette, 6 et 8. 


La physiologie, sans doute parce qu'elle a été asservie trop longtemps, pré- 
tend aujourd’ hui & une indépendance absolue. Elle se ferme ainsi elle~méme la 
Yoie qui la conduirait 4 de nouveaux progrés. Ne pas tenir compte de ses rap- 
ports avec les autres sciences, serait-ce donc embrasser tout son objet ? En ce qui 
touche I"homme plus particuliérement, pourrait-elle se passer jamais du secours 
de la métaphysique? Qu’on revendique, comme de son domaine exclusif, les 
phénoménes de la vie végétative et de la vie animale, rien de mieux; mais 
comment fonder la physiologie humaine, la biologie, si l'on n’admet pas la 
spiritualité de Ame? Comment, au début méme de Ia science, sortir des inex- 
tricables difficultés que présente la loi des rapports du physique et du moral, si 
Yon ne prend la foi pour guide? Soyons plus conséquents et plus simples; avec la 
Vie végétative et la vie animale, qui sont bien, en effet, du domaine de la phy- 
siologie, admettons pour l'homme la vie active, spirituelle, qui, dans de mys- 
térieux rapports, il est vrai, gouverne manifestement les deux autres vies : et 
yous nous trouverons alors dans les conditions d'une observation légitime , et 
hous pourrons prétendre a posséder la science. C'est dans ces conditions que 
Sest placé l’auteur du livre dont nous rendons compte. Nous sommes heureux 
de le citer comme un exemple et un modeéle. 

L’aateur des Passions dans leurs rapports auec la religion, la philosophie, la 
phystologte et la médecine légale, n'a pas entendu faire un traité complet de phy- 
siologie; mais il a produit une cwavre plus utile peut-étre, en embrassant, dans 
toute son étendue, la question des passions, qui est bien la question capitale 
dela science physiologique ; et ce qui, en un sujet déja traité, le distingue et le 
recommande, c'est précisément la sftreté, la fermeté de ses affirmations pre- 
miéres , toutes empruntées & l’ordre de foi, en méme temps que sa remarquable 
persévérance dans ces principes pendant tout le cours d’une longue et savante 
discussion. Il en résulte que la pensée reste toujours présente a l'esprit du lec- 
tear, et qu’A la fin du livre elle tire de sa constante anité parmi les faits les 
plus nombreux et les plas divers la force d'une conclusion irrésistible. 

Mais avant daborder les phénoménes de la passion, les plus importants 
peut-8tre de la vie humaine, il est nécessaire de rappeler l’origine et Ja fin 
de cette vie méme. De 1a les généralités par lesquelies débute le docteur Be- 
-lonino ; il y traite de |’état de homme avant la chute, de la chute elle-méme, 
# de seg conséquences relativement a la dualité humaine. 





140 BULLETIN LITTERAIRE. 


La passion animait l'homme avant Ja chute, mais alors elle était dans lordre; 
la coulpe I’en a fait sortir; comment I'y faire rentrer? La est le probléme vrai- 
ment intéressant, et dont la solution importe un peu plus, apparemment, que la 
question de savoir quel est au juste le degré d'irritabilité de tel ou tel organe. 
La définition des passions doit, en essence, comprendre ces vérités. Donnons- 
la d’aprés l'auteur. « Les passions, nous dit-il, sont les mouvements de l'ame 
« poursaivant son bonheur dans la recherche de ce qu'elle croit le bien, et 
« dans la fuite de ce qu'elle croit le mal.» La division suit. A vrai dire, il n’y a 
qu'une seule passion, mais elle affecte des formes diyerses, et emprunte des 
noms différents, selon ses applications particuliéres, sa propre versatilité, ses ten- 
dances et ses répulsions. La faculté d’aimer, souche de toutes les passions, se di- 
visera donc de la maniére suivante : 

Dans ses applications particuliéres elle comprendra l’intempérance , les af- 
fections de la famille, l'amour de soi, ]’amour des autres, l'amour des lieux, des 
institutions. 

Dans sa versatilité, la faculté d’aimer est inconstance. 

Dans ses tendances, elle est curiosité, sentiment religieux, espérance, charité, 
joie. 

Enfin dans ses répulsions elle devient haine’, ennui, jalousie, envie, mépris, 
ingratitude, peur, colére, vengeance et tristesse. 

On voit que cette division du sujet est en parfait rapport avec la définition 
méme des passions. C'est aussi la division du livre, sanf ce qui coucerne les rap~- 
ports des passions avec la médecine légale. Ces rapports soulevant des ques 
tions de droit d'une haute importance, il était bon de les traiter a part, autant 
pour ne pas rompre la suite des idées dans l'exposition de l ensemble que pour 
faciliter les recherches des lecteurs en des matiéres d'une nature particpliére 
et d'une utilité tonte pratique. 

LU est clair que nous ne pouvons analyser ici checun des nombreux chapitres 
contenus dang les quatre livres que nous venons d indiquer. Du moins devons- 
nous, aprés en avoir déterminé l'objet, en indiquer la méthode. Cela est aé- 
cessaire pour qu’on puisse bien apprécier la valeur logiqne de l'asavre. De ce 
que l'auteur considére les passions a l'état de synthése, il ne faudrait pas croire 
pour cela qu'il néglige l'analyse. Som observation, au contraire, s étend fort 
loin. Qu’est-ce que telle ou telle passion délerminée? quelles sont, dans l’action 
réciproque qu’exercent l'un sur l'autre le physique et le moral, les influences, 
sur cette passion déterminée, de l'age, du sexe, de la constitution, de |’'alimen- 
tation, de l'éducation, des maladies, de la position sociale, etc.? A quels sigues 
physiognomiques, et, s'il y a lieu, phrénologiques, cette passion peut-elle se Te- 
connattre? Comment enfin la régler pour la développer ou la restxeindro, si- 
non l'anéantir, selon sa nature bonne ou mauvaise? Ce sont ia agtant de ques- 
tions qui trouvent leur place dans chaque examen particulier, at dont la 
solution n'est ni yainoment attendue ai superficiallement traitée. 

Cependant l'auteur ne peut sen tenir & la donnée physiologique. Avesel 
trouvons-nous dans chacan de ses chapitses, et indépendamment de ce qui 
vient d'étre indiqué, des apercus philosophiques et des comsidérations mo- 
rales da plus grand intérét. Ce n'est pas tout; la politique, l'industrie, le coair- 
merce, les mours, la presse, le thédire, les romans, eto., tous jes ghjets 
enfin avec lesquels la passion peut se trouver en contact, en sont rapprocids 
comme autant de pierres de touche qui r’éprouvent, la mesurent et.contri- 
buent 4 la modifier comme il convient. C’est ainsi que, par une association 
d'idées qui d‘ailleurs no dépasse jamais les limites da sujet, l’auteur peut 6t 
primer son propre sentiment sur les plus grandes vérités de ordre philosophi- 
que, lorigine des idées, par exemple, la formation du langage, eto. Ge 


BULLETIN LITTERAIRE. 141 


n'est pas qu’ane felle méthode n’ait ses inconvénients. Lo nombre ct la portée 
des sujets embrassés et le peu d'espace qui leur est réservé dans le livre ont 
fait que auteur s'est trouvé quelquefois g4né pour entamer et soutenir la dis- 
eassion. Ainsi, par exemple, on pourrait lui demander compte précisément 
de sa doctrine touchant l’origine des idées et Ia formation du langage. M. Be- 
Joaino a esprit trop juste pour ne pas reconnaftre quels tristes fruits a produils 
le rationalisme qu'on trouve en germe dans le systéme de Descartes. Faut-il 
eroire, d’autre part, qu'il adopte 'hypothése de plus en plus abandonnée de 
invention du langage? Enfin, en descendant quelques degrés plus bas, le sa- 
vant docteur ne professe-t-il pas, au sujet de la presse et de l’esprit industriel 
de notre temps, une rigueur de principes qui n’est pas toujours justifiée? Ce 
sont 14, au surplus, des remarques qui intéressent moins le fond que la forme; 
et ce que nous regretions principalement, c'est que, entrainé dans certaines 
occasions par une imagination vive et brillante, M. Belouino ne se réserve pas 
pour certaines autres la facalté d’atre toujours assez explicite. La science du 
penseur devait nous offrir d’amples compensations. Plusieurs des chapitres da 
livre des Passions sont & eux seuls de véritables wuvres. Nous recommandons 
plus particuliérement au lecteur les suivants : A/fections de la Famille, Amour, 
Amour de la terre natale, Patriotisme, Ltbertinage : ceux-la si chaleureusement 
sentis et si noblement exprimés, celui-ci 4 la fois si contenu et si instructif. 
Nous n’en détacherons rien; il faudrait les citer tout entiers. 
Il était digne d’un philosophe chrétien de sortir du cercle de la prescription 
ment médicale pour s’élever 4 des conclusions d’intérét général : c'est ce 
qu’a fait l'auteur dans ses Questions médico-légales et dans ses considérations 
sor la Pénalité. Ii prouve d'une maniére irrécusable que Y’age, le sexe et les 
passions n’ont pas été pris en assez grande considération par la loi actuelle, et 
il propose, en conséquence, des réformes dont une triste expérience démontre 
la nécessité. Mais c’est surtoul en ce qui concerne l’ali¢énation mentale que sa 
discussion se développe et se fortifie sous les inspirations d'une conscience aussi 
éclairée qu’honnéte. Ii y a la tout un traité de l'aliéfalion mentale dans ses 
rapports avec la loi. La division si simple dé l'aliénation en idiotie et délire 
maniaque permet au lecteur de suivre sans fatigue loute cette sayante disserla- 
tion, et d’en tirer sans doute de précieux enseignements. Les consid¢rations sar 
la Péenakté sont le complément nécessaire des Questions médico-légales. L'auteur 
y détermine, avec les principaux criminalistes de notre temps, le but de la pé- 
nalité. Cet but émane des principes immuables de vérilé ct de justice. « Le 
mal rétribué pour le mal 4 l’auteur el en proportion du mal: » voila pour le 
doctear Belouino le fondement de toute pénalité; et, conséqueat avec lui- 
méme, l'auteur se prononce pour le maintieg de la peine de mort, contre l'in- 
famie procédant de la peine, pour l'isolement cellulaire, pour la privation des 
droits poliliques, mais contre la privation des droits de famille, énormité qui 
n'aurait jamais di trouver sa place dans une législalion chrétienne. 

Nous ne croyons pas avoir besoin de nous résumer. Il est facile de se re- 
troaver dans an plan qui, prenant Phomme 4 son origine, le montre soamis & 
tontes tes vicissitades de l'amour, fesqueties dépendent elles-mémes de Ja mul- 
liplicit6é et dela diversité des circonstances ov l'amour peut se produire. Nuus 
arrivons ainsi sans peine a la conclusion, qui a deux fins différentes : fin par- 
ticutiére, qui est de régler Ja passion dans l'individu; fin générale, qui est 
Cobtenir du iégislateur les réformes qué réclament & Ia fois les progrés de la 
science et les besoins de la société. 

Nous parlerions longuement du style si cela nous était possible, c’est-a-dire 
que nous citerions beaucoup, car ce serait le meiticur éloce a faire du talent 
de lécrtvain; mais le temps et espace nous manquent. Obligés de nous res- 








142 BULLETIN LITTERAIRE. 


treindre, disond que l’ouvrage du docteur Belouino, qui.s’adresse plus particu- 
Jidrement aux gens da monde, doit atteindre shrement son but. I joint a la 
solidité do la science un mérite littéraire bien rare dans les livres de didacti- 
que, ou les exigences de l’enseignement commandent, en quelque sorte, la mo- 
notonie et les redites. Que M. Belouino ait toujours évité ces inconvénients, 
nous ne le prétendons pas. On peut lai reprocher des longueurs; mais par 
combien de qualités heureuses son style rachéte ces légers défauts! Pureté, 
chaleur, élégance et richesse, en voila les principaux mérites. On reconnatt, 
dans l'auteur du livre des Passtons, l'homme de conscience et de goat qui s est 
mourri de la lecture des écrivains du grand siécle. Ii y a certaines pages de ce 
livre qu'on serail tenté d‘attribuer & La Bruyére, si l'on n’y reconnaissait une 
w@uvre de notre temps par la science qui s'y révéle. 





Esquisse de Rome chretienne, par Vabbé Ph. Gerdet ; au bureau de l'Université ca- 
tholique, et chez Waille, rue Cassette, 6.—{#istotre critique et legislative de C'in- 
struction publique et de la liberté del’enseignement en France, par Henry de Rian- 
cey; chez Sagnier et Bray, rue des Saints-Péres, 64.— De Venseignement régu- 
lier de la langue maternelle dans les écoles et les familles, par Grégoire Girard ; 
chez Desobry, E. Magdeleine et Comp., rue des Macons-Sorbonne, 41. — 
Esquisses et Portraits, par M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville ; chez 
Léautey, rue Saint-Guillaume, 21. — Albert ou le Duel, par M. le comte de 
Coetiosquet ; 2 vol. in-12. Prix : 3 fr. 50 c.; chez Waille. — Esprit moral et poé- 
fique du X1X¢ siécle, par L.-A. Martin; 4 vol. in-18; chez Hébrard, passage 
des Panoramas. — Fables morales et religieuses, par M~ Adele Caldelar ; 4 vol. 
grand in-8; au Comptoir des Imprimeurs-Unis, quai Malaquais. 


Nous serions en retard avec d’importantes publications si nous ne les signa- 
fions dés aujourd'hui 4 l’attention du lecteur, 4 qui bientdt nous devrons en 
rendre comple. Il faut citer en premiére ligne 'Esquisse de Rome chretienne, 
par M. labbé Gerbet. On voit par le titre seul du livre quel en est le but, et 
chacun sait avec quelle puissance l’auteur marche a ses fins; on a pu lire dans 
te Correspondant un fragment méme du premier volume : c’est assez dire en cé 
‘moment pour les hommes de pensée et de gofit. L'Esquisse de Rome chreétienne 
‘sera e{ doit étre l'objet d'un compte rendu particulier. — L’histotre de l'instrue~ 
ion publique et de la liberté de Venseignement se recommande a tous les esprits 
awclairés, non pas seulement comme cuvre de circonstance, mais comme recueil 
Siistorique; cest encore un ouvrage qui veut élre examiné a part. Il en faut 
@ire autant d’une autre cuvre considérable , le Tratté du révérend Pére Girard 
sur l'enseignement régulier de la langue maternelle. Ce livre sera également jugé 
par cian homme compétent, et apprécié 4 sa valeur. 


Eoqutisses et Portraits.— Ne vous est-il pas arrivé plas d’ane fois, au milieu da 
monde, de vous attacher 4 l'un de ces observateurs de bon ton; — je ne perle pas 
iei des niais 4 Pair éventé, qui ont toujours le lorgnon & I’oil, comme si, par 
nature, ils étaient condamnés a la vision confuse ;— a l'une de ces remarquables 
physionomies, veux-je dire, qui, franches et expressives a la fois, reflétent en 
traits fortement accentués, quoique éminemment mobiles, toutes les émotions 
qui, dans le mouvement d'un salon, peuvent saisir et posséder une Ame! Oe 
aime ces esprits obervatenrs, et la paresse de tous se platt fort a Ics voir faire une 
besogne qui codterait des fatigues & chacun. Ou lit sur leur visage ce qu'on 
Sprouye sgi-socme, et dont, sans leur secours, on n‘aurait pn se rendre comple, 


BULLETIN LITTERAIRE, 143 


parce qu'il aurait fallu se donner la peine de Y’analyser; on y lit sowvent bien 
plas que ses propres émotions, et, la yanité aidant a l'illusion, le tout devient, 
sans gu’on sen doute, ensecignement sous forme de plaisir. Le plaisir passe, 
Penseignement reste ; et c'est un bien si ]’observateur avait le godt aussi fin et 
le jugement aussi sage que la sensibilité exquise. 

M.le duc de Doudeauville est un de ces observateurs-1a, et 1 veut bien nous 
dispenser ainsi ane multitudé d’enseignements et de plaisirs. Ii faut l’en remer- 
cier avec d'autant plus d’empressement qu'il s'est montré plus généreux. L’auteur 
des Esquisses et Portraits n’a pas craint en effet de quitter le salon pour se ré- 
pandre sur la place publique comme dans les assemblées législatives, &la cour, a 
la ville, dans l’Eglise méme, partout enfin, pour observer partout. Du cceur, de 
lesprit, de l'indépendance, voila les grandes qualités du portraitiste; mais il 
abuse de ces heureux avantages. Ov donc a-t-il pris le droit de descendre dans 
la vie privée, de s'asseoir au foyer domestique, d'interroger la conscience 
des gens et de surprendre le secret des Ames? Cela peut étre passablement 
inoffensif dans un bon nombre de cas; mais, dans certaines circonstances, 
cest @une précipitation de jugement peu excusable. Nous n’insisterons pas att- 
trement sur cette facheuse particularité. Ce serait attaquer l'intention, et l'in- 
ation, Dous en sommes convainca, demeure inatiaqnable. C’est ici, nous le 
coyons, la faute du genre. Si le portrait semble d'une exéculion si difficile en 
peinture, qu est-ce donc en littérature, o@ les effets ne procédent que par voie 
de succession, ow il faut la réflexion pour arriver 4 la yao d'ensemble? De 1a, 
pour V’écrivain qui veut se montrer piquant, la néaessité d'acérer le trait. Et 
alors il tombe forcément daus tous les excés de la satire personnelle. Cela ne 
peut nollement convenir 4 l'urbanité de M. de Doudeauville. Le noble auteur 
alame trop bonne pour affecter l’esprit méchant. Il sera désolé, nous en som< 
mes sir, @’y avoir mis tant de cruauté. 

Albert ou le Duel. — Ce livre commence par de riantes peintares. Voici un 
homme gui a pour lui tous les avantages, talent, noblesse, fortune, et, micux 
que tout cela, l’avantage par excellence, la vertu chrétienne. Aussi comme ce 
fier lieutenant, ce brillant Albert est aimé de la noble Virginie de Lolme! et 
embien doit étre heureuse l’'union qui se prépare entre ces deux belles Ames, 
i dignes l'une de l'autre! Hélas! le tableau s'assombrit. On a calomnié devant 
Albert sa chaste fiancée, et son amour !’a défendue avec une chaleureuse indi- 
gualion; une ignoble brutalité lui répond par un soufflet... Se baltra-t-il? Ses 
Principes le lui défendent. Il est donc un ache? Et du méme coup il perd son 
avenir, l’espoir de son amour et sa famille elle-méme: il est maudit par son 
pere, inflexible, iotrailable sur la question du point d'honneur. Mais laissons 
faire la Providence qui a son temps et ses desseins. Des actes d'héroisme ven- 
geront la grande ame d’Albert si tristement méconnue, si injustement et si 
cruellement déchirée. {l recouvre, avec son grade, Pestime et l'affection de ses 
compagnons d'armes. Ii n‘avait rien perdu dans le coeur de M''¢ de Lolme: les 
intrigues d'un tuteur égoiste avaient seules s¢paré Jes deux jeunes gens. Il a 
teva son vicux pére qui sincline devant un si glorieux enfant et lui demande 
pardon. 

Simple histoire, agréablement écrite; récit naif qui souvre pour donner ac- 
cés a toute la vérité sur un préjugé détestable : c'est la un bien bon petit livre. 

Esprit moral et poétique du XIX siécle. — 11 ne s‘agit ici de rien moins que 
de nous faire le portrait en pied du XIX¢ siécle. C’est chose bien utile et bien 
facile 4 Yheure qu'il est! L’auteur lui-méme y trouve quelque difficulté, appa- 
remment, puisque, laissant de cdté les questions politiques et religieuses, il ne 
considére que la portion philosophique et litieraire de son siécle. La philosophie 
sans la religion, e’est toujours la triste histoire du rationalisme. 





144 BULLETIN LITTERAIRE. 


« Faire l'histoire de Vesprit d’an siécle, nous dit-on, e’est faire Phistoire da 
« ses disssemblances avec les siécles précédents, et de ses empietements sur les 
« siécles & venir (sic).» On oublie le genre pour ne se rappeler que les dissem- 
blances ; quant aux empiétements sur les siécles 4 venir (nous dirions futurs), 
on en jugera sans doute par voie d'induction prophétique. 

C'est égal! nous voyons le dessein : comprenons-lc, si mous pouvons, et, a 
Vaide de ce flambeau, pénétrons dans les profondeurs de l’ceuvre. Le livre est 
une espéce de répertoire ou, sous des rubriques telles que celles-ci ; religion, 
poésie, orgueil, tgnorance, auteur entasse les lieux communs les plus insigni- 
flants, et rapproche pour les confondre les opinions les plus diverses. On y 
voit cdte a cdte M. de Bonald et Cabanis, M. de Chateaubriand et Broussais, 
M. Ballanche et M. Alexandre Dumas, etc., etc. Quelle est donc la portée, quel 
est le but de ce malheureux petil livre? Croirons-nous que l’auteur, qui fait aussi 
un peu de poésie, ait voula trouver un encadrement conyvenable pour certains 
vers de sa facon, lesquels naturellement yiennent prendre place parmi des 
vers de Lamartine, Victor Hugo, Guiraud, Sainte-Beuve et autres célébri- 
tés? Faute de place, nous ne ciferons qu'un petil extrait: 


Il est beau d'élever au ciel 
Une voix pure et supplianote, 
Pourvu que plaintive, sans fiel, 
Sare d'une oreille indulgente, 
Son écho sur chaque mortel 
Retombe en bhymne consolante, 


Fables morales ef religteuses. — Au train dont vont les choses, on fera 
bientét chez nous de la littérature comme on fait un pastel ou une ro- 
mance. L’amateur est aujourd'hui partout. Le mal ne serait pas grand, si 
Von ne s‘imaginait que ce nouvel art d’agrément conduise tout droit 4 lim- 
mortalité. 1) semble pourtant que lillusion cesse, dés qu’il faut se mettre a 
leuvre. Ce sont toujours les petits genres qu'on choisit de préférence; 
mais les petits genres eux-mémes ont leurs difficultés. Ils sont quelquefois 
plus difficiles & traiter que les grands genres. La fable, par exemple: quel 
plus ardu et plus gracieux petit probiéme? I} ne suffit pas d'une pensée mo- 
rale développte avec assez d’esprit; il faut de la vivacité, de l’intérét dans 
Yaction, de Y’originalité dans le tour, da piquant dans l'expression, du laisser- 
aller, de 'enjoucment, de Ja graco, de la na¥veté enfin, ce charmant je ne sais 
quoi aussi éloigné de la roideur et de l'afféterie que de la maniére plate et 
triviale. Aussi combien peu ont réussi dans la fable, depuis Jean de La Fontaine 
jusqu’a M. Viennet, en passant par Florian, Bailly, Arnaut, Lavalette et tant 
d'autres! Le recueil de fables que nous annoncons est d'une dame. {1 est concu 
dans les plus louables intentions: c’est tout ce que Je temps, lespace et les 
circonstances nous permettent d’en dire, Nos lectears nous le pardonneront. 


Le Gérant, V.-A. WaAItE. 





PARIS, — IMPRIMERIE D'A. RENE ET C®, 
Rue de Seine, 32, 





SAINT ANSELME. 


FRAGMENT © 


De Introduction a l’Hisroire DE sAINT BERNARD. 


Tandis qu’an moine ‘ occupait si dignement le siége de 
sint Pierre, tandis qu’an autre moine ? devancait en Orient 
élite dela chevalerie européenne ébraniée par sa voix, il y en 
vait un troisiéme qui, luttant en Angleterre contre tous les 
abus et toutes Jes ruses du pouvoir temporel, se préparait 
tae gloire. encore plas consolante et plus pure : tant étaient 
tiches alors en hommes de ccear et de génie le monde chrétien, 
lEglise, et ordre monastique en particulier. 

Né, en 1033, d’une famille patricienne et riche? , & Aoste, en 
Piémont, Anselme avait passé de bonne heure par les épreuves 
domestiques, oi: se forment souvent les grandes dimes. Il vitfort - 
jeune mourir sa mére, et, comme nous le dit l’ami * quia écrit 


‘ Urbain IT. 

? Pierre PErmite. 

‘ Juxta secuoli dignitatem nobiliter nati, nobiliter sunt in Augusta conversati... 
ambo divitiis non ignobiles. Eadm., Vita S. Anselmi, p, 2.; id. Gerberon I, 

‘Eadmer, moine de Cantorbéry et plus tard archevéque de Saint-André, en Ecosse, 
fa le compagnon de voyage et d’exil de saint Anselme, qui s’astraignit envers lui 4 un 
Veo d’obéissance spéciale, d’aprés l’autorisation du Pape Urbain, Il a raconté, « jn 
concassa veritate, » dit-il, la vie de son ami dans les deux ouyrages inlitulés De Vila 
5, Ansetmi, et Historia novorum; dans l'un se trouvent lps détails de Ja vie monastique 


Vu. 7 





146 SAINT ANSELME. 


sa vie dans le plus grand détail, le vaisseau de son coeur perdit 
son ancre : il demcura presque abimé dans les flots du siécle!. 
Son peére le prit en aversion. I dut fuir sa patrie, et se réfagia 
en France; la renommeée de Lanfranc I’attira au Bec: il se livra, 
avec un zéle infatigable, 4 l'étude. L’amour de l’étude le con- 
duisit peu & peu a l'amour de Ia solitude et de la pénitence mo- 
nastique. Aprés quelques efforts, il vint a bout de dompter la 
passion de la gloire littéraire qui l’éloignait des lieux oii la ré- 
putation de Lanfranc semblait rendre toute rivalité impossible’. 
]i triompha plus facilement des tentations de la grande fortune 
dont la mort de son pére le laissa maitre, et il se fit moine au 
Bec méme, a Page de vingt-sept ans. Il y remplaca bientdt 5 
Lanfranc comme prieur; et, quinze ans plus tard ¢, a la mort 
du vénérable Herluin, fondateur du monastére, il fat élu abbé, 
malgré sa vive résistance, par les cent trente-six moines de 
la communauté. Il se jeta tout en larmes 4 leurs genoux pour 
les supplier de lui faire grace de cette charge ; mais eux aussi- 
16t se prosternérent tous devant lui, et le suppliérent d’avoir 
pilié d’eux et de leur maison °. I] vécut ainsi trente ans au 
Bec, tant comme religieux que comme supérieur, partageant 
ses jours entre la pratique exacte des austérités monastiques ® 
et Ja continuation de ses chéres études. Ils appliquait surtout a 


et intime du saint, dans l’autre les événements dc sa Intte avec les rois d‘Angieterre. 
D. Gerberon les a publiés, avec des notes du savant Selden, a la suite de son édition des 
CEuvres de saint Anselme, 4724, in-fol.Eadmer raconte qu’Anselme avait découvert an 
jour le travail dont ils’occupait, et, apres l'avoir d’abord examiné et corrigé, il lai avait 
prescrit de détruire ce qu'ilen avait déja transerit de ses tablettes de cire sur parebe- 
min; mais Radmer n‘obéit qu’apres en avoir fuit secrétement une autre copie. Suppl. 
c. LXVIII, p. 245. I! est, du reste, parfuitement d’accord avec Guillaume de Malmes 
bury, bistorien si favorable ala dynastie normande. Purmi les modernes, nul n’a wiees 
raconté la vie d'Anselme que |’uuteur anonyme de deux articles insérés dans les 
ne 64 ct 67 du British Critic, rccueil de la nouvelle secte anglo-catholique. 

‘ Defuncta vero illa, illico navis cordis ejus, quasi anchora perdita, in ductus 
seculi pene tota dilapsu est. De VitaS, Ans., p. 2. 

2sEcce monachus fiam, sed ubi?... Becci supereminens prudentia Lanfranci, qui 
illic monachus est, me aut nulli prodesse, aut nihil valere comprobabit.., Necdam 
eram edomitus, necdum in me vigebat mundi contemptus... Eadm., p. 3, 

3 En 1063, ° 

4 £n 4078. 

5 At illi omnes, e contra in terram prostrati, orant ut ipse potius foci fifius et 
eorum misereatur. Eadm., p. 9. L’archev¢que de Rouen !ui avait imposé oblige 
ion dobdir au choix dont il serait l'objet. 

6 Quid de iifius jejanio dicerem, cum ob initio prioratus sui tanta corps suum 
fnedia mocerarit.., Imo de vigilfis,.. Eadm., p. 4, 





SAINT ANSELME: 147 


approfdndir les problémes les plus délicats et tes plus ‘difficiles 
de la métaphysique ; et, guidé par les lumiéres de la foi et de 
Phumilité, ii ne craignit pas d’aborder des questions regardées 
jasque-Ja comme insolubles ‘. «Je crois, mais je désire com- 
prendre #, » disait-il quelque part, et ces efforts pour arriver 
a cette intelligence des vérités imposées par la religion nous ont 
valu ces traités magnifiques , ou, se constituant Je disciple et le 
saccesseur de saint Augustin *, il a donné, sur essence divine, 
sur V existence de Dieu, sur la Trinité, sur l’ Incarnation, la créa- 
tion, Paccord da libre arbitre et de la grace, des solutions et des 
démonstrations qui ont conservé jnsqu’a nos jours me si haute 
valeur aux yeux de la raison et de ja foi*. Hla mérité d’étre 
rezardé par plusieurs comme le pére et le fondateur de la phi- 
losophie chrétienne du moyen ge, et Vardente sincérité avec 


4 Soli Deo celestibusque disciplinis jugiter oceupatus, in tamtum speculationis 
Divinz culmen ascenderet, ut obscurissimas et ante suum tempus insolitas de 
Divinitate Dei et nostra fide quxstiones, Deo reseranie, perspiceret, ac perspectas 
evnodaret, apertisque ralionibus que dicebat rata et cathotica esse proboret. Eadm., 
p 3. 

2 Credo, sed isitclligere desidero, —- Et il donna pour second titre & son Proslo- 
gion : Fides quxrens intellectum. Proem, 

3 Proem. Monologii. 

4 Ses wraités les plus fameux, le Monologium, ot se trouve la démonstration 
de Dieu par l'idée que nous avons de la perfeclion infinie; le Proslogion, le Liorr 
apologeticus, les dialogue de Veritate, de Libero Arbitrio, de Casu diaboli, etc., ont 
&é camposés pendant les quinze années de son priorat, selon D. Gerberon, Pour se 
fire une idée juste de la véritable nature des tendances philosopbiques de saint 
Anselme, il faut lire l'essai sur sa théologie scolastique qui se trouve dans les Gee 
sammelte schriftenund Aufsaetze de l’admirable Moebler, auteur de la Symbolique, 
publi¢s depuis sa mort par le professeur Doellinger, En dehors du point de vue ortho- 
doxe, on peat consulter avec fruit la préface de la traduction du Monologium et 
du Proslogium, pubilié en 1841 par M. Bouchitté, professeur a Versailles, sous le 
litre, da reste fort imexact, de Rationalisme chrétien, En 4842, un protestant, 
M. Franck, a publié & Tubingeo un essai sur saint Anselme, ot il expose, pour 
les réfuter dans le sens rationaliste, la plupart des démonstrations du saint, tout en 
rendant justice & sa vie morale et publique, Il.reconnait en lui un moine parfait 
dont toute la vie a eu pour base une vraie et profonde picté, un fils fiddle de I'R~ 
glise. Mais, ajoute ce philosophe, Anselme partageait beaucoup des faiblesscs de sa 
mére, et il Jui manquait notamment la liberté subjective de esprit: Die subjective 
Geistesfretheil. Avec cela tout est dit, eton a démontré sans beaucoup de peine |'in« 
feriorité du moine, fils de l’Eglise, comparé avec les doctcurs du XIX° sitcle. L’Eglise, 
du reste, s'est prononcée sur Ja valeur des écrits d’'Anselme en ces termes :s Famam 
non solum miraculorum et sanctitatis assecatus, sed etiam doctrine quam ad defen~ 
sionem Christiane religionis, animarum profectum, et omnium theologorum, qui sa 
eras litteras scholastico methodo tradiderunt, normam ceelitus hausisse ex ejus librig 
ompino spparet. Breviar. Roman., office de saint Angclme, ay 24 prril, leg. VI. 9 


148 SAINT ANSELMEs 


laquelle i} soumettait tous les résultats de la pentée et de le 
science aux régles de la foi, 2 l'autorité de ’Eglise 1, creuse un 
abime entre sa tendance et celle des métaphysiciens modernes. 
H semble avoir défini d’avanee cette infranchissable distance 
lorsque, parlaat des rationalistes de son temps, il dit : «His cher- 
¢hent la raison parce qu' ils ne croient pas, et nous la cherchons 
parece que nous croyons*. » Ecoutons encore ce doctear de la 
vérité :« Je ne eherche pas a comprendre afin de croire, mais je 
crois afin de comprendre °.., Si l’autorité de PEcriture sainte 
répugne & notre sens, quelque inexpugnable que nous semble 
notre raison, ii faut la croire en cela dépouillée de toute vérité‘. 
Nul chrétien ne doit dispater sur le fait méme de l’existence 
des choses que |’Kglise catholique croit et confesse ; mais seu- 
lement, en conservant cette foi sans atteinte, en l’aimant et en 
y conformant sa vie, chercher humblement le mode de cette 
existence. S’il peut la comprendre, qu’il en rende grace h Dien; 
sinon, qu’il ne dresse pas la téte pour s’escrimer contre la vé- 
rité, mais qu’il la courbe pour adorer 5... Il y a des faux sa- 
vants qui, avant de s’étre munis des ailes de la foi, dirigent 
Jeur vol vers les questions souveraines..... Ne pouvant com- 
prehdre ce qu’ils croient, ils disputent contre la vérité de 
la foi que les Péres ont confirmée, pareils aux hiboux et aux 
chauves-souris, qui, ne voyant le ciel que de nuit, iraient ar- 
gumenter sur la lumiére du jour contre les aigles, qui con- 
templent d'un ceil intrépide le soleil lui-méme °. » Il ne se 
bornait pas & ces travaux métaphysiques, il écrivait en outre 


¢ Voyez, entre autres, les humbies lettres par lesquelles il soumet ses traités a0 
jugement de Lanfranc, déja archevéque. Ep. I, 63, 68; IV, 403. 

2 Titi ideo rationem quzrunt‘quia non credunt, nos vero quia credimus. Cur 
Deus homo, |. I, @ 

§ Neque enim quero intelligere ut credam, sed credo ut Intelllgaur. Prostog., 
G 1. 

4 At si ipsa nostro sensui indobitanter repugnat, quamvis nobis nostra ratio 
Videatur inexpugnabilis, nulla tamen veritate fulciri credenda est. De Concord. grat. 
et (ib, arb., quest. IIT, ¢. vi. 

5 Nullus quippe christianus debet disputare quomodo quod catholica Ecclesfa certé 
credit... non sit, sed... quzrere rationem quomiodo sit. Si potest intelligere, Deo gra- 
tias agat; sinon potest, non immittat cornua ad ventilandum, sed submittat caput ad 
wenerandum. De fide Trinitatis, c. 2. | 

¢ Velut si vespertiliones et noctaz, non nisi in nocte ceelum videntes, de meridianis 
solis radtis disceptent contra aquilas, solem ipsum irreverberato visu intuentes. Ibid. 
Congolt-on qu'on ait osé représenter homme qui a écrit ces magnifiques paroles 
comme un rationaliste chrétien ! 


SAINT ANSELME. 149 


des méditations ot des orsisons ot brilleat fous les trésers de 
la piété ascétique ‘, du phus tendre amour envers Dieu et ses 
saints, surtout envers Marie *, ja mére de Celni qu'il ne erai- 
enait pas d’appeler le Frére ainé des chrétiens*. C’était Ia 
anit qu'il consacrait principalement & ces travaux, comme & 
la transcription et 2 Ja correction des manuserits +. Ses jour- 
nées étaient absorbées par la direction spirituellede tous ceux 
qai avaiemt recours & lui®, par Vindulgente éducation de la 
jeanesse ©, par le soin assidu des malades. Les uns l’aimaient 
comme leur pére, les autres comme une mere, tant i} savart 
gegner la comfiance et consoler la donleur ?. Un vieux moine, 
peralysé par Page et bes seaffrances, l’avait pour servitenr : 
cétait Anselme qui tni mettait bes morceaux dans la bouche °. 
It ett voulu ensevelir toute sa vie dans cette sainte obscuritd, 
ne se eroyant encore moine que par l’habit ®. Lorsqu’on lex- 
hortait afaire connattre ses ouvrages, ew lui reprochant de tenir 
la lumiére cachée sous le boisseau, en lui citant ka gloire de 
Lanfranc. et de Guitmond, moines comme lui, et dans la méme 
province, il sépondait:<li y a bien des fleurs qui nous trom- 
peat er ctalant les mémes couleurs que la rose, mais qui n’ont 
pas som parfom '°. » Pea & peu cependant sa renommeée se fit 
jour : ses Praités. et ses Méditations passérent de main en 


{Ia rationibus autem quas ipse juxta desiderium et petitionem amicorum suorum. 
seriptas edidit, qua sollicitudine, quo timore, qua spe, quo amore Deum et sanctos 
ejus interpellaverit... satis est et me tacente videre. Eadm. p. 4. 

2¥. ws Oraisons 45 ’ 60, et sa lettre a Gondulpbe. Ep, I, 20. 

$ Magne Domine, ta noster major frater; magna Domina, ta nostra melior mater,- 
Oral. 54. 

‘ Preterea libros, qui ante id temporis nimis corrupti ubique terrarum erant, 
nocte-corrigebat, Eadm. p. 7. 

‘Totus dies in dandis consiliis sepissime nen sufficiebat... Ib. 

*Eadm. p. 5 et 8. V. Ia lecon qu'il donne & un abbé coupable d’une sévérité exagé~ 
Tee envers ses él@ves. 

7 Sicque sanis pater et infirmis mater erat... quidquid secreti apud se quivis 
itorem habebat non secus quam dulcissime matri ili revelare satagebat. Ib, 

* Quod tu, reverende dtecrepite senex, in te ipso percepisti quando gravatus.., ita ut 
weil tui corporis preter linguam haberes in tua potestate, per manus illius patris, et 
vine de recemis per uvam in aflam ejus manum expresso, de ejus ipsa manu bibens et 
refocillatus. Ib. 

* Ht s'iovitulait : Pater Amselmus, vita peccator, habitu monachus. 

* Quid vero quaritis cur fama Lanfranci atque Guitmondi plus mea per orbem 
velet? Utique quia non quilibet flos pari rosa fragrat odore, etiamsi non dispari fallat 
tubore, Ep, I, 46, 





150 SAINT ANSELME.” 


main et exeiterent une admiration universelle en France, en 
Flandre et en Angleterre. Du fond de l Auvergne, les moines 
de la Chaise-Dieu lui écrivaient qu’a la seule leetere de ses 
écrits ils croyaient voir couler les larmes de sa contrition et de 
sa piété, et sentaient leurs Ames comme inondées par la douce 
rosée de-vivantes et silencieuses bénédictions qui débordait 
de son coeur !. 

Il eut bientét autant d’amis dans je siécle que dans Ies clof- 
tres. Il y avait en lui un’ charme qui mattrisait les 4mes. Les 
chevaliers normands l’entouraient de ia plus vive affection, l’ac- 
cablaient de leurs donations, le recevaient avec bonheur dans 
leurs chateaux , lui confiaient leurs enfants, l’adoptaient comme 
le premier né d’entre eux ?. En Angleterre, oi: le condtisaient 
souvent les affaires de son monastére, sa popularité était aussi 
grande qu’en Normandie : le pays tout entier lui était dévoué, 
et il n’y avait pas de comte , nide comtesse, qui ne crit avoir 
perda tous ses mérites devant Dieu si ’abbé du Bec n’avait 
pas reca de sa part quelque preuve de dévouement*. Il 
usait de cet ascendant pour précher aux riches et aux nobles 
des deux sexes la moftification et ’humilité : sa volumineuse 
correspondance ‘ porte partout -l’empreinte.de cette préoc- 
cupation ;-et lorsque la position de ceux & gui il s’adressait le 
permettait, il redoublait d’efforts pour les exhorter 4 embrasser 
la vie monastique. I] fit parmi eux de nombreuses et précieuses 
conquétes 5: il y employait l’abondante charité qui l’animait, 


4 Pias prestant nobis lacrymas tuas legere, nostras edere; ita ut utrumque mire- 
mur et in corde tuo redundare tantz rorem benedictionis, et sine susurro descendere 
inde vivum in cordibus nostris, Ep. I, 64. 

2 Eadm. p. 8 et 33. Dominus iste... de. Normanorum nobilissimis,.. cum matre 
et patribus suis et sorore primogeniti mihi dignitatem concesserunt, Epist. I, 48 
V. aussi 67 et passim. 

3 Non fuit comes in Anglia seu comitissa, vel ulla personna potens, qu non judi- 
caret se sua coram Deo merila perdidisse, ac... familiaris ei dehinc Anglia facta est. 
Eadm., p 2. 

* Ii nous reste de lui 450 épitres od il fant chercher la véritable clef de son catac- 
tere ct de son histoire. Nous dirons pour cette correspondance, comme pour celle de saint 
Grégoire VII, qu’cn la republiant sous une forme portative, et en y ajoutant la biograpbic 
du Sint par Eadmer, on rendrait & lhistoire ct & la vérité religieuse un service es 
sentiel. 

® Tels que le trésorier de Beauvais, adolescens delicatus et puicherrimus valde, dives 
et nobilissimus, dont il parle Ep, II, 19; puis les trois nobles dames, Basile de Gournay; 
Eufréde, sa mire, et Eve de Crespin, Chr. Bece. MS. cité par Selden ap. Gerberon, 
pP. 559, 


SAINT ANSELME. 151 


et qui rendait son éloquence invincible ‘. « Ames bien-aimées 
de mon ame ;.» écrivait-il 4 deux de ses trés-proches parents 
quil voulait attirer au Bec, « mes yeux désirent ardemment 
yous contempler; mes bras s’étendent pour vous embrasser; 
mes lévres soupirent aprés vos baisers; tout ce qu’il me reste 
de vie se consume a vous attendre... J’espére en priant, et je 
prie en espérant... Venez goiter combien le Seigneur est doux: 
yous he pouvez le savoir fant que voos trouverez de la douceur 
dans le monde... Je ne saurais vous tromper, d’abord parce 
que je vous aime, ensuite parce que j'ai l’expérience de ce que 
je dis. Soyons donc moines ensemble, afin que dés & présent, 
et pour toujours, nous ne 'fassions plus qu’ane chair, qu’un 
sang et qu'une 4me... Mon 4me est soudée aux deux vétres; 
vous pouvez la déchirer, mais non la séparer de vous; vous ne 
pouvez pas non plus l’entrainer dans le siécle. Il vous faut donc 
oa vivre ici avec elle, ou la briser; mais Dieu vous préserve de 
faire tant de mal a une pauvre 4me qui ne vous en a jamais fait, 
et qui vous aime. 0 comme mon amour me consume! comme 
il s efforce de faire éruption dans mes paroles! mais aucune 
parole ne Je satisfait. Que de choses il voudrait écrire! mais ni 
le papier ni le temps ne lui suffisent. Parle-leur, 5 bon Jésus, 
parle a leur ceeur, toi qui peux seul les faire comprendre. Dis- 
lear de tout quitter et de te suivre. Ne sépare pas de moi ceux: 
aqui tu m’as enchainés par tous Jes liens da sang et du cceur. 
Sois mon témoin, Seigneur, toi et ces larmes qui coulent pen- 
dant que j’écris. » Comme on !’a toujours vu dans la vie 
monastique, le cceur d’Anselme, loin d’étre desséché par l'étude 
oules macérations de la pénitence, débordait de tendresse. 
Parmi les moines du Bec, ii y en avait plusieurs qu'il aimait de 
laffection la plus passionnée : d’abord le jeane Maurice, dont 


! Entre autres : Ep. IJ, 25, 29, 39. Lamberto nobili viro; 40, & Ermengarde, dont 
le mari roulait se faire moine, mais qui ne voulait pas de son cété se faire religieuse, 


2 Anime dilectissimza anima mez... concupiscunt oculi mei vultus vestros, exe 
tendunt se brachia mea ad amplexus vestros ; anhelat ad oscula vestra 0s metMiee 
utique non failo quia amicus sum, certe nec fallo quia expertus sum.... consolidalis ani- 
mam meam animabus vestris, Scindi potest, secerni jam non potest.... O quomodo in" 
ter preeordia mea-fervet amor meus! Quomodo laborat toties erumpere simul. affectus 
meus!... Dic ta, 0 bone Jesu, cordibus eorum... promilte illis... nec separes me 
quibus me tanto carnis et spiritus affectu junxistis... Domine, tu testis es interius et Ia- 
cryme que me hoc sribente, luunt, testes sunt exterius, ete. Ep. I}, 28. ’ 





152 SAINT ANSELME. 


la santé lui inspirait wne infatigable anxiété ‘; et puis Lan- 
franc, neven de l’archevéqne ?, a qui il écrivait :.« Ne croyez 
pas, comme le dit le vulgaire, que celui qui est loin des yeux 
est loin du cceur ; s'il en était ainsi, plus vous resteriez éloigné 
de moj, et plus moa amour pour vous s’attiédirait, tandis qu’au 
contraire moins je puis jouir de vous, et plus le désir de cette 
douceur brile dans }’'ime de votre ami>.» Puis Gondulphe, 
destiné, comme lui-méme, & servir |'Eglise au sein des orages, 
et avec qui il contracte, dans la paix du cloftre, Ja plus intime 
union. « A Gondulfe, Anselme, » Ini écrivait-il ; «je ne mets 
pas d’autres salutations plus longues en téte de ma lettre, parce 
que je ne puis rien dire de plus 4 celui que j'aime. Quand on 
connait Gondulfe et Anselme, on sait bien ce que cela veut 
dire , et tout ce qu’il y a d'amour sous-entendu dans ces deux 
nome ¢. » Et ailleurs : « Comment pourrais-je t’oublier? oublie- 
t-on celui qu'on a posé comme un sceau sur son ceeur ? Dans ton 
silence je sais que tu m’aimes; et toi aussi, quand je me tais, 
tu sais que je t’aime. Non-seulement je ne doute pas de toi, 
mais je te réponds que toi aussi tu es sir de moi *. Que t'ap- 
prendra ma lettre que tune saches déji, toi qui es ma seconde 
Aime? Entre dans le secret de ton coeur, regardes-y ton amour 
pour moi, et ty y verras le mien pour toi ®.» A un autre de 
ses amis, Gislebert 7, éloigné du Bec, il disait : « Tu savais 
combien je t’'aimais, mais moj je ne le sayais pas. Celui qui nous 
a séparés m’a seul appris combien tu m’étais cher... Non, Je 
ne savais pas, avant d’avoir |’expérience de ton absence, com- 
bien il m’était doux de t avoir, combien il m’est amer de ne t’avoir 


€ Voir les cing lettres 24 & 28 du Siv. J, sur le mal de tée qu'avait Maurice, et 
les lettres 32 et 84 sur son rétablissement, 

2 Colui-ci aussi soudrait d'une maladie analogue a celle de Maurice, et dont saint 
Anselme donne une description délaillée et curieuse. Ep. I, 34. 

3 Non sicut vulgo dici solet, quia quod longe est ab oculis longeest a corde... Quanio 
minus illa frui pro voto possum, tanto magis desiderium ejus in vere dilectoris vestri 
mente fervescet. Ep. I, 66. 

4 Quisquis enim bene novit Gondulfum et Anselmum, cum legit: Gondulfo Ansel- 
mus, non ignorat quid subaudiatur, vel quantus subintelligatur affectus, Ep. I, 7. 

$ Qualiter namque obliviscar tut? Te silente ego novi quia diligis me et me la 
eente scis quia amo te. Ta mihi conscius es quia ego non dubite de te; et ego tibi ics 
tis sum quia tu certus es de me. Ep. [, 4. 

* Sed quid te docebit epistola mea qued: ignores, 0 tu altera anima? Intra in cubk 
culum cordis tui... Ep. I, 44. V. aussi Ep. J. 83, 

? C'est peut<tre Gislebert, de la maison de Crespin, si Hiustre par ses largesees 
monastiques ; apris avoir 6té moine au Bee, il fut fait obbé de Weatminster en 4054. 





SAINS ANSELME. 158 


pes. Tu as pour te consoler un autre ami, que tu aimes autant 
et plus que moi; mais moi je ne t’ai plus, toi, toi! entends- 
ta? et nul ne te remplace. Tu as tes consolateurs; moi je n’ai 
que ma blessure. Ils s'offenseront peut-étre de ce que je dis la, 
ceux gui se réjouissent de te posséder. Eh! qu’ils se contentent 
donc de leur joie , et qu’ils me laissent pleurer celui que j'aime 
tovjours ‘. » La mort, pas plus que l’absence, ne pouvait 
éteindre dans le coear du moine ces flammes d’un saint amour. 
Quand Anselme avait été élu prieur, un jeune religieux, nommé 
Osbern, jaloux , comme plusieurs autres, de cette promotion , 
se prit& le hair *, et & lui témoigner cette haine avee rage. 
Anselme s’attacha a lui, le gagna peu & pea par son indul- 
gence 5, lai traca te chemin des austérités, en fit ua saint, le 
signa nuit et jour pendant sa derniére maladie, et recat son 
dernier soupir. Pais il se mit & aimer l’Ame de celui qui avait 
éé son ennemi, et, non content de dire la messe pour elle tous 
les jours pendant un an, il courait partout pour en solliciter 
fautres & cette intention. «Je vous demande, disait-il & Gon- 
dulphe, & vous et & tous mes amis, de toutes les forces de mon 
aleetion , de prier pour Osbern : son Ame est mon Ame. J’ac- 
cepterai tout ce que vous ferez pour lai pendant ma vie comme 
vous le feriez poor moi aprés ma mort, et quand je mourrai vous 
me laisserez la... Je vous en conjure par trois fois, souvenez- 
tous de moi, et n’oubliez pas l’Ame de mon bien-aimé Osbern. 
Et si je vous suis trop & charge, alors oubliez-moi, et souve- 
nez-vous de lui +... Tous ceux qui m’entourent et qui t’aiment 
comme moi veulent entrer dans cette chambre secrate de ta mé- 
boire, ou je suis toujours; place-les la autour de moi, je le veux 
hea; mais l’dme de mon Osbern, ah! je t’em supplie, ne lui 
doane pas d’autre place que dans mon sein °. » 


‘Rt quidem tu sciebas erga te dilectionem meam ; sed utique ego ipse nescic- 
lam eam. Qui nos scidit ab invicem, ille me docuit quantum te diligerem... Ta hae 
ba... presentem alteram quem non minus eut certe plus amas ; mihi vero tu, tu, i in- 
quam, es abiatus, et nullus pro te ablatus, etc. Ep. I, 75. 

1 More canino. Eadm. p. 4. 

" Cepit quadam sancta calliditete, pits blendimentis delinire. Ib, 

‘Anima ejas anima mea est. Accipiam igitar in iHo vivus quicqoid ab amicitia po- 
tram sperare defunotus, ut sint otiosi, me defuncto... Precor et precor et precor, me- 
Mento mei et ne oblivisearis anime Osberni dilecti mej. Quod si te nimis videar one~ 
rare, mei obtiviecere et iiiius memorare. Ep. I, 4. 

' Kos intesieri. cubleula methoria tus ibd, ubi exo assidaus assideo,.. colloca me- 





154 SAINT ANSELME. 


Tel était le moine qui, aprés avoir vécu trenle-trois ans de 
cette sorte, a soixante ans, a lage du déclin et de ja retraite, 
fut arraché par la main de Dieu aux profondeurs du cloitre, 
pour livrer aux abus de la force temporelle une des batailles 
les plus inégales et les plus glorieuses de histoire catholique. 


Peu de temps aprés le Pape Grégoire VII, Guillanme-le- 
Conquérant était mort ‘; en professant un humble repentir des 
violences de sa conquéte, en rappelant, a titre d’expiation, 
ses nombreuses foundations monastiques, et en se recomman- 
dant & sa dame, Marie, la sainte mére de Dieu 2, La cou- 
ronne d’Angleterre échut en partage a son fils puiné, Gaillau- 
me-le-Roux, au détriment de Painé, Robert, qui n’eut que le 
duché de Normandie. Pour se faire reconnaitre roi, Guillaume 
jura, entre les mains de l'archevéque Lanfranc, de garder la 
justice et la miséricorde, et de défendre la paix et la liberté 
de l’Eglise envers et contre tous?. Mais Lanfranc lai-méme mou- 
rut bientét ¢, et le second Guillaume, affranchi de tout frein, se 
livra & tous les mauvais penchants de sa nature dépravée. L’E- 
glise et le peuple d’Angleterre eurent également & gémir sous 
son joug. Le zéle du Conquérant pour la régularité ecclésiastique 
et sa haine pour la simonie ne l’avaient pas empéché d’intro- 
duire dans son nouveau royaume des innovations abusives ° 
et profondément incompatibles avec la liberté de l'Eglise comme 
avec sa mission sociale. Il avait prétendu faire déperdre de son 
approbation Ja reconnaissance du Pontife romain, examiner préa- 
lablemeat toutes les lettres pontificales adressées en Angleterre, 
soumettre a sa censure les décrets des conciles nationaux, 
enfin interdire aax évéques de fulminer sans:'sa permission 


¢ 


cum in circuitu meo: sed animam Osberni mei, rogo, chare mi, illam non nist in sinu 
meo. Ep. I, 7. 

{ 9 septembre 4087. 

2 Orderic Vital, |. VII, p. 659-461. Dominw mee S, Dei genitricis Maria me cont 
mendo. 

5 Eadm. Hist. nov., I, p. 33. 

4 Le 27 mai 1089, Lun des derniers actes de cel illustre moine, qui s°intitulait 
« Lanfranc, pécheur et indigne archevéque de la sainte Eglise de Cantorbéry, » fat 
d'écrire & deux rois d'Irlande, pour leur recommander de veiller & linviolabilité des 
wariages dans leur.pays, I! leur renvoynit l’évéque Patrice, monasticis institutionibus 
’ a puerilia enutritum, qui était venu se faire sacrer par lui, Baron. Ann, an. 4089. 
* Quadamw de eis quz nova per Angliam servari cqnetituit, ponam. Eada. p. 29. 





EAINT ANSELME. 155 


des peiges ecclésiastiques contre les barons ou les officiers 
royaux, coupables méme des plus grands crimes!. Hl avait 
en outre rigoureusement maintena lusage invétéré en Angle- 
terre de forcer les évéques et abbés a recevoir l‘investiture, 
par la crosse, de la main du roi, et a lui rendre hommage 2. 
Le roi Roux * alla plus loin encore; non-seulemeat il empé- 
cha Eglise anglaise de se prononcer entre le Pape légitime 
et l'antipape, pendant que toute |’Europe, excepté les parti~ 
sans de ’empereur, reconnaissaient Urbain‘; mais, a la dif 
ference de son pére, il scandalisa tout le pays par ses débau- 
ches, remit en honneur la simonie, que le Conquérant, sur son 
lt de mort, s’était vanté d’avoir abolie, et fit de l’Eglise la vic- 
lime de sa rapacité, Un fils de prétre, Renouf, dit Flambard, 
qui avait été valet de pied a la cour normande 5, et qui de- 
vait son surnom ala brutale ardeur de ses extorsions °, avait 
toute Ja confiance du jeune roi, et le guidait dans sea rapines. 
Des qu’il mourait un preélat, Jes agents du fisc royal se précipi- 
laient sur le diocése ousurl’abbayequi vaquait, sen constituaient 
les administrateurs souverains, bouleversaicot l'ordre et la dis- 
cipline, réduisaieant les moines a la condition de salariés, et en- 
lassaient dans les coffres de leur maitre tous les revenus des 
biens que Ja piété des anciens rois avait assurds a I’Eglise 7. 
Tous les domaines étaient mis successivement & l’enchére, et 

' Thid, 

? Per dationem virga pastoralis. Id. in pref. Hist. nov. Eadmer soutient que 
Tintestiture par la crosse ne dalait que de la conquéte; mais Selden, In Radm. fiol., 
p 104, cite plusieurs aulorités qui prouvent qu'elle Gait plus ancienne. 

‘To curia \ufi regis. Order, Vit., VIII, p. 682. 

‘Simeon Dunelmensfs, on. 1094; Pagi crit. ad 1089. | 

* Cujusdam plebeii presbyteri de pago Baiocensi filius... Inter pedissequos curia- 


ks cum vilibus parasilis educatus, Order,, 1. c. Il fut fait per Guillaume évéque 
de Durham, 

* Fiamma quippe ardens... intulit genti novos ritus, quibus crudeliter oppres- 
st populorum coetus, et Ecclesia cantus temporales mutavit in planctus,... Suppll- 
cs regia fidelitati plebes indeeenter oppressit. Ibid. Saint Anselme dit de lui: Pu- 
bicanorum princeps infamissimus... prapter crudelitatem similem flamme comburenti 
Fronomine Flambardus. Ep. IV, 2. 

‘ Videres insuper quotidie, spreia servorum Dei religione, quosque nefaad)ssi- 
ms bominum regias pecunias exigentes, per clausira monasicrii torvo ct minaci 
vallu procedere, hinc inde pracipcre, nunas interclare, elc. Eadm., 1. c. Eccle- 
sias,.. cuilibet satellitam suorum subcgit... Suo isfert erario largas ones quas Ec- 
Cesign Dei gralanter et devote dederunt antiqui Angloran reges, Order., p. 679. 
Movachis victum ac vestitum cum parcitate erogabant, cetera vero regils thesauris 
lngerebant, Id. p. 703, 








156 SAINT ANSELME. 


le dernier enchérisseur n’était jamais sar de ne pas voir ses of- 
fres dépassées par quelque nouveau venu a qui le roi passait 
aussitét le marché‘. On se figure la honte de I’Eglise et la 
misére du pauvre peuple *, lorsque cette cupide et ignoble 
oppression vint tout & coup se substituer au poids iéger de la 
crosse. Le roi maintenait cet état indéfiniment, et quand en- 
fin il lui prenait fantaisie de pourvoir aux vacances, il vendait 
abbayes et évéchés 4 des clercs mercenairés qui suivaient sa 
cour >, L’inféame Flambard devint ainsi évéque de Durham. 
L’Angleterre descendait au niveau de |’ Allemagne sous la jeu- 
nesse de Henri lV. Jl fallait un nouveau Grégoire VII pour la 
sauver. 

Lorsque Varchevéque de Cantorbéry mourut, Guillaume 
n’eut garde de laisser échapper une aussi précieuse occasion 
de s’enrichir aux dépens de Dieu et des pauvres; il prolongea 
la vacance de ce siége pendant prés de quatre années, en li- 
vrant cette Eglise primatiale de son royaume, alors Ja plus im- 
portante de la chrétienté, aprés celle de Rome, a des exactions 
et 4 des désordres tels que plus de trente paroisses virent 
leurs cimetiéres transformés en paturages‘. Aucune Eglise ne 
devait lui échapper. Ii avait déclaré qu'il voulait tenir une 
fois ou Pautre toutes les crosses épiscopales ou abbatiales de 
lAngleterre entre ses mains *. Il prenait godt au meétier, 
et disait en riant: «Le pain du Christ est un pain qui en- 
graisse 5, » 

Sur ces entrefaites, Hugues-le-Loup, comte de Chester, l'un 
des barons Jes plus belliqueux et les plus puissants de la no- 
blesse anglo-normande, écrivit & Anselme, pour lui annoncer 
que son intention était de fonder un monastére dans son comle, 
et pour lui demander de venir y conduire une colonie de moi- 


4 Eadm., |. c 

2 Quid de hominibus Ecclesie dicam, qui tam vasta miseria... sunt attriti. Ib. 

3 Quasi stipendia mercenariis, curialibus clericis seu monachis honores eoclesias- 
licos porrigebat. Order., p. 763. 

“ Vit. Ans. ex Ms. Victorin., in edit. Gerber. 

§ Se velle omnes baculos pastorales per tutam Angliam in potestate sua babere. 
Will. Thorn., p. 4704. Ap. Mabill., Annal, Benedict. 

© Panis Christi panis pinguis est. Ms. Vict., 1. c. Au moyen age, quoi qu'en 
aicnt dit les protestants, tout le monde était familiarisé avec les textes de I'Ecriture 
sujote; lg roi faisait probsbiement allusion 4 la prophétie de Jacob sur son fils Ascr: 
Panis pinguis ejus et prebebit dcticias regidus, Ger, X43, 20, 





SAINT ANSELME, 157 


nes da Bec. Hugaes-le-Loup avait passé sa vie a guerroyer 
contre les Gallois, qui n’avaient pas encore subi le joug nor- 
mand : c’était un homme (rés-riche et trés-prodigue, aimant le 
laxe et Ja bonne chére, trainant partout avec lui une armée de 
servitears, de chiens et de bouffons, adonné aux femmes et a 
toutes sortes d’excés !. Mais le bien reprenait quelquefois le 
dessus dans son coeur. Ii avait pour chapelain un saint prétre 
dAvranches qui le préchait et le grondait sans cesse 4, qui 
lui racontait les histoires des saints de |’ Ancien et du Nouveanv- 
Testament, lesquels avaient été de preux chevaliers tout en 
savant leurs ames, tels que saint Georges, saint Démétrius, 
Maurice, Sébastien, et surtout Guillaume le fameux duc qui 
avait fini par se faire moine. I] était en outre depuis long- 
temps lié d’amitié avec Anselme 3, et il est probable qu’au 
milieu de la douleur que faisait ressentir 4 toute I’ Angleterre 
la vacance prolongée da siége de Cantorbéry, il'crat que l'abbé 
du Bee était un candidat convenable au rang de primat, que 
Lanfranc, également moine du Bec, avait si noblement oc- 
cupé. Déja en Normandie on commencait a dire que, si An- 
selme passait la mer, il serait & coup sur nommé archeyé- 
que 4, et cependant rien n’était moins probable. Comment le 
rol, qui maiatenait les investitures et refusait de reconnaitre 
Urbain II, pouvait-il songer 4 Anselme? L’abbé du Bec avait 
ron-seulement comme toute Ja France reconnu Urbain, mais il 
evaitencore obtenu de lui|’exemption de son abbaye'; ilavaitap- 
prodvé en toute occasion les efforts de Grégoire VII contre les 
nyestitures, la simonie, le concubinage, et ilavait recu de cesaint 
Pontife, si odieux aux princes de l’espéce du roi Roux, un éloge 
unsi concu : « Le parfum de tes vertus est venu jusqu’a nous : | 
10ns en rendons grace a Dieu ; nous t’'embrassons de ceeur dans 
[amour du Christ ; nous tenons pour sir que tes exemples ser- 
vent I’Kglise, et que tes priéres peuvent, par la miséricorde de 


{Io militia promptus, in dando nimis prodigus, gaudens fudis ct luxibus ; ni- 
his equis et canibus... Non familiam secum, sed exercitum semper ducebat... Ven- 
tis inglaviei serviebat... E pellicibus plurimam sobolem genuit. Order, Vit, IV, 
22, et VI, 598, 

2 Order., J. c. 
+ Certe amicus meus familiaris ab antiquo comes Cestrensis Hugo fecit. Eadm., 
b 34. 

* Jam eum quodam quasi presagio menles quorumdam tangebantur, Ibid. 

* Ep, WI, 52, 33, 





158 SAINT ANSELME. 


Dieu, l’arracher aux périls qui la menacent !. » Malgré ces 
incompatibilités lagrantes, opinion le désignait comme suc- 
cesseur de Lanfranc. Effrayé de ce présage, il refusa de se 
rendre au voeu du comte Hugues. Celui-ci tomba gravement 
malade, et renouvela son invitation, en jurant 4 Anselme qu'il 
n’était pas question de Parchevéché, mais seulement du _ bien 
de sa pauvre ame. Anselme refusa encore. Le comte lui écrivit 
une troisiéme fois, en disant: « Si ta ne viens pas, sache bien 
' que, pendant toute I’éternité, tu auras & t’en repentir 2.» An- 
selme céda alors. I alla fonder ’abbaye du comte malade, et 
passa cing mois en Angleterre, occupé a différentes affaires. 
Comme on ne lui disait rien de larchevéché, il se rassura com- 
plétement. 

Cependant, a Noél 1092, les barons du royaume, réunis pour 
la féte autour du roi, se plaignirent vivement entre eux de 
l’oppression inouie et du veuvage sans fin ot gémissait la mére 
commune du royaume, ainsi qu’ils appelaient ? Eglise de Can- 
torbéry*, Pour mieux exprimer leur mécontentement, ils 
demandeérent au roi l’autorisation de faire prier dans toutes les 
églises d’Anglelerre pour que le Seigneur lui inspirat le choix 
d'un digne évéque *. Guillaume, fort irrité, leur dit :« Faites 
« prier tant que vous voudrez; mais soyez srs d’une chose: — 
«c'est que toutes vos priéres ne m’empécheront pas d’en agir 
«a ma guise 5. » On le prit au mot, et les évéques, que la 
chose regardait plus spécialement, chargérent Vabbé Anselme, 
bien malgré lui, de disposer et de rédiger les priéres voulves. 
Ii le fit de mauiére 4 exciter Jes applaudissements de toute la 
noblesse ®, et toutes les églises retentirent bientét de ces 
supplications solennelles. A ce propos il arriva un jour qu'un 
haut baron, causant familiérement avec le roi, lui dit ; « Nous 


4 Quoniam fructuam tuorum bonus odor ad nos usque redoluit... Ep. Ans,, II, 
31, et Colett. concil., XII, 692. 

2 Si non veneris, revera noveris quia nunguam in vita externa in tanta requie 
eris, quem perpetuo doleas te ad we non venisse. Ibid. 

3 Omnes regni primores,.. optimi quique uno consensu de communi matre regni 
quercrentur, Eadm. p. 34. 

4 Quod posteris mirum dictu fortasse videbitur, sjoule Eadmer. 

§ Dicens quod quicquid Ecclesia petcret, ipse sinc dubio pro nullo dimiiteret quin 
faceret omne quod vellet. Ibid. 

6 Modum orandi cunctis audientibus edidit, et laudato sensu et perspicacia animi 
ejus, lola quz convenerat nobilitas regni... in sua discessit. Ibid, 





SAINT ANSELME. 159 


<n’avons jamais connu d’>homme aussi saint que cet Anselme, 
cabbé du Bec. Il n’aime que Dieu; il ne désire rien en ce 
«monde. — Vraiment! » répondit le roi en raillant, « pas méme 
«Yarchevéché de Cantorbéry ? — Non, surtout pas )’archevé- 
«eché de Cantorbéry, » répliqua le seigneur; «c’est du moins 
«mon opinion et celle de beaucoup d’autres. — Et moi, dit le 
troi, je vous réponds qu'il s’y prendrait des pieds et des 
«mains s'il voyait quelque chance de l’obtenir; mais par le 
«saint Voult de Lucques, ni lui ni autre ne Je sera, et il n’y 
caura de mon temps pas d’autre archevéque que moi‘. » 
A peine eut-il ainsi parlé qu’il tomba malade et malade & 
mort ?, Dien allait prendre sa revanche. Les évéques, les ab- 
bés, les barons s assemblent autour. du lit du moribond a Glo- 
cester pour recevoir son dernier soupir *. On envoie chercher 
Anselme; on le fait entrer auprés da roi, et on lui demande 
ce qu'il y a A faire pour le salut de cette dme 4. Anselme 
exige d’abord du roi une confession compléte de ses péchés, 
puis la promesse solennelle et publique de se corriger, et l exé- 
eation immédiate de mesures réparatrices que les évéques lui 
avaient déja suggérées. Guillaume consent a tout et fait déposer 
sa promesse sur l’autel. Un édit est aussitét dressé et revétu 
da seeau royal, qui prescrit la délivrance de tous les prison-~ 
tiers da roi, la remise de toutes ses créances, l’'annulation de 
toutes Iles poursuites, et qui promet 4 tout le peuple anglais 
de bonnes et saintes lois, une exacte administration de la jus- 
tice. On ne s’arréte pas la. Tout ce qu’il y avait la d’hon- 
pétes gens rappellent au roi le veuvage de |’Eglise primatiale, 


! Unus de principibus terre cam rege familiariter agens... ita quod rex sabsane 
tans: « Non, inquit, nec archiepiscopatum Cantuariensem..,. Nec illum quidem maximey 
scut mea multorumque fert opinio. » Obtestatus est rex quod manibus et pedibus plau« 
tens in amplexum ejus accurreret, si, etc... « Sed, per sanctum yultum de Luca, nec 
ise nec hoc tempore nec allus quis archiepiscopus erit, me excepto. » Eadm. p. 35, 
Le saint Voult de Lucques était un crucifix trés-ancien, attribué au pinceau de Nico- 
me, et amené miraculeusement de Palestine 4 Lucques, 00 on le vénére encore sous 
knom de Volto santo, 

2Hze illdm dicentem e vestigio valida infirmitas corripnit et lecto deposuit... 
frme usque ad exhalationem spiritus egis. Ib, 

* Nihil preter mortem ejus prestolantes, 

‘Ingreditur ad regem, rogatur quid consilii salubrius morientis anime jadicet, 

* Scribitur edictum, regioque sigillo firmatur quatenus quicumque captivi in ome 
n dominatione sua relaxentut,.. promittumtur insuper tolo populo bons ef sancts 

lees... . 


ca 


160 BAINT ANSELMR. 


H déclare qa’il veut y mettre fin. On fui demande sur qui sé 
porte son choix. Lui-méme, loi qui venait de jurer qu’ Anselme 
ne serait jamais archevéque, désigne Anselme, et d’unanimes 
acclamations répondent qu’Anselme en effet est le plus digne!. A 
ce bruit ’abbé da Bec palit et refuse absolument *. Les évéques 
le prennent & part. « Que fais-tu? lui disent-ils; ne vois-tu pas 
« qu'il n’y a presque plas de chrétiens en Angleterre? que la 
« confusion et l’abomination sont partout? que nos éegtises et 
« nous-mémes sommes en danger de mort éternelle par la ty- 
« rannie de cet homme? Et toi, qui peux nous sauver, fu ne 
« daignes pas le faire! A quoi penses-tu donc, 6 homme 
« étrange? L’Eglise de Cantorbéry t’appelle, t’attend, te de- 
_«mande la liberté, et toi, rejetant le fardeau des épreuves de 
« tes fréres5, ta ne veux pour toi qu'un oisif repos! » A tout 
cela Anselme répond : « Mais voyez, je vous en prie, comme 
e je suis déja vieux et incapable de tout travail... D’ailleurs 
«je suis moine; j’ai toujours détesté les affaires séculiéres. 
«— Nous taiderons, dirent les évéques. Occupe-toi de 
« nous auprés de Dieu, et nous nous occuperons de toutes les 
« affaires séculiéres pour toi‘. — Non, non, c’est impos- 
«sible! reprit-il. Je suis abbé d’an monastére étranger; 
«je dois obéissance & mon archevéque, soumission 4 mon 
« prince 5, secours et conseils A mes moines. Je ne puis rom- 
«pre tous ces liens. — Tout cela n’est rien, » répliquent les 
évéques, et ils lentratnent au lit du roi, & qui ils racontent 
son refus obstiné®. « Anselme, lui dit le malade, pourquoi 
« voulez-vous me livrer aux peines éternelles? Moa pére et 
«ma mére vous ont toujours beaucoup aimé, et vous voulez 
« laisser périr l’'4me et le corps de leur fils; car je sais que je 
« suis perdu si jemeurs avec l’archevéché entre mes mains 7.» 


{ Prenuntiavit ipse, et concordi voce subsequilur acclamatio omnium, ebbatem 
Anselmum tali honore dignissimum, 

2 Expavit Anselmus ad hanc yocem, et expalluit... toto conanime restitit. 

8 Quid agis, quid intendis?... Vides... Ecclesias Dei in periculum mortis elerna 
per tyrannidem istius hominis decidisse... Quid, o mirabilis homo, cogites Pro 

‘4 Ta Deo pro nobis intende, et nos secularia tua disponemus prote. 

* Archepiscopum cui obedientiam... priucipem cui subjectionem,., 1! parlait da 
l’archevéque de Rouen et du duc de Normandie, 

¢ Hapiunt igitur hominem ad regem et pervicaciam ejus exponunt. 

7OAnselme, quid agis? cur me penis zternis cruciandum tradis? Recordare, quzs, 
Auelis amicitie, etc... Certus sum enim quod peribo si archiep. in meo dominio tenes 
vitam fiuiero, Succurre igitur mibi, Domine pater... 





SAINT ANSELME, 161 


Les assistants s‘indignaient contre Anselme, et lui criaient que 
tous les crimes, toutes 1e8 oppressions qui péseraient désormais 
sur l’Angleterre seraieat imputés a son obstination. Dans son 
aogoisse ‘il se retourna vers les deux moines qui l’accom~ 
pagnaient en leur disant ; « Ah! mes fréres, pourquoi ne m’ai- 
¢dez-vous pas?» L’un d’eux répoodit en sanglotant 2: « Si 
clelle est la volonté de Dieu, qui sommes-nous pour lui ré- 
csister? — Heélas! dit Anselme, tu es bientdt rendu >, » 
Les évéques, voyant que tout élait inutile, se reprochérent leur 
propre mollesse; ils s’écriérent : « Une crosse! une crosse*! » 
dl, lui saisissant le bras droit, ils l’approchéreat du lit, d’oi le 
tos voulut lui mettre en main la crosse; mais, comme il tenait 
ses doigts serrés de toute sa force, les évéques s efforcérent de 
les lui ouvrir avec tant de violence quiils le firent crier de dou- 
leur, et enfin ils lui tinrent la crosse contre la main fermée 
pendant que tout le monde criait : « Vive 'évégue! » et que le Te 
Deum fat entonné 5. On le porte ensuite dans une église voi- 
Sine pour y faire les cérémonies accoutumées. II protestait tou- 
jours que tout ce qu’ils faisaient était nul ®. Sa douleur le ren- 
dait comme insensé. Ses pleurs, ses cris, ses hurlements méme 
inirent par inquiéter les assistants. Pour Je calmer ils lui je- 
lerent de l’eau bénite et lui en firent méme boire *. De retour 
apres da roi, il Jui aunonca qu'il ne mourrait pas de celte 
maladie, et qu’en revanche il aurait 4 revenir sur ce qui venait 
détre fait contre le gré de lui, Anselme, et en dépit de ses 
protestations ®&. Comme il se retirait accompagné par les 


"Test dit plus tard, en rappelant cette sctne, que dans ce moment la mort lui ett 
wmblé mille fois plus douee que l’épiscopar. Eadm. p. 36. 

*Quz verba lacryma, et lacrymas sanguis uberlim mox e paribus illius profluens 
seculus.., 

Vz! quam cito baculus tuus confractus est. Nous avons traduit comme Fleury. 

‘Virgam huic pastoralem, virgam, clamitant, pastoralem, 

* Episcopi vero digitos ejus strictim valde infixos erigere conali sunt... ipse pro sua 
lesione verba dolentis ederet; tandem... clause manui ejus ‘baculus appositus est, et 
episcoporam manibus cum cadem manu compressus alque retentus, acclamante‘autem 
Rulliiudine ; Vioat episcopus, vival! Tous ces détails, donnés par Eadmer, p. 35, 
%, sont confirmés par la lettre d’Osbern, muine de Cantorbéry, & Anselme. Ep, III, 2, . 

§ Nihil est quod facitis, nihil est quod facitis. Eadm, 

‘Instantur lacrymz mez et voces, et rugitus a gemitu cordis mei, quales nun- 
quam de ore ullo dolore memini exiisse... Aqua benedicia me aspergentes, eam mihi 
potandam porrexerunt, Ans, Ep. III, 4. 

' Pro hoc volo noveris quam bene corrigere poleris quod de me nunc actum est, 
quia nec concessi, nec conccdo ut ratum sit, Eadm., |. c. 





162 SAINT ANSELME. 


évéques et toute Ja noblesse, il se retourna vers eux et Jeur 
dit : « Savez- vous ce que vous voulez faire? Vous voulez 
« atteler sous le méme joug un taureau indompté et une pauvre 
« vieille brebis. Et qu’en arrivera-t-il? Le taureau farieux 
« trainera la brebis a travers les ronces et les broussailles, et 
« la mettra en piéces sans gu’elle ait été utile a rien. L’Apétre 
« vous a dit que vous éliez les laboureurs de Dieu. L’Eglise est 
« done une charrue; et cette charrue est conduite en Angle- 
a terre par deux grands beeufs, le roi et 'archevéque de Can- 
« torbéry ; par la justice et la puissance séculiére de l'un, par la 
« doctrine et la discipline de l’autre. L’un des deux, Lanfranc, est 
«mort; il ne reste que !’indomptable taureau auquel vous 
« voulez m’accoler. Si vous n’y renoncez pas, votre joie d’au- 
« jourd’hui sera changée en tristesse ; vous verrez |’ Eglise re- 
« tomber dans sa viduité, méme du vivant de son pasteur, et 
«comme aucun de vous n’osera lui résister aprés moi, le roi 
« vous foulera tous aux pieds comme il lui plaira ‘.» Guillaume 
le fit aussitét investir de tous les domaines del’archevéché, et!’y 
fit demeurer jusqu’a ce que les réponses demandées en Nor- 
mandie fussent arrivées. Elles ne tardérent pas. L’archevéque 
de Rouen lui ordonnait de se rendre, au nom de Dieu et de 
saint Pierre *. Les moines du Bec eurent beaucoup plus de 
peine 4 consentir au sacrifice qui leur était demandé. C’était 
eux surtout que regrettait Anselme. I] n’aimait rien au monde 
comme son abbaye *; il pleurait ces jeunes moines, ces nour- 
rissons qui allaient dtre trop tét sevrés du lait de son amour 4. 
Eux, de leur cété, qui presque tous avaient été attirés 
au Bec par la pensée d’y vivre avec lui, ne lui rendirent sa 
liberté qu’aprés de trés-vives discussions et & une trés-faible 


§ Intelligilis quid molimini? Indomitum taurum, et velustam ac debilem ovem in 
aratro conjungere sub uno jugo... Et quid inde proveniet ?,.. Aratrum Ecclesiam per- 
pendite juxta Apostolum dicentem ; Dei agricultura estis (I Cor. 3). Hoc aratrum io 
Anglia duo boves... trahunt et trahendo regunt; rex et archiepiscopus; iste seculari 
justitia et imperio, ille divina doctrina et magisterio. Horum boum unus, scilicet Lan- 
francus, etc, Vos quoque procul dubio pro libitu suo non dubitabit conculcare, Cette 
«cine, si importante pour faire juger du caractére d'Apselme et de cette époque, 
se passa le 6 mars 4093. . 

2 Voyez sa letire dans Eadm., p. 36, Elle se termine ainsi: Valete, viscera mea. 

$Quia nihil in hoc mundo purius dilexi nec diligo. Ep. III, 9. 

4Dulcissimos filios ante tempus ablactatos {meos adolescentes dico)... Ep. III, 24. 
Voyex encore Ep. INI, 22, et la charmante lettre adressée & ces jeunes gens, Ep. ID, 47 

6 Multi propter me et fere omues Beccum venistis, Ep. III, 7s 


SAINT ANSELME. | 163 


mijorité ‘, Pour rendre son épreuve plus compléte, ct parce 
quil n’est rien de si pur dans un coeur chrétien que la bassesse 
jalouse ne puisse calomnier, on commenca a répandre en France 
que sa résistance n’avait été que feinte, et qu’au fond il avait 
désiré, tout comme un autre, I’épiscopat. Anselme retrouva 
des forces pour combattre avec énergie cette imputation *, re- 
vardant comme un devoir envers les faibles de sauver l’hon- 
eur d'un homme appelé & servir.d’exemple au prochain °. Il 
conservait, du reste, encore l’espoir d’étre délivré du fardeau. 
Le roi s’était rétabli, et, violant aussitét toutes ses promesses, 
mit fait ressaisir tous les captifs et accusés qui étaient restés 
isa portée, et recommencer tous les procés, toutes les oppres- 
sons antérieures avec un redoublement de cruauté *. En vain 
Gondulphe , moine du Bcc, lami d’Anselme, devenu évéque 
de Rochester , l’exhortait @ étre plus fidéle envers Dieu. « Par 
le saint Voult de Lucques! lui répondit Guillaume , Dieu m’a 


‘fait trop de mal pour que jamais il ait lieu d’étre content de’ 


mole! » 

Anselme alla Je trouver & Douvres et exigea de lui, comme 
(nditions indispensables de son acceptation, la restitution im- 
nédiate de tous les biens du siége de Cantorbéry possédés par 
lufranc ou méme réclamés par lui; J’iutervention souveraine 
«son autorité archiépiscopale dans toutes les affaires religieu- 
'; enfin, Ia liberté de ses relations avec le Pape Urbain, 
Miavait reconnu, et a qui il voulait témoigner en tout son 
dkissance7. Le roi ne lui ayant fait qu’une réponse incom- 


'D'aprés leur lettre, Ep, III, 6, il n'est pas méme sOr que cette majorite ait été ac- 
fue, 

1£p, IIT, 4, 7, 9, 40 et 44, 

'Multom enim nocet infirmis in Ecclesia Dei opinio alicujus vitil, sive vera, sive 
fla sit, de aliquo homine, et maxime de eo qui sicest in Ecclesia catholica constilutus, 
Ket verbo et exemplo vitz aliis debeat et possit prodesse. Ep, JII, 42. 

‘Eadm, p. 37. 

* Scis, o episcope, quod, per sanctum yultum de Luca, nunquam me Deus bonum 
labebit pro malo quod mihi intalerit, Ibid. 

* Volo ut in iis que ad Deum et christianitatem pertinent te meo pre ceteris con- 
cdio credas, et sicut ego te volo terrenum habere dominum et defensorem, ita et ta mc 
Wiritualem habeas patrem ct anime tux provisorem. 

" DeUrbana Pontifice, quem hucusque non recepisti, et ego jam recepi atque re- 
“pe, ciqne debitam obedientiam et subjectionem exhibere yolo, cautum te facio ne 
ed scandalam inde oriatur in futuro, Eadm., 1, c, V. aussi la Jettre d’Anselme aa 1é- 
git Hugues. Ep, IH, 24. 











164 SAINT ANSELME. 


pléte et équivoque, Anselme crut qu'il allait étre délivré du 
fardeau qu'il redoutait, et, comme il avait déja renvoyé sa crosse 
abbatiale au Bec, en demandant qu'on lui donnét aussitét un sac- 
cesseur!, if se flatta de pouvoir passer le reste de ses jours 
dans la pauvreté et ’obéissance monastique, sans aucune charge 
d’dmes et 4 l’abri des dangers spirituels contre lesgquels il ne se 
croyait pas la force de lutter?. Mais, aprés six mois de ces 
luttes et de ces incertitudes, le roi, poussé 4 bout par les ela- 
meurs de tous les bons catholiques?, lui fit enfin les promes- 
ses nécessaires. Anselme céda de son cété , fit hommage au roi, 
a Pexemple de son prédécesseur, et prit possession de son 
siége +, Sa douleur n’en persévérait pas moins : longtemps er- 
core il intitulait ses lettres: «Frére Anselme, moine du Bee 
par le coeur, archevéque de Cantorbéry par la foree®. » « Qaand 
vous m’écrirez pour moiseul, » mandait-il & ses anciens confre- 
res, «que votre écriture soit aussi grosse que possible, ear j'ai 
tant pleuré le jour et la nuit que mes yeux peuvent a peine 
lireS, » 


Mais déja ilne s’agit plus de lire ni de plearer; il faut combat- 
tre, et on va voir comment ce vieillard larmoyant s’en acquitte. 

En vain avait-il essayé de reprendre ses ehéres études méta- 
physiques , et entrepris de défendre la réputation de Lanfranc 
et la sienne propre contre les imputations du sophiste Roscelin, 
qui prétendait les rendre tous deux comptables de ses propres 
erreurs sur la Trinité?. L’orage qu'il avait trop bien prévu ne 


4 Ce successeur fut Guillaume, de la maisou des seigneurs de Montfort-sur-Rilk, 
el neveu du comle Reger de Beaumont, 

2 Libentius eligerem sub abbate in monachica paupertate et humilitate ebedire... 
quam regnare seculariter.., avt archicpiscopatum... vel abbatiam, aut homisibus qui- 
buslibet praesse ad animarum gubernationem.... Quod ego ipse nom imputo mihi 
tantum ad virtulem, quantum ad hoc, quia talem me scio tam parum fortem, param 
strenuum.., ut potius mihi congruat... servire quam dominari. Ep. IIL, 24. 

$ Cum... clamorem omnium, de ecclesiarum destructione conquerentiam, rex 
amplius ferre pequiret. Eadm., I. c. 

4 Le 25 septembre 4093. Il fut saceé le 4 décembre de la mame année. 

5 Ep. III, 26, 39. Professione et corde Beccensis... volantate Bencensis monacha, 
necessitate vocatus Cant. archiep. 

6Non nimis gracilis sit scriptura... Malle diurne et nocturve lacryma. Ep. IH, 45. 

7 Voy. son Liber de fide Trinitatis et de brearnatione Verbi contra blasphemias 
Ruselini, cap. 1. Cf, Ep, I, 35, 44. 1] commenea ansai alors sem traité Cur Dew 


homo, 


SAINT ANGELME. 165 


tarda pas & éclater. Guillaume avait besoin d’argent poor faire 
la guerre a son frére Robert. Anselme, malgré la misére et le 
désordre oi: il avait trouvé tous les biens de son Eglise , lui af- 
frit un présent de 500 livres d'argent. Des courtisans rapaces 
frent entendre au roi que la somme était trop faible, et que le 
premier préiat da royaume devait au moins donner 1,000 ou 
2,000 livres, et que, pour )’effrayer et lui faire honte, il fallait lui 
renvoyer son argent : ee qui fat fait. Anselme alla trouver le roi 
et Ini dit qu’il valait mieax avoir ce peu d’argent de bonne 
volonté que d’en extorquer beaucoup plus par violence, et il 
ajouta : « Par affection et la liberté , vous m’aurez toujours a 
«votre disposition , mais vous n’aurez ni ma personne hi 
«mes biens a titre d’esclave ‘. — Garde ton argent et tes 
elegons, et va-t-en*, » lui répondit le roi. Anselme se retira 
en disant : «Béni soit Dieu qui a sauvé ma réputation. Si le roi 
« avait pris mon argent, on aurait dit que je loi payais ainsi le 
« prix de Pépiscopat.» Et il distribua aussitét les 500 livres aux 
panvres, a intention de l’&me du roi *. 

Le vieux moine Wulstan, le dernier des évéques saxons, vi-~ 
vait encore ‘: ce saint prélat, qué nous avons vu si noblement 
tesir téte A Guillaume-le-Conquérant, devait comprendre et 
spprécier Anselme. « Votre Sainteté , lui écrivait-il, est pla 
ee ak sommet de la eitadelle pour défendre la sainte Eglise con- 

tu Foppression de ceux dont le devoir serait de la protéger. Ne 
ersignez. donc rien: qu’aucune puissance séculiére ne veus hu= 
milis par la crainte , ni ne vous gagne par ja faveur; commen~ 
coz vigoureusement et achevez avec |’aide de Dieu ce que vous 
aurez, commencé, en réprimant les oppresseurs et en sauvant 
notre sainte Mére de leurs mains ®. » 

Pea de temps aprés, le roi devant s embarquer & Hastings, 
tous tes dévéques s’y rendirent pour bénir son voyage. Le vent 
était contraire, et le roi y fat retenu pendant un mois. Anselme 
profita de Poccasion pour lui remontrer qu’avant d’aller con- 


& Amica nempe Ifbertate me et omnia mea ad utilitatem tuam habere poteris, :ser< 
{ft autem condttione nec me nec ntea habebis. Eadm., p. 38. 

2 Sint cam jurgio tua tibi; sufficient mea mihi. Vade. 

* Presignatum munus pro redemptione anime sue pauperibus Christ! dabo, non 
ita, 

‘ Ti mourat peu apris, le 49 janvier 1095. ‘ 

§ Ne igttur dubites; non eam secularis potentite timor humiliet, non favor inctlnct, 

sed... Opprimentes reprimas, S, matrem nostram contra tales defendas, Eadm., I. c 





166 BAINT ANSELME. 


qaérir la Normandie, il ferait bien de rétablir dans son royaume 
la religion qui y périssait, en ordonoant le rétablissement des 
conciles,; suspendus depuis son avénement. «Je m’occuperai de 
« cela quand cela me plaira, 4 mon eré, et non autien,» répondit 
fe roi; et il ajouta en raillant : ¢«D’ailleurs de quoi y parleras-tu, 
«dans ces conciles!?» Anselme répondit qu’il s‘occuperait de 
réprimer Jes mariages incestueux et les débauches sans nom qui 
menacaient de faire de |’Angleterre une autre Sodome ?. « Et 
« qu’est-ce que cela te rapportera? » reprit le roi. «A moi, 
«rien, dit l’archevéque; mais 4 Dieu et & vous, beaucoup. 
« — Cela saffit , dit le roi, ne m’en parle plus >. »- Anselme 
changea alors de sojet, et lui rappela combien il y avait d’ab- 
bayes vacantes ou: le désordre gagnait les moines , et combien il 
courait risque d'étre damné s’il n’y mettait pas des abbés. Alors 
Je roi ne put plus se contenir et lui dit en colére: « Que t'im- 
« porte? Ces abbayes ne sont-elles pas a moi? Hein! tu fais bien 
# ce que tu veux de tes domaines, et je ne ferais pas ce que je 
« veux de mes abbayes? — Elles sont a vous, » répliqua An- 
selme, « poar que vous les gardiez et défendiez comme leur 
«avoué, et non pour les envahir et les ruiner. Elles sont a Dieu 
« pour que ses ministres en vivent et non pour défrayer vos 
« guerres. Vous avez assez de domaines et de revenns pour sub 
-¢ venir 4 tous vos besoins. Rendez, s'il vous plait, a l’Eglise ce 
« gui est a elle +. — Jamais, dit le roi, ton prédécesseur n’au- 
« rait osé parler ainsi a mon pére.» Anselmese retira; puis, par 
amour de Ja paix, fit demander au roi par les évéques de lui ren- 
dre son amitié, ou au moins de lui dire pourquoi il la lui avait 
dtée. Guillanmerépondit : « Je ne luireproche rien, mais je n'ai 
« pas de raison pour lui accorder ma faveur 5, » Les évéques 
conseillérent alors & Anselme de l’apaiser en lui donnant sar- 
Je-champ les 500 livres qu’il avait déja offertes , et de Iui en pro- 
mettre autant a prélever sur les vassaux du siége archiépjsco- 


4 Adjecit subsannans : « Tu vero in concilio unde loqueris ? 3 
_ 7 Nefandissimnum Sodoma scelus,.. tota terra non multo post Sodoma Bet. 

3 Et in hac re quid fieret pro te ?... — Si non pro me, spero Geret pro Deo et tes. 
Sufficit ; nolo inde ultra loquaris. . 

4 Quid ad te? Numquid abbatiz non sunt mex? Hem, tu quod vis agis de villis tuis, 
et ego non agam quod volo de abbaliis meis,..— Dci scimus eas esse, ut sul ministr 
inde vivant, non quo expediliones et bella tua inde fiant, 

* De nulla re illum inculpo, nec tamen ei gratiam meam, quia non audio. quare 
indplgere volo, | 


SAINT ANSELME. 167 


pal. «A Dien ne plaise!» répondit Anselme: « mes hommes ont 
« déja été assez dépouillés depuis la mort de Lanfranc; ils a’ont 
« plus que la peau, je ne veux pas la leur arracher. Eb quoi! 
«je dois foi et honneur a mon seigneur, et je lui ferais la honte 
«d’acheter sa faveur comme j’achéterais un cheval ou un Ane!! 
« ailleurs, quant aux 500 livresje ne les ai plus; je les ai déja 
«dopnées aux pauvres.» On rapporta cette réponse au roi, qui 
ordonna qu’on allat lui répéter ces paroles: « Hier je le haissais 
«beaucoup, aujourd’hui je le hais plus encore, et demain et en- 
«suite je le hairai de plus en plus *. » : 

Au retour da roi de son expédition, Anselme alla de nou- 
veau Je trouver, et lui annonga son intention d’aller demander 
le pallium aa Pape >. « A quel Pape ‘?» lui demanda le roi, 
faisant ainsi allusion a |’antipape Gerbert, qui s’appelait Clé- 
ment III. Et comme Anselme répondit que c’était a Urbain, le 
roi dit aussitét qu’il n’avait pas reconnu Urbain , et que vouloir 
reconnaitre qui que ce fit pour Pape dans son royaume , sans 
sa permission et avant sa propre décision, c'était vouloir lui 
ealever sa couronne. Anselme eut beau rappeler les coaditions 
auxquelles il avait accepté l’archevéché, le roi, de plus en plus 
urité, lui dit qu’il ne poavaita Ja fois étre son fidéle , et rester 
malgré lui dans l’obéissance da Saint-Siége 5. Anselme de- 
manda & soumettre cette question aux évéques, aux abbés, eta 
lous les barons duroyaume, réunis en Parlement. L’assembliée 
fat convoquée au chateau de Rockingham °. Anselme exposa 
Vétat des choses aux prélats et aux pairs laics, hors de la pré- 
sence du roi, mais devant un peuple nombreux de moines et de 
laics 7, Ik leur raconta tout ce qui s’était passé entre le roi et 
si, et demanda spécialement aux évéques de lui indiquer le 


{ Absit... homines mei... depradati sunt et spoliali, et ego... jam eos nudos spo- 
larem, imo spoliatos excoriarem... Fidem ei debco et honorem, et cgo illi hoc dede- 
cas facerem, scilicet gratiam suam quasiequum vel asinum vilibus nummulis emerem. 

?Heri magoo, et hodie illum majori odio babco, ct sciat revera quod cras et 
deinceps acriori et acerbiori odio semper habcbo. 

311 expose les motifs de cette résolution et de toute sa conduite dans sa Ietlre au 
gat, Hugues, archevéque de Lyon. Ep. III, 24. 

‘A quo Papa illud requirere cupis ? Eadm. p. 40. 

* Protestatus est illum nequaquam fidem quam sibi debebat simul et Apostolice 
Sedis obedientiam, contra suam yoluntalem, posse servare, 

* Le dimanche de !a mi-car¢éme, 44 mars 4495, 

7 Bos et assistentem movachorum, clericorum, laicorum numerosam mullitadié- 
nem alfoquitur, 


168 SAINT ANSELME. 


parti qu’il avait & prendre pour ne manquer & son devoir ni 
envers le Pape ni envers Je roi. Aprés quelques hésitations , 
ces évéques répondirent 4 deux reprises qu’il serait mieux de 
se soumettre purement et simplement a Ja volonté royale, et 
qu’il ne devait compter en aucune facon sur eux s’il voulait 
résister au roi‘. Cela dit, ils baiss¢rent honteusement la téte 
comme pour écouter. A la vue d’une telle lacheté, les yeux 
d’Anselme étincelérent; il les leva vers le ciel, et dit d'une 
voix solennelle *: « Puisque vous, les pasteurs de la chré- 
« tienté, et vous, les princes de ce peuple, vous ne voulez pas 
«me conseiller, moi, votre chef, si ce n’est au gré d’un seul 
«homme, j'aurai recours al’Ange du grand conseil, au Pas- 
« teur et au Prince de tous les hommes, et je suivrai le con- 
« seil qu'il me donnera, dans une affaire qui est la sienne et 
«celle de son Eglise. Il a dit au bienheureux Pierre : Tu es 
« Pierre , etc..., tout ce que tu lieras sur la terre sera lté dans le 
« ctel, etc., et & tous les apdédtres en commun: Qu: vous écoute 
« m’écoute, et qut vous méprise me méprese. Nous croyons tous 
« qu'il a dit cela en méme temps au vicaire de Pierre, et aux 
« évéques, vicaires des apétres; et il ne l’a dit & ancun empe- 
« reur, roi, duc, ni comte. Il nous a enseigné nos devoirs en- 
« vers les puissances terrestres en disant : « Rendez a Dieu ce 
s qui est & Dieu, et a César ce qui est & César. » Ce sont Ia les 
« paroles et les conseils de Dieu, dont je ne veux pas me dé- 
a partir. Sachez donc tous qu’en tout ce qui est de Dieu je 
« rendrai obéissance au vicaire de saint Pierre , et en tout ce 
« qui est temporel, je servirai fidélement et de mon mieux le 
«roi mon seigneur*, » Ces paroles soulevérent une grande 
confusion dans l’assemblée : personne n’osait aller les redire 
au roi. Anselme y alla lui-méme, et les lui répéta. Le roi, fu- 
rieux, passa la journée 4 délibérer avec ses partisans sur les 
moyens de le confondre; d'autres, divisés par petits groupes, 
cherchaient des moyens de transiger a la fois avec la colére du 


{Si autem secundum Deum, quod ullatenus yoluntati regis obviare possit, con- 
silium a nobis expectas, frustra niteris, quia in hujusmodi nunquam tibi nos adminicu- 
Jari videbis. ° : 

2 Conticuerunt, ‘et capita sua quasi ad ea quz ipse illaturus erat dimiserunt.. 
Ansejmus, erectis in altum Juminibus, vivido vultu... 

3 Cum vos qui christiaux plebis pastores... ego ad summum Pastorem, et Prin- 
cipem omnium, ego ad magni consilii Angelum curram, et in meo, scilicet in suo et 
Ecclesiz suze negocio, consilium quod sequar ab eo accipiam.., 


SAINT ANSELME. 169 


roi et la loi de Dieu. Anselme, rentré seul dans l’église, 
calme , fort de son innocence et de sa confiance en Dieu, mais 
fatigué par ces interminables débats, appuya sa téte contre le 
mur, et s’endormit doucement!. Les évéques et quelques 
barons le réveillérent, en lui préchant de nouveau la soumis- 
sion. « Réfléchissez donc, lui disaient-ils, et renoncez a l’o- 
« béissance de cet Urbain, qui ne peut ni vous servir, si le 
«roi vous ep veut, ni vous nuire, si Je roi vous est favorable; 
« secouez ce joug; demeurez libre comme il convient a un ar- 
« chevéque de Cantorbéry, et attendez les ordres da seigneur 
croi?.» Guillaume, évéque de Durham, était le plas acharné 
de tous; il avait promis au roi qu’il réduirait Anselme, soit a 
se déshonorer par ses soumissions*, soit 4 se démettre de sa 
dignité ; il voulut forcer Anselme a répondre sur-le-champ , en 
le menacant d’un chatiment immédiat, comme coupable de 
lése-majesté 4+. L’archevéque répondit: « Sil y a quelqu’un qui 
«veuille prouver que j'ai violé.mon serment au roi temporel 
« parce que je ne veux pas renoncer a l’obéissance du Pontife ro- 
«main, qu’il se montre, et il me trouvera prét a répondrecomme 
«je dois et ott je dois. » Les évéques se regardérent et se turent, 
car ils savaient bien que l’archevéque ne pouvait étre jugé que 
par le Pape. Cependant, a la vue de tant d’injures, les nom- 
breux assistants commencérent 4 murmurer et a se plaindre. 
Un chevalier sortit de la foule, se mit 4 genoux devant Anselme, 
et lui dit ; « Monseigneur et mon pére, vos enfants vous sup- 
« plient, par ma bouche, de ne pas vous laisser troubler par ce 
« qui vient de vous étre dit, mais de vous souvenir du bien- 
«heureux Job, qui, sur son fumier, a vaincu le diable, eta 
evengé Adam, que le diable avait vaincu dans le paradis 5, » 


! Rex vebementer iratus... Hic duo, ibi tres, illic quatuor in unum conciliaban- 
tur... Solas inter luec Anselmus sedebat innocentia cordis sui, etin misericordia Def 
fiduciam habens... Ipse ad parietem se reclinans leni somno quiescebat. 

2 Urbani illius, qui offenso domino rege nihil tibi prodesse, nec ipso plaeato obcsse 
Talet, obedientiam abjice... Liber, ut archiepiscopo Cantuariensi dccet... domini ree 
gis jussionem expecta. 

3 Rex applaudebat sibi, sperans illum vel abjurato upostolico infamem remancre 
in regno suo. 

‘Tam nunc e vestigio ad domini nostri dicta responde, ant sententiam tux vin« 
dicem presumptionis dubio procul in presenti experiere; hec jocum existimes esse 
quod agiturie. 

* Mites unus de multitudine prodiens... Memor esto beati Job, vincentis Diabolom 
it sterquilinio, et vindicantis Adam quem vicerat in Paradiso. 


Vit. 8 





170 SAINT ANSELME. 


Anselme sourit. Ce noble cri, sorti du coeur d’un soldat, fat 
pour le saint confesscur une consolation inattendue et un gage 
de la sympathie populaire *. La nuit mit fin aux débats; le 
lendemain ils recommencérent. Le roi était aussi exaspéré 
contre \’impuissance de ses évéques que contre Anselme. 
Guillaume de Durham proposa de le déposer par la force et de 
le chasser du royaume; mais les barons repousserent cette 
idée. Le roi dit alors: « Si cela ne vous plait pas, qu’est-ce qui 
« yous plaira donc? Tant que je vivrai je ne souffrirai pas d’égal 
« dans moa royaume. Maintenant délibérez entre vous comme 
« vous l’entendrez; mais, par la face de Dieu, si vous ne le 
«condamnez pas & mon gré, moi je vous condamnerai *. » 
Un de ses favoris, nommé Robert, répliqua : « Que voulez- 
« vous que nous fassions avec un homme qui s’endort tranquil- 
« Jement pendant que nous discutons toute la journée, et qui 
« traverse d’une seule parole tout ce qu'on lui objecte comma 
«une toile d’araignée?? » Aprés de longues discussions , ou 
on reconnut l’impossibilité de juger le primat des Iles Britanni- 
ques, le roi ordonna aux évéques de renoncer 4 toute obéis- 
sauce envers Ansclme et & toute’ relation avec lui, en décla- 
rant que, de son cété, il lui refusait toute paix, sdrete, et toute 
obcissance*. Les évéques consentirent, et allérent )’annon- 
cer a leur métropolitain. Il leur répondit : « Vous faites mal, 
«mais je ne vous rendrai pas la pareille. Je vous tiendrai tou- 
« jours pour mes fréres et pour les enfants de |’Egtise de Cantor- 
« béry, et je m’effurcerai de vous ramener au bien. Quant au rol, 
« je lui promets toutes sortes de services et de soins paternels, 
« lorsqu’il voudra bien le souffrir, tout en retenant la dignite et 
« Pautorité de mon épiscopat.» Puis le roi voulut exiger des 
pairs laics la méme renonciation; mais les barons refusérent 
d'imiler la licheté des évéques. « Nous n’avons jamais été ses 
« vassaux, dirent-ils, et nous n’avons point & abjurer uo 


- 4Qua verba dum pater comi vultu accepisset, intellexit animum populi in sua 
secum sententia esse. Gavisi ergo exinde sumus et animequiores feeti, On voit qué 
Eaidmer, le narrateur de toutes ces scénes, en était témoia oculaire, 

2}te, ile, consiliamini, quia, per vultum Dei, si vos illum ad meam yoluntates 
nan damnaveritis, ego damnabo vos, 

* Omni studio per tolum diem inter nos ills conferinsus... Dormit et prolata coram 
eostalim ung labiorum suorum pulsu quasi telus aranese rumpit. . 
, Ea ego primum jn kinperio meo penitus ef dmocm ‘ecuritoteny et Gdticlamn tie 
ivilo, cle, 





* 


SAINT ANSELME. 171 


eserment que nous n’avons pas fait; mais il est notre arche- 
«véque; il luni appartient de gouverner la chrétienté dans ce 
«pays, et c'est pourquoi nous, qui sommes chrétiens, nous ne 
« pouvons nous soustraire a son autorité, d’autant plus qu'il n’y 
«apas une tache dans sa conduite‘. » Le roi n’osa irriter son 
baronage en insistant. Les évéques furent couverts de confu- 
sion par ce contraste de la conduite de la noblesse avec Ja 
lear : tout le monde les regardait avec indignation; on les 
désignait chacun par quelque surnom injurieux : on appelait 
Yun Judas le traitre, autre Pilate, un autre Hérode *. Toutes 
ces discussions n’ayant abouti a rien, on convint de part et 
dautre de remettre jusqu’a fa Pentecdte la décision finale, 
toutes choses restant en état. 

Cet état n’était rien moins que consolant pour Anselme, qui 
retourna a Cantorbéry pour y voir infliger les plus odieux trai- 
tements aux vassaux de son église et pour entendre maudire 
sa résistance par ces malheureuses victimes >, Le roi fit ex- 
pulser d’Angleterre le moine Baudouin, l’ami et le conseiller 
intime de Parchevéque, celui qu'il avait chargé de toutes les 
affaires séculiéres , dont le souci lui était insupportable. C était 
le frapper 4 V’endroit le plus sensible de son Ame‘; car, au 
milieu de ses épreuves, il ne trouvait d’appui et de consolation 
qu'auprés de ses amis du cloitre. De tous les évéques anglais, 
depuis la mort du Saxon Wulstan, il n’y en avait qu’un seul qui 
ne l’avait pas lachement trahi® : c’était Gondulphe, évéque 


4 Nos namgquam homines ejus fuimus... Archiepiscopus noster est; chrislianitaten 
in hac terra gubernare habet, et eare nos, qui christiani sumus, cjus magisterium, 
dam hie vivimus, declinare non possumus, przsertim, etc. 

2? Audires hunc ab isto, hunc ab illo, {stum vel illum episcoporum aoliquo cog- 
nomine cum interjectione indignantis designari, videlicet Jude proditoris, eto. 
Eadmer ajoute que le roi, ayant interrogé un a un ses évéques sur Jeur renon- 
ciation & lautorité d’Anselme; il y en ent quelques-uns qui répondireut qu’ils n’y 
renongaient pas absolument et sans réserve, mais en tant qu’il prétendait exercer 
celle autorité sur eux en vertu de sa soumission au Pape. Ceux-ci furent disgraciés 
et obligés de racheter la faveur du roi & prix d’argent. 

' Crudeles suorum hominum oppressiones quotidie anribus ejus insonantes, 
Badm., 44... Passa est Ecclesia Cantuar, tam sevam tempesiatem ut fere universi 
conclamarent melius sibi absque pastore jam olim fuisee quim nunc sub hujus- 
modi pastore esse. Id. 48. Voy. encore p. 85. 

‘Rex Anselmum hue facto atroci moeroris verbere perculit. Ibid. 

‘ Kadmer le dit expressément £ Rofensi solo excepto, P. 7; mais Guill, de Mal~ 
mesbury, de Gest. Pontif., II, p. 257, désigne encore l’évéque Raoul de Chester, qui 
contuiiu sacerdotalis offieli Willelmo in faciem pro Anselmo restitit, 





172 SAINT ANSELME. 


de Rochester, celui-la méme avec qui nous l’avons va si ten- 
drement lié pendant qu’ils étaient tous deux moines au Bee. 
Partout accompagné par des religieux, il ne respirait un peu 
que lorsqu’il pouvait s’enfermer dans le cloitre des moines de 
Cantorbéry et présider a leurs exercices. « Je suis comme le 
« hibou, leur disait-il; quand il est dans son trou avec ses pe- 
« tits, il est heureux; mais quand il sort au milieu des corbeaux 
« et des autres oiseaux, on lui donne des coups de bec et on le 
« poursuit , et il se trouve trés-mal ‘. » Puis il pleurait en son- 
geant au danger que courait son 4me dans ces luttes conti- 
nuelles, et s’écriait : « Ah! que j’aimerais mieux étre maitre 
«d’école dans un monastére que primat de la Grande-Bre- 
« tagne. » Aussi ses ennemis , et méme ses meilleurs amis, lui 
reprochaient cet amour excessif de la retraite, et trouvaient 
qu’en effet il était mieux fait pour rester enfermé dans un mo-~ 
nastére que pour étre primat d’une grande nation ?. Anselme 
ne disait pas autre chose *; il se jugeait absolument comme 
ses propres critiques. Mais Dieu le jugeait aussi, et il s’était 
réservé ce moine amoureux de ja solitude et de l’obscurité, 
pour en faire l’éclatant modéle des évéques, des docteurs et des 
champions de I'Eglise. 

Cependant Guillaume avait envoyé secrétement deux cleres 
de sa chapelle & Rome pour voir quel était le Pape gqu’il fallait 
reconnaitre, et pour l’engager & envoyer le pailium, non pas a 
Anselme directement, mais au roi, pour le remettre a un ar- 
chevéque quelconque. Ces envoyés virent bien qu’Urbain était 
Je vrai Pape, et ils revinrent avec un légat, Gauthier, évéque 
d’ Albano, qui apportait le pallium. La conduite de ce légat fut 
trés-équivogue; il traversa Cantorbéry sans voir Anselme et ne 
fit aucune démarche en faveur du prélat persécuté 4. Le bruit 
se répandit qu’il avait promis au roi qu’a l’avenir aucun légat 
ne viendrait en Angleterre sans son ordre, et que nul ne pour- 


_ 4 Sicut bubo, dum in caverna cum pullis suis est, lelatur, et suo sib] modo benc 

est; dum vero inter corvos,... omnine quoque sibi male est; ita et mihi, Eadm., 44. 
' 2 Pro ipsarum indiscreta, ceu noonullis et mibi aliquando visum est, virtutes 
custodia sepe reprehensus, et quod monachus clausiralis quam primas tantes geslis 
esse deberet. Ib., 45. 
. * In loco humili aliquid agere videbar in sublimi positus, nec mibi fractaw 
facio, nec utilis alicui existo, Lettre au Pape. Ep. Lil, 37. 

4 Voy, la letine nesez aévize d’Anseime au I¢gat, Ep. Ul, 86 


SAINT ANSELME. 173 


rait y reeevoir de lettres du Pape & l'insu da roi‘. On en 
murmura grandement, et on se disait :¢ Si Rome préfére lor 
eet argent a la justice, que peuvent donc en espérer les op- 
« primés qui n’oat rien a lui donner *? » Toatefois le légat, 
aprés que le roi eut reconnu Urbain, refusa absolament de dé- 
poser Anselme, maleré les trésors que Guillaume s’engageait & 
payer s'il pouvait obtenir ce résaltat >. La Pentecdte arrivait. 
li essaya au moins d’extorquer a l’inflexible prélat quelque ar- 
gent. Les évéques allérent proposer & Anselme de payer au 
moins l’argent.que loi aurait codté son voyage & Rome pour 
ehereher le pallium +. li les repoussa avec indignation. Guil~ 
lanme, poussé par l’avis des barons, vit bien qu'il fallait céder. 
li consentit donc a reconnaitre de nouveau Anselme pour ar— 
chevéque et lui permit de prendre le palliam sur l’autel de 
église métropolitaine 5. 

Cette paix ne pouvait dtre qu’ane tréve. Anselme le sentait 
bien,-et ce sentiment domine dans la lettre qu’il écrivit au Pape 
pour Je remercier du pallium et s’excuser de n’étre pas encore 
alié a Rome. « Saint Pére, lui dit-il, je regrette d’étre ce que 
je suis et de n’étre plus ce que j’ai été; je regrette d’dtre 
évéque, parce que mes péchés ne me laissent pas en remplir 
tous les devoirs... Je succombe 4 mon fardean, car je manque 
de force, de seience, d’habiletg, de teut. Je voudrais fair ce 
poids insupportable; la crainte de Dieu seule me retient... 
Nourrisser, ma misére par Paumdédne de vos priéres. Je vous 
en conjure, si mon naufrage s’accomplit et si l’orage me force 
ame réfugier au sein de la Mére-Eglice, pour l’amour de Celui 
quia donné son sang pour nous, faites que je trouve en vous 
un asile et une consolation °, » ‘ 


' Mabill, Ann, I, 69, n° 27. 

1 Pape, inquiunt, quid dicemus? si aurum et argentum Roma prezponit jus- 
te... quid sotaminis ibi deinceps in sua oppressione reperient, qui, etc. Radm., 44. 

' Soondens immeneum pecusis pandus ei et Ecclesia Romane singulis annis 
daturum. 
.* Landamus ef copgulimus wi saltem quod ia, via expenderes, si pro hoe Ro- 
mam izes, regi dew 

*Quelques jours avant celte cérémonie, les évéques de Salisbury et de Here-~ 
feed vinrent lui demander pardon de l’avoir abandonné 4 Rockingham avee jes au- 
lees pr@iate. 1) lew donna Vabsolution, in quadam ecciesiola qua ea sobis obiult 
ambeleniibug proposita vie. Bedm., 45. 

“Seacte Pater, doleg meee quod sum, deleo me nop ese quod ful. QOuneri 





A474 SAINT ANSELME. 


Au bout de quelques mois la guerre éclata de nouveau. En 
1096, Robert, vonlant se rendre a la croisade, céda la jouis- 
sance de la Normandie a son frére Guillaume, pendant trois 
ans, moyennant dix mille marcs d'argent ‘. Pour lever cet 
argent, le roi, suivant son habitude, se mit a piller les églises 
d’Angleterre?. Anselme donna pour sa part deux cents marcs, 
Plus tard Je roi entreprit une expédition contre les Gallois; 
Anselme y enyoya les soldats qu’il devait. Le roi les trouva 
mal instruits et mal équipés, et lui fit dire qu’il le citerait en 
justice devant sacour pour répondre de ce délit. C’était chaque 
jour quelque nouvelle vexation, quelque exigence contraire a 
la loi de Dieu >. La spoliation des églises et des abbayes,. la 
’ corruption des meeurs désolaient de plus en plusle royaume. An- 
selme résolut d’aller trouver le Pape, afin de le consulter sur 
ce qu'il avait & faire pour sauver son dame *. I) le fit dire au 
roi, qui tenait sa cour 4 Windsor, en lui demandant la permis- 
sion de sortir du royaume. Guillaume refusa en disant : « Il n'a 
« rien fait pour avoir besoin de l’absolution du Pape, et il est 
«bien plus capable de donner des conseils au Pape que d’en 
« recevoir de lui 5.» Anselme s’en retournait, aprés avoir es- 
suyé ce refus, de Windsor & un de ses domaines,, lorsqu’un 
liévre, poursuivi par des chasseurs, vint se réfugier entre les 
jambes de son cheval. L’archevéque arréte les chiens, et, comme 
tout le monde riait, il se mit 4 pleurer en disant :« Cette pauvre 
« béte ne rit point; c’est Pimage de I’&me chrétienne que les 
« démons poursuivent sans cesse pour Ja précipiter dans la mort 
« éternelle... Pauvre Ame tourmentée gai cherche partout avec 
« un ineffable désir la main qui la sauvera! » Et aussitdt il fit 
licher et sauver la béte °. 


quidem succumbo, errabundus suspiro... In naufragio positus, si quando prorellis 
irruentibus... ad sinum matris Ecclesiz confugero.., Ep. 11], 87 

4 Guill, Gemeticensis, VIII, 7. 

2 Nihil eccleslarum ornamentis indulsit, nihil sacris altarium: vasis, nihil rel 
quiarum captis, nihil Evangelioram libris, auro vel argento paratis, Eadm., 45. 

8 Lettre d’Anselme a Pascal II, Ep. HI, 40. 

4 Ut inde consiliam de anima mea et de officio mihi injuncto seciperem. Ibid. 

* Magis illum sciamus apostolico quam apostolicum sibi in dando consilio 
posse succurrere. 

6 Solutus in lacrymis ait: « Ridetis? Et utique infelic! huic: nullus risus... Hoc: 
plane est et anime hominis... Nimis anxia hucillucque circumspicit, et gaa tueatur 
manum sibi porrigi ineffabili desiderio concupiscit. Eadm, 47. Cette anecdote ree 
prodait deux traits distinctifs du ‘caractére d’Anselme; son excessive bonté, et 500 


SAINT ANSELME. 175 


Ji renouvela deux fois sa demande, la derniére fois dans une 
assemblée qui se tint a Winchester le 15 octobre 1097. Le roi, 
impatienté, déclara que, si Anselme allait a Rome, il réunirait 
tout rarchevéché & son domaine et ne le reconnaitrait plus 
pour archevéque. Anselme répondit qu’il aimait mieux obéir 4 
Dieu qu’aux hommes. I] fit sortir da conseil du roi les quatre 
évéques qui s’y trouvaient !, et il leur dit: «Mes fréres, vous 
eétes évéques et chefs de l’Eglise de Dieu. Promettez-moi de 
«consulter dans mon intérét les droits de Dieu et sa justice, 
cavec autant de soin et de fidélité que vous en mettez 4 con- 
«sulter les droits et les coutumes d’un homme mortel dans 
«lintérét d’autrai. Alors je yous exposerai, comme & des fils et 
ca des féaux de Dieu, quel est mon but, et je suivrai les con- 
«seils que votre confiance en Dieu me donnera °. » Ils se 
tetirérent & part pour conférer sur ce qu’ils devaient lui ré- 
pondre, et envoyérent deux d’entre eux pour demander au roi 
des instructions. Les ayant recues, ils revinrent auprés de leur 
métropolitain et lui dirent : « Nous savons que vous étes un 
‘homme religieux et saint, tout occupé de choses célestes; 
«mais nous, enchafnés au siécle par nos parents que nous sou- 
«tenons et par beaucoup d'objets terrestres que nous aimons, 
«nous ne pouvons nous élever & votre hauteur et nous moquer 
«du monde comme vous. Si vous voulez vous mettre & notre 
‘niveau et marcher dans la méme voieé que nous, nous nous oc- 
<cuperons de tous vos intéréts comme des nétres; mais si yous 
‘ne voulez vous en tenir qu’a Dieu comme par le passé, vous 
tresterez seul et sans nous comme par le passé, car nous ne 
‘voulons pas manquer & ja fidélité que nous devons au roi®. 


goot pour tirer des analogies spirituelles des incidents ordinaires. Radmer raconte 
dautres traits de Ja méme nature, celui de l’oiseau attaché par un fil ct retenu par 
un enfant, et celui de la sollicitude de l’archevéque pour ses convives qui mangeaient 
a leur aise pendant gue lui les attendait patiemment. Affabili vultus jucunditate 
super eos aspiciebat, adgaudens levata modicum dextra benedicebat eis dicens ; 
Benefaciat vobis. P. 45. 

‘ Occurrit animo episcopos xquius esse in suo quod erat Dei quam in consilio 
regis terreni, C’étaient les évéques de Winchester, de Lincoln, de Salisbury et de 
Bath, 

2 Si ita fideliter et districte vultis in mea parte considerari atque tuerl recti- 
tudinem et justitiam Del, sicut in parte alterias perpendilis atque tuemini jara et 
tsus mortalis hominis,.. 

' Fatemur; ad sublimitatem vite tui surgere nequimus, nec hoc mundo tecum 
iludere, Sed si volueris ad nos usque descendere,.. St vero te ad Deum solum- 





176 . SAINT ANGELME. 


« — C’ost bien, leur répondit Anselme. Allez done regagner 
«votre seigneur; moi, je m’en tiendrai a Dien *. » Il resta 
seul avee quelques moines, parmi lesquels Eadmer, qui nows a 
raconté tous ces détails. ll était écrit que, dans eette mémo- 
rable histoire, limmortelle dignité de l’épiscopat serait a la 
fois élevée a sa plas haute puissance par Anselme et prostituée 
ala peur par ses confréres. 

Les évéques revinrent bientét et lui dirent: «Le roi vous 
« fait savoir que vous avez Manqué au serment qae vous avez 
«prété de garder les lois et usages du royaume, em menacant 
« d’aller 2 Rome sans sa permission; il exige que vous jariez de 
«ne jamais en appeler, pour quelque cause que ce soit, aw Saint- 
«Siége, ou bien que veus sortiez a lV instant de sa terre.» An- 
selme alla lui-méme porter sa réponse au roi*: « Je l’avoue, 
dit-il, « jai juré de garder vos us et covtumes, mais cenr-la 
« seulement qui sont selon Dies et la justice. » Le rok et les 
barons lui objeetérent en jurant qu'il n’avait pas été question 
de Dieu ni de justice. « Comment, reprit Parehevéqnue, et de 
«quoi done aarait-il été question, sinon de Dieu et de ja 
« justice>? A Dieu ae plaise qu'aucun chrétien garde des leis 
« ou des coutumes eontraires & Diea et a la justice. Vous dites 
« qu il est contre votre coutume que jaille consulter le vieaire 
« de saint Pierre pour le salut de mon dme et le gouvernement 
«de mon Eglise; et moi je déclare que cette coutame répu- 
«gne a Dieu et & la justice, et que tout servitear de Dieu doit 
« la mépriser 4... Toute foi humaine n’a pour garantie que la 
« foi due a Dieu®. Que diriez-vous., seignear, si un de vos 
¢ vassaux, riches et puissants, prétendait empécher un des siens 
« de vous rendre le service qui vous est dd?—Oh! oh! il préche,» 
interrompirentators-le roi et le comtede Meulan ; « e’est uz ser- 
« mon, un vrai sermon qu’ il nous fait; cela re vaut pas la peine d’é- 


modo... tenere delegeris, solus, quantum nosira interest, in hoc, ut hactenus fuisti, 
et amodo eris, 

‘ Bene dixistis. Ite ergo ad dominum vestrum ; ego me tenebo ad Deum, 

2 Ad regem nobiscum sequentibus ingreseus, dextram illius more assedit. Eadm» 
page 48. 

3 Pape! si nec Dei nec rectitudinis mentio est, dicitis, facta fult eujns tune? 

4 Et ideo ab omni scrvo Dei spernendam profileor ac refutandam, 

5 Omnis fides que cuivis homini Jegaliter promiltitur ex fide Dei roboratur. 
Sic enim spondet homo homini, Per fidem quam debeo Deo, fidelis tibi ero... Exge- 
Hiquet quod eadem fides si quaudo contraria fidei Dei admittit, encrvetur. 


SAIRT ANGELME. ETT 


etre écouté *, » Les seigneurs cherchéreat a étonffer sa voix: i} 
attendit, sans s Emouvoir, qu’ils fassentfatigués de crier ; puis il 
reprit: «Vous voulez que je jure dene plus jamais en appeler aa 
¢ vicaire de Pierre. Jurer cela ce serait abjurer saint Pierre; ab- 
«jurer saint Pierre, c’est abjorer le Christ, et abjarer le Christ, 
«par égard pour vous, c’est un crime dont aucan jugement de 
«votre cour ne saurait m absoudre?.» Tant de calme et tant de 
coarage finirent par ’emporter : le roi lui permit de partir. 
Anselme, avant de le quitter, lui dit: « Rien ne me fera cesser 
«d'aimer votre salut; comme un pére spiritwel a son fils bien- 
«aimé, comme arehevéque de Cantorbéry au roi d’ Angleterre, 
«je veux vous donner la bénédietion de Dieu et la mienne, si 
«vous ne la refusez pas. — Non, dit le roi, je ne la refuse pas. » 
Et il baissa humblement la téte pour la recevoir 5. 


Anselme passa de suite a Cantorbéry; il assembla ses chers 
moines, chercha a les consoler de son départ par l’espérance 
gue son voyage serait atile a la liberté future de Eglise *, et 
lear ft um discours d’adieu, ou il comparait la vie religieuse & 
lachevaterie d’un roi temporel. fl Jeur donna & tous le baiser 
de paix, prit ensuite le bourdon et la panetiére de pélerin sur 
Fautel, et alta s’embarquer 4 Douvres. La une nouvelle injure 
Fattendait. Un clerc nommé Guillaume l’arréta sur le rivage, et, 
awnom du roi, fit étaler et fouiller devant lui toutes les maltes 
de Yarchevéque pour voir s’il n’emportait pas d’argent. On ne 
touva rien, et le fise royal ne recueillit que les malédictions de 
l foute indignée®. Le roi sen dédommagea en saisissant aussitét 
tous tes domaines de Parchevéché et en les exploitant a son gré ®, 

A peine l’archevéque eut-il mis le pied sur le sol de la France 


'O1 of pradicatio est; quod dicit predicatio est. Non rei de qua agitur ulla,. 
uz recipienda sit e prudentibus ratio, 

? Peceatum.,.. judiclo curis tue non segnis emendabe. 

‘ Visi alaeriiatem rege cum suis admirante. Eadm., p. 49. 

‘Sperams im respectum miscricordis Dei iter meum libertati Ecolesis fatoris: 
emporibus nonnihil profuturum, Eadm., p. 48, 

5 In fittore detiauit... Allates ante iluar bulgie et manticw reserate, et tote su- 
pellex illius subverea et exquisita, ingenti plebis multitudine circumstante ac nefae 
tim epus pro sua novitatc... exeerante. 

* Veut-on savoir comment ics plnlosophes de nos jours jugent oes luttes? Quon. 
éoule M. Franck qui, dans l‘outrage ciedessus cilé, se croit ubligé d’excuser An- 
time de sa rérolie centre le roi; car c'est 14 ca que Jes protestants et les rae 
fenalisics nomment révelte. Il dit que este révelte était beaneoup moias la faute 
personnelle d’Anselme que eelle -de sen Cpogac, & que, comume toutes les collisions 


178 SAINT ANSELME. 


que l’enthousiasme populaire éclata. Ce fut la premiére ré- 
compense de sa fidélité a Dieu ct a l’Eglise; c’est en méme 
temps pour /’histoire une jncontestable preuve de la puissante 
sympathie qui animait alors tous les peuples chrétiens, et, mal- 
gré la publicité si restreinte de cette époque, les réunissait en 
un seul corps dés qu'il s’agissait de partager. les joies ou les 
épreuves de leur mére commune la sainte Eglise. Hommes ct 
femmes, riches et pauvres, se précipilaicnt au-devant du 
Pontife confesseur, exilé volontaire, que sa renommee avait de- 
vancé. Partout ow il arrivait, il était recu par le clergé, les 
moines, le peuple, banniéres déployées, au bruit des cantiques 
et avec toutes les marques d’une joie excessive !. Il exercait 
déja tout l’ascendant de la sainteté : il séduisait les uns, il 
dominait les autres. Pendant qu’il passait en Bourgogne, le due 
de ce pays, tenté par la riche proie que lui offrait un primat 
d’Augleterre se rendant a Rome, résolut d’intercepter le chemin 
des pélerins pour les piller. Mais il y avait alors au fond de tous 
les cceurs, méme les plus envahis par la cupidité et lorgueil, 
une porte toujours ouverte aux lumiéres de la foi. Le duc, ayant 
attcint les voyageurs, arrivait au galop en criant : « Lequel de 
vous est l’archevéque? » Mais & peine eut-il regardé Anselme 
gu’il rougit, baissa les yeux, balbutia quelques mots et se 
tut. L’archevéque lui offrit le baiser de paix. Le duc I'accepta, 
se recommanda & ses priéres, lui donna une escorte, et se re- 
tira en disant : « Ce n’est pas le visage d’un homme, c’est celui 
«d'un ange de Dieu qui brille en lui ?#.» Cette dme égarée 
avait été traversée comme d'un trait enflammé de la grace. Ilse 
fit croisé , périt glorieusement en défendant le tombeau du 


tragiques de ce genre, elle ne doit pas étre jagée d’aprés les lois de (a moralité 
ordinaire, Die gewoehnliche moralische maastab reicht hier nichtfrus, P. 73. Cet 
toujours ln méme prétention chez ces docteurs de liberté et d’égalité, celle de crét 
pour les grands hommes et !fes grands.événements une moralité exceptionnelle, pré- 
tention que confondent égatement et les doctrines et la condaite des grands hommcs 
du Catbolicisme. 

- 4 Videres ergo viros et mulieres, manos ac parvos e domibus ruere, certatin-' 
que currendo... Fama viri celerius precurrebat et multiplici populos voce replebel. 
Unde turbarum concursus, clericorum ccetus, monachorum exercitas... isti gaudio & 
exultatione concrepantes, illi vexillis et sonoris concentibus conjubilantes. Eadm.,49, 4%, 
-2]Io equis ocior advolat, et clamore valido quis vel ubi esset archiepiscopuh 
interrogat. Quem... intuitus, subito pudore percussus, erubait demisso vultu, ¢ 
quid diceret non invenit. Cui Pater: Domine dus, si placet osculabor te... Nec cum 
hominis, sed vultus angeli Dei fulget in co, Eadm., 49 











SAINT AXSELME. 1:9 


Christ, et son corps, fapporté aux moines de Citeaux, fut en- 
terré sous le porche de l’église, et foulé longtemps sous les pas 
de saint Bernard et de ses fréres !. 

Anselme, pourstivant sa route, arriva & Cluni, oi: le saint 
abbé Hugues et son armée de moines? le recurent avec bon- 
hear : il y passa les fétes de Noél 1097, et alla ensuite attendre 
a Lyon, chez son ami je cardinal-archevéque Hugues, la ré- 
ponse de la lettre qu’il avait écrite au Pape, afin de lui expo- 
ser Pincompatibilute de l’état de P Angleterre avec l’exercice 
de Ja liberté épiscopale, et afin de lui demander lie droit de 
saffranchir de cette servitude pour sanver son Ame >, Urbain 
lui commanda de venir le trouver sans délai. 1} partit aussitdt 
malgré son état de maladie et malgré les dangers de la route 4, 
Ces dangers étaient grands pour lui. La cause dao roi Guillau- 
me-le-Roux était aussi celle de l’empereur Henri IV, et. tous les 
partisans italiens de celui-ci et de Pantipape attendaient au pas- 
sage les évéques et les religieux qui allaient trouver le Pape 
kgitime, pour les piller, les outrager, et quelquefois les égor- 
ger5. Au brait du voyage de l’archevéque de Cantorbéry, qu ils 
supposaient chargé d’or et d'argent, leur cupidité schismatique 
redoubla d ardeur, et ils firent guetter avec soin sa route. An-~ 
selme les déjoua en voyageant comme un simple moine, accom- 
pagné seulement de deux autres moines ses amis, Baudouin et 
vn biographe Eadmer. HI allait partout demander Yl lospitalité 
dans les monastéres qu’il trouvait sur sa route ©, sans ae faire 
connaitre. Souvent les moines ses hdétes tui parlaient de Par- 
chevéque de Cantorbéry et de son voyage 7; & Aspera on lui 


{Ce duc était Eudes, dit Borel, qui régna de 4078 3 1402, et contribna & la forn~ 
dation de Citcavx, en 1088, l'année aprés Je passuge d’Anselme par ses Etals, 

2 Toto illius monasterii monachorum agmine. 

* Videham enim malta mala in terra illa que nee tolerare debebam, neo epis- 
eopali liberiate corrigere poleram... Ut animam meam de vinculo tants servitulis 
absolvatis, eique liberlatem serviendi Deo in tranquillitate reddatis. Ep. II, 466. 

‘ Vie se pericuins, mortem pro Deo non verilus, tradit. Eadm., 50. Le mardi 
svant jes Ramesur, 16 mars 1098. 

* Maxime homines Alemannici regis intendebant, ob dissensionen que fuerat 
lis diebus inter Papam et ipsum. . 

*Visum Patri est decentius inter monachos... quam inter villanos, nocle illa con~ 
vensari, tam propter religtenem monachici ordisis, tum propter officium imminentis 
boctis atque diei. 

* Voy. Ja contertalion entre tes yoyageurs et les moines 5 d'Aspora, A cing 
journges de Lyon. Eadm., 51, 





180 SAINT ANSELME. 


dit que cet archevéque avait été jusqu’a Plaisance, mais que la 
il avait prudemment rebroussé chemin. A Suse, l’abbé, ayant 
appris que les voyageurs étaient des moines du Bec, lear dit : 
« Fréres, je vous en prie, est-il encore vivant cet Anselme que 
« vous aviez autrefois pour abbé , ce grand ami de Dien et des 
« bonnes gens?—OQOui, dit Baudouin, il vit, mais i} a été forcé de 
« devenir archevéque dans un autre pays. —Je lai su, reprit 
«labbé; mais comment va-t-il maintenant ?— On dit qu'il va 
« bien, répondit Baudouin.—Dieu le garde, dit l’'abbé; je prie 
« pour lui. » Pendant ces dires, Anselme rabattait le capachon 
de son froc sur sa téte et gardait le silence‘. Mais ce regard 
doux et fort qui avait vaincu et converti le duc de Bour- 
gogne trahissait aux étrangers Phomme de vie, et, dans les 
auberges italiennes, les gens du pays et leurs femmes, apres 
avoir examiné ce moine , voyageur inconnu , se mettaient a ge- 
noux devant lui et lui demandaient sa bénédiction 3. 

Arrivé & Rome, le Pape le recut au Latran, entouré de Ja no 
blesse romaine, l’embrassa et le félicita au milieu des acelama- 
tions de la cour pontificale>. Le Pape prit alors Ja parole, 
fit un magnifique éloge d’Anselme, et déclara qu'il le regardait 
comme son mattre par la science, et presque son égal par la di- 
gnité, en tant que patriarche et pape d’un autre monde‘. Il 
ajouta que tout ce qu’il possédait était a la disposition de celui 
qui s'était exilé pour la justice et la fidélité due & saint Pierre’. 
Aprés avoir écouté le récit d’Anselme, il écrivit au roi d’An- 
gleterre une lettre pour l’exhorter et lui commander de répa- 
' rer ses fautes®. L’archevéque ne demeura que dix jours au 
Latran : le manvais air de Rome le détermina & aller attendre 
la réponse de Guillaume dans une abbaye de 1’Apulie, prés de 


‘ Fratres, obsecro vos, vivit ille adhuc, ille Det et ommium bonorum amicus At 
selmus ?... Et ut valeat, oro. Hee de se Anselmus dici audiens, confestim, tecto ca- 
cule sus capitio, capite demisso vultu sedebat. Eadm., 20. 

4 Ecce solus Anselmi aspectus in admirationem sui populos excitabat, eamqae 
esse virum vile designabal..... Viri cum mulieribus hospitium intrare, et ut 
hominem videre, etc. 

3 Mane confluit ad Papam Romana nobilitas... Statim ab ipso erigitur ad oscu- 
lam ejus.., Acclamat curia dicto. 

* Quasi comparem vel ut alterius orbis opostolicum et patriarcham jure vene- 
randum, Eadm., 20. 

* Viri propler justtiam necne fidelilalem B, Petri exulantis. Eadm., 51. 

* Moret, horlatus, inpperat, 


SAINT ANSELME, 181 


Télése , que gouvernait un ancien moine da Bec!. Il y habita 
un domaine appelé Schlavia, situé sur le sommet d’une monta- 
gene. Dés qu’il eut entrevu cette retraite, il s’écria ; Voici le liea 
de mou repos?. il y reprit aussitét ses anciennes habitudes 
monastiques et ses anciens travaux, et acheva un traité profond 
sur les motifs de P’Incarnation divine®. Mais les Normands, 
dont il avait été si longtemps le compatriote au Bec, ne le lais- 
serent pas longtemps tranquille. Le duc Roger, venant assiéger 
Capoue, le fit conjurer de venir le trouver, pour Yaider a tra- 
vailler au salut de son 4me. | 

It alla au-devant du prélat exilé avec tous ses chevaliers et 
Yembrassa tendrement; puis fit planter pour lui des tentes & 
Yécart du reste de Parmée, auprés d’une petite église, ow il 
venait chaque jour s'entretenir avec lui*. Le Pape Urbain 
Vint bientét rejoindre l’armée normande, et campa auprés 
d’Anselme. Tous ceux qui venaient rendre hommage & Urbain 
allaient en méme temps trouver Anselme; et ceux méme que 
lear humble condition tenait éloignés de Ja majesté pontificale 
se sentaient attirés par la douceur et Vhumilité de larche- 
véque 5. Les Sarrasins, qui servaient en grand nombre sous 
le comte Roger de Sicile, oncle du duc, n’échappaient pas 4 la 
séduction de ses vertus : quand il passait dans leur camp, ils 
lai baisaient les mains & genoux, ct appelaient les bénédictions 
den haut sursa téte. Guillaume, lein de céder aux injonctions 
du Pape , cherchait, par ses lettres et secs présents, & indispo- 
ser contre Anselme le Pape, et surtout le duc Roger. Ce- 
lui-ci n’en eut nul souci; il offrit, au contraire, au prélat la 
donation de tout ce qu’il possédait de mieux, tant en terres 
qu’en villes et chateaux, pour le déterminer a se fixer auprés 
de lui; mais Anselme ne révait que la paix de la solitude. Les 


4 Jean, abbé de San-Salvatore. Telesi est entre Bénévent et Capoue. 

2 Hee requies mea, hic habitabo. 

3 C'est le traité intitulé Cur Deus homo, qu'tl avait commencé en Angleterre. 

‘4 Cupiens... per eum his qua saluti sue adminiculari poterant informeri... 
Adhuc longe eramus: ecce dux ipse, copiosa militum multitudine septus, patri occur- 
reac in oseulo ruens... Dacem ipsum cum suis nobiscum singulis diebus in 
prompta habentes. Eadm., 54 et 24. 

5 Nec facile quivis declinaret ad Papam qui non diverteret ad Anselmum..,. 
Mira et que cunctos demuicebat pura cum simplicitate humilitas, Multi ergo quos 
timer probibebat ad Papam accedere festinabant ad Anselmum venire, amore 
ducti, qui nescit limere, 





182 SAINT ANSELME. 


derniéres nouvelles d’Angleterre, en lui apprenant les nov- 
velles impiétés et les atroces cruautés du roi, redoublérent son 
désir de renoncer 4 son siége et a ce pays, ol personne, ex- 
cepté quelques moines, ne voulait étre gagné par lui au 
Seigneur‘, ll en fit part au Pape. Urbain ne l’accueillit pas. 
«QO évéque! 5 pasteur! lui dit-il, tu n’as pas encore verse 
«ton sang, et tu veux déja abandonner la garde du troupeau 
« chrétien! Le Christ a éprouvé l'amour de saint Pierre pour lui 
« par la garde de ses brebis; et Anselme, ce saint Anselme, ce 
«grand Anselme, ne cherchant que le repus, ne craint pas d'ex- 
« poser les brebis du Christ a la dent des loups! Non-seulement 
« je ne te le permets pas, mais je te le défends, de la part de 
«Dicu et du bienheureux Pierre. Sila tyrannie du roi actuel 
« t'empéche de retourner dans ce pays, tu n’en es pas moins son 
« archevéque par le droit de la chrétienté, et revétu du pouvoir 
« de lier et de délier tant que tu vivras ct partout ob tu seras. Et 
« Moi, qui ne veux pas étre accusé de négliger tes injures, je te 
« convoque au concile que je veux tenir a Paris, devant le corps 
«de saint Nicolas, afin d’y entendre et d’y voir la justice que 
« j’ai résolu de faire du roi anglais et de ses pareils, qui se sont 
« soulevés contre la liberté de |’Eglise de Dieu?. » 

Ce concile s'assembla le 1° octobre 1098: cent quatre-vingt- 
cing évéques y assislérent en chape, sous la présidence du Pape, 
seul revétu de la chasuble et du pallium. Anselme, aqui le Pape 
n’avait pas songé en prenant séance, se placa, avec son bumi- 
lilé accoutumée, au hasard parmi les autres?. On commenca 


4 Quemodo nollus, exeeptis aliquibus monochis, com gratia fructificand! Deum 
audirei, Eadmer raconte plusieurs trails infames de Guillaume. M. Thierry en a 
reproduit un dans son Histoire de la conquéte des Normands, t. III, p. 336, ow 
it n’a d’ailleurs pas trouvé de place pour ua seul mot sur les épreuves d’Ansclme 
et de l’Eglise. 

20 episcopum! o pasiorem! nondum cadcs, nondum vulrera perpessas es, 
et jam, elc... Et Anselmus, Anselmus, inquam, ille sanctus, ille falis ao tanius vir, 
solummedo quiescere velens... Quod si propter tyrannidem priocipis, qui nwne ibi 
domineter... jure tacten christianitatis semper illius archiepiscopus esto... Ego quo- 
gue, ne de bis... videar non curare, eaque giadio sancti Petri nolle viadicare, niones... 
ut quod de ipso rege Anglice suisque ac sui similibus, qui contra liberlatem Ec- 
clesiz Dei se erexerunt, mediante xequilatis cepsura, me factarum disposui... per- 
Gipias, 

& Omnibus ergo suum locum ex antiquo vindicantibus, Anseclmus, humilitate summus, 
quo poterat, assedit. Exeiderat animo sumai Pontificis, ingrucnie temultu, ut ¢f lo- 
cum delegarct. Guill. Malmesb., De Gest. Pontif. , 1, 229. 


SAINT ANSELM. 183 


par discuter avec les évéques grecs la question de la procession 
du Saint-Esprit. Comme la dispute s’échauffait et que la ques- 
tion devenait de plus en plus confuse, le Pape, qui s’était déja 
servi de quelques arguments du traité qu’Anselme lui avait en- 
voyé sur I'Incarnation, fit faire silence et s’écria d’une voix re- 
lentissante: « Notre pére et notre maitre Anselme, archevéque 
«des Anglais, olles-tu? » Anselme se leva et dit: « Me voici! » 
Et le Pape reprit: « C’est maintenant qu'il nous faut ta science 
cet ton éloquence: viens et monte ici, viens défendre ta mére 
eet la nétre contre les Grecs; c’est Dieu qui t’'a envoyé a son 
«secours'. » Et, au milieu d’aun grand bouleversement de 
places et de I’étonnement du concile , oi tous demandaient qui 
il était et d’ow il venait, le Pape le fit asseoir aux pieds de son 
tréne, et fit connaftre a l’assemblée les vertus et les malheurs 
du docteur étranger?. Anselme traita ensuite la question d’une 
facon si claire et si victorieuse que les Grecs furent confondus, 
et l’'anathéme fut prononcé contre ceux qui repousseraient la 
vraie doctrine telle qu’il l’avait exposée. 

On en vint ensuite a laffaire du roi d’Angleterre. Anselme 
garda le silence; mais les accusateurs ne manquaient point. Aprés 
le récit des attentats horribles de Guillaume contre Dieu et les 
hommes‘, le Pape ajouta: « Voila la vie de ce tyran. En vain 
« avons-nous chercheé a le ramener par la persuasion ; la persécu~ 
«tion et l’exil de ce grand homme que vous voyez devant vous 
« montrent assez combien peu nous avons réussi. Mes fréres, que 
« décidez-vous? » Les évéques répondirent: « Si vous l’avez 
« averti trois fois sans qu’il vous ait obéi, il ne reste qa’a le frap- 
«per du glaive de saint Pierre, afin qu'il demeure sous le coup 
« del’'anathéme mérité jusqu’a ce qu’ilse corrige®.» Le Pape al- 
laitfalminer l’excommunication quand Anselme se leva, et, s’a~ 


$ Pater et magister Anselme, Anglorum archiepiscope, ubi es? Sedebat pater iu or~ 
dine ceterorum... et ego ad pedes ejus... Surrexit continuo et respondit : Domine pater, 
quid pracipis? Ecce me. Eadm., 58. Cf, Guill. Malm., |. c 

2 Videres quosque perstrepere, sedes mutare, locum sedendi vero parare... ceacilio 
stnpente ad hec et percunctante quis esset et unde, 

3 Anselme a écrit lui-méme toute cette discussion dans le trallé intitulé de Proves- 
sione Spiritus-Sancti, dont il envoya des copies dans divers pays & la demonde de ses 
amis. Cf, Hildeberti ep. Cenoman. Ep. 9, ed. Beaugendre, et Eadm., p. 53. 

* Proferuntur in medium scelera dictu horrenda; adjicitur contemptui humeno 
celestis injuria. Guill. Malmesb., |. ¢. 

® Ecce vita illius lyrannf... Restat at gladio sancti Petri sub enatheyaatis ict we 
eussus, quod meruit, sentiat, donec A sug pravitate discedat, Kedm, 


184 SAIN? ANSELNE. 


genouillant devant lui, le sapplia de ne pas encore prenoncer la 
vedoutable sentence. La victime demandait la grice du bour- 
reau. A la vue d’une telle charité, le concile reeonnut que la 
gloire véritable d’ Anselme était encore au-dessus de sa renom- 
mée!. 

Anselme retourna avec le Pape & Rome, oi arriva peu apres, 
comme envoyé du roi d’Angleterre, ce méme Guillaume qui 
avait fouillé les bagages du primat sur la plage de Doavres. I! 
annonce que son maitre refusait la restitution preserite par le 
Pape, parce qu'il croyait l’archevéque coupable d’étre sorti du 
ryoyaume matleré lu. Urbain se montra d’abord irrité de cette 
prétention inouye jusqu’alors, qui transformaiten crime le voyage 
dan primat a la mére Egiise?, et répondit a Fenvoyé que le 
roi serait irrévocablement excommunié dans le concile qui allait 
étre tenw & Rome, aprés Paques. Mais Guillaume réussit a fie- 
chir le Pape dans ses audiences secrétes, et en distribuaat force 
présents et promesses a divers personnages qui powvaient ser- 
vir la cause de son maitre. Le Pape lui accorda un nouveau 
délai jusqu’a la Saint-Michel de l’aanée prochaine. On était 
alors 4 Noél 1098. Anselme fut retenu a Rome, malgré lei, par 
Urbain, qui lui rendagit toujours les plus grands honneurs+. 
Tout le monde fe traitaitt comme ta seconde personne de |’E- 
etise , et piutdt en saint qu’en prélat® : les Anglais qui veaaient 
a Rome lui baisaient les pieds comme au Pape. Les impérialis- 
tes, qui formaient la majorité du peupte romain, voulurent ua 
jour l’enlever 4 main armée, comme il allait de Latran a Saint- 
Pierre; mais la seule puissance de son regard les arréta et. les 
réduisit a lui demander sa bénédiction °. 

Au.concile qui se tint dans l’église de Saint-Pierre , quinze 
 jonrs aprés Padques, 1099 , cent cinquante évéques renouvelé- 


4 Que res e} non medioerem apud eunclos videntes peperit gratiem, co quod osten- 
slone vere sanctitatis vicisset fame sue gloriam. Guill. Malm., |. ¢. 

2 Non papz! ait, quis unquam audivit taliaA.. Vere et sinc-omni ambiguitete dicere 
pessumus e¢ secule tale quid now esse auditum. Et pro tali responso mirabilis homo 
huc te fatigasti ? Eadm., 54. 

4 Munera quibus ea cordi esse animadvertebat dispertiendo et polliceado. 

* Ipse Papa {requegter ad Anselmum veniebat, sepe cum co seu agendo et curiam 
faciendo ei. 

6 Semper et ubique a Papa secundas erat... Quasi proprio namine sanctus yocaba- 
tur. Eadm., 24. . ° 

- © Gives uxbis, quoram ingens maititude propter fidelitatem imperatoris ipsi: Pepa 
erat infesta,,, viso yulta ejus, prejestis arms, elo, 


SAINT ANSELME. 186 


rent les décrets de Plaisance et de Clermont contro les simonia- 
ques et le mariage des prétres. Anselme était assis @ une place 
trés-distinguée, par l’ordre spécial du Pape. Comme Reinger, 
évéque de Lucques, proclamait les canons du concile d’une voix 
forte, pour dominer le tumulte de l’assemblée, il s’interrompit 
tout a coup, et, promenant sur ses confreéres un regard indi~ 
gné et douloureux', il s’écria : « Mais que faisons-nous donc? 
« Nous accablons de préceptes nos enfants dociles, et nous ne 
«faisons rien contre les crimes des tyrans. Tous les jours on 
¢vient se plaindre au Saint-Siége de leurs oppressions et de 
‘leurs pillages ; mais avec quel résultat? le monde le sait et en 
cgémit. Et voici un homme qui reste modeslement et silen- 
«cleusement assis parmi nous, mais dont le silence crie, dont 
«la patience et I’humilité moatent au tréne de Dieu et nous ac- 
«cusent. Voici déja la seconde année qu’il est venu demander 
‘justice au Saint-Siége, et qu’a-t-il obtenu? Si vous ne compre- 
«nez pas tous de qui je parle, sachez que c’est d’Anselme, ar- 
«chevéque d’Angieterre%. » Et, en parlant ainsi, il frappa trois 
fois le pavé de l’église de sa crosse , en serrant les lévres et les 
dents®. Le Pape, qui se rappelait que le délai accordé A Guil- 
laume avait encore six moisa courir, l’arréta en disant: « Assez, 
‘frare Reinger, assez: il y sera mis bon ordre4. — Il! le faut 
«bien, » reprit Reinger, «sans quoi la cause passera au tribunal 
de ce Juge qui est toujours juste >. » Anselme, qui n’avait pas 
dit un mot de ses malheurs a |l’évéque de Lucques, fut étonné 
de cette intervention , mais continua & se taire. 

A la fin du concile, le Pape, de l’avis unanime des prélatfs, ful- 
mina ’excommunication contre tous ceux gui donneraient ou 
recevraient linvestiture laique des biens ecclésiastiques, et en 
méme temps contre tous ceox qui feraient hommage aux laics 
pour les dignités de I’Eglise; « car, disait-il, il est abominable 


‘ Subité, admirantibus cunctis... unde suorum luminum acie in circumsedentes 
directa vulneratz mentis dolorem, etc., Eadm., p. 55. 

2Sed ve! quid faciemus.., Unus ecoeinter nos modesta taciturnitate quiescens 
Wiis residet, cujus silentium clamor magnus est, cujus humilitas, cfc... Sed vel 
quid hucusque subventionis invenit? EBedas., be.; Gf, Guill. Malmesb., |. -c. 

* Virgam... tertio pavimento illisit, indignationem... compressis exploso murmure 
labiis, et dentibus palam cunctis ostendens. 

‘ Sufficit, frater Reinger, suflicit... Procurabilur huic rei correctio. Eadm., 
Guill, Malm, 

* Et equidem expedit, nam aliter Eum qui justa judicat non lransibit. 





186 SAINT ANSELME. 


que des mains élevéesacet honneur supréme, et refusé aux anges 
mémes, de créer le Créateur et del’offrir a son Pére pour le 
salut du monde, soient réduits a l’ignominie de devenir les ser- 
vantes de ces mains qui, jour et nuit, sont souillées d’attouche- 
ments impurs, de rapines et de sang. » Toute l’assemblée s’é- 
ceria: « Ainsi soit-il!.» 

Le lendemain de la cléture de}’assemblée, Anselme, convaincu 
qu’il n’obtiendrait pas justice de sitét*, s’cn retourna a Lyon, 
auprés de son ami le cardinal Hugues, apréss’étre fait don- 
ner par le Pape pour supérieur le moine Eadmer, son compa- 
enon de voyage. Il se figuraitainsi étre retourné & l’ état d’obéis- 
sance monastique, et se montrait si minutieusement docile aux 
ordres de ce nouveau supérieur qu’il n’osait pas méme se re- 
tourner dans son lit sans sa permission®. On reconnait ainsi 
toujours en lui le moine, eton voit a quelle source il retrempait 
et son courage et son génie. 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


4 Execrabile videri manus quz in tantam eminentiam excreverint ut... Deum 
cuncta creantem creent... ut ancilla fent earum manuum que die ac nocte obsce- 
nis conlagiis inquinantur... His ab universis; Fiat, Fiat, acclamari audivimus, Eadm. 
Cf. Roger Hoved., ad 1099. 

2 Vane nos ibi consilium nibil auxilium opcriri intelleximus... nihil judicii vel 
subventionis, preterquam quod diximus, per Romanum presulem nacti. Eadm., 55. 
Guill. de Malmesbury accuse directement le Pape de s’étre laiseé gagner par les 
présents du roi; mais Eadmer, qui écrivait sur les licux mémes, et qui ne recalait 
devant aucune vérité, n’accuse que des individus de sa cour. Baronius et Moehler 
ont justifié viclorieusement Urbain contre ces reproches, 

3 Guill. Malmesb. De Gest. Pontif., I, 229. Anselme passa prés de deux ans & 
Lyon, traité par l’archevéque, non pas en hdte, sed sicut indigena et vere loci do~ 
minus. Jl y reprit ses travaux philosophiques et y écrivit ses deux traités de Conceplu 
virginali et De humana Redemptione. Eadm., 55 et 22. 


(La fin au numéro prochain.) 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


(TROISEME ARTICLE ‘.) 


VI. Les premiéres pages de ce travail ont été accueillies avec 
quelque faveur par les esprits graves et honnétes ; les sympa- 
thies ne nous ont pas manqué : beaucoup de personnes ont bien 
youlu nous dire qu’elles partageaient notre facon de penser; 
mais OR nous a jugé témeraire: nous avons rencontré, a cdétdé 
d'un amour réel pour la vérité, presque autant de désespoir 
de la faire pénétrer dans le grand nombre. Ceux qui nous ap- 
prouvent en secret nous condamneraient presque en public, 
tant la confiance est rare au succés de la justice. 

Je ne suis pas si pessimiste: pourvu que la vérité soit dite et 
souvent répétée (que ce soit nous ou d'autres qui la produi- 
sions), beaucoup seront ramenés ; jamais tous, la chose est cer- 
laine : il est des dispositions, des engagements qui résisteront 
toujours. Il importe donc de nous faire une juste idée de nos 
chances, et de distinguer entre ces clameurs, ces coléres, ces 
craintes, dont s’alimentent les intéréts hostiles @ la religion, 
celles qui doivent céder tét ou tard a l'autorité de la discussion 
decelles dont la passion demeurera inflexible. 

Passons donc d’abord en revue les nuances de l’opinion dans 
lesquelles il nous est permis d’espérer des conquétes. 

En premier lieu, il faut placer ceux qui se sont fait de fausses 
idées du Catholicisme d’aprés la manijére dont Phistoire est de- 
puis si longtemps racontée. Il y a parmi eux des personnes 
Pieuses, des chrétiens pratiquants. Ces déplorables héritiers de 


1 Volz les numéros du 45 mai e¢ da 45 juin, 





— vis Iw™ 


188 DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


l'inconséquence de nos péres, 4 cété de la confiance en Dieu, 
ont la terreur de I’Eglise. 

Quand un mala duré bien longtemps, on se prend 4 croire 
qu'il va disparaitre ; mais le mal ne vieillit point ainsi, et d’ail- 
leurs, si nous avons cru si fermement a sa fin, c’a été sans doute 
chez nous une pure erreur d’amour-propre. L’illusion était in- 
évitable : nous voyions peu a peu Ia glorification de!’Eglise et de 
ses jnstitutions gagner, a titre de pure impartialité, tous les es- 
prits préoccupés d’études historiques. Les générations nouvel- 
les accueillaient avec ardeur la réhabilitation du Catholicisme ; 
et cependant que reste-t-il aujourd hui de ces difficultés éclair- 
cies, de ces points fixés, de ces préjugés démentis? On ne 
saurait envisager sans effroi (et sans humilité) la promptitude 
avec laquelle beaucoup de ceux qui nous applaudissaient, peut- 
étre, sont rentrés dans la routine du mensonge et dans le lieu 
commun de la calomnie. . 

D’autres, qui ne se piquent pas autant de convictions histori- 
ques, craignent tout simplement de servir, sous prétexte de 
progrés religieux , Pambition temporelle de l’Eglise. Le moin- 
dre mal qu’on puisse dire du clergé, c’est qu'il est ambitieux. 
Vivant au milieu d’institutions qui font le plus ordinairement de 
Vambition un devoir, nous ne craignons pas de transformer 
ce vague reproche en un titre d’accusation formel contre les 
prétres. 

I] arriva derniérement & des personnes éclairées et morales, 
mais qui ne sont pas dans la voie religieuse , une chose qui me 
frappa: rassemblantles matériaux d’un ouvrage qui devait ser- 


_ Vir de Guide pour le choix d'un état , elles avaient demandé aux 


“hommes spéciaux des indications sur chacune des carrié¢res 


spéciales de la vie. L’article Prétre fut fourni par un jeune ec- 


” elésiastique qui le rédigea simplement, sans exagération, avee 


toute la mesure désirable. Il y fit voir ce que c'est que la car- 
ritre du sacerdoce; il peignit la vie si rude du séminaire, les 
longues éprenves, les combats, les angoisses cruelles, lasolennité 
du sacrifice, le trouble et la joie de la consécration. Il dat retra- 
cer aussi le sort qui attend le nouveau prétre apres un tel 
noviciat, tant de grossiers mépris qu’il faut dédaigner, un tel 
isolement de l’ame, tant de secrets dévouements dont la récom- 
pense n’est point de ce monde, un labeur incessant, un repos qui 
ne commence qu’a la tombe, Ceux pour qai ce morceau avait été 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 189 


écrit ea recurent une impression inattendue: ils n’avaient, pour 
ainsi dire, aucune idée du prétre, et tout a coup ils s’apercurent 
qu’au milieu de cette mollesse et de eette légéreté avec laqdelbe 
chacan traite l’accomplissement de ses obligations en les subor- 
donnant a l’intérét de la réputation et de la fortone, il était une 
profession dans laquelle on ne compose jamais avec le devoir. 

Cette faiblesse, quicous a tous atteints, nous empéche de démé- 
ler le principe des dévouements extraordinaires dont nous som- 
mes chaque jour témoins de la part des membres du clergé : qu’un 
iscendie éclate, qu’une fiévre contagieuse se développe, qu'un 
flenve rompe ses dignes et submerge les villes , le prétre est 
toujours la, le plus intrépide, donnant l’exemple & tous, et alors 
eoncert de bénédictions l’accompagne: les journaux enne- 
mis du partt-prétre enregistrent les témoignages de la reconnais- 
sancb publique, sans préjudice toutefois de la catomnie cou- 
rante, et sans que personne refléchisse que la foree qui se 
révéle dans ces occasions insolites est la conséquence d'une 
discipline de lame sévérement maintenue pendant tout le cours 
de la vie. 

Prenez donc une de ces laches natures qui, pendant de 
loogges années, ne se sont préoccupées que de l’amusement 
de chaque soir, et transportez-les en face de I’échafaud qui 
« dressait, il y a quelques jours, sur la place d’une de nos 

villus. La foule, impatiente, attend le condamné: il arrive. A 
eéé de ce malheureux livré aux affres de la mort, parait un 
jeune prétre, affectueux, suppliant, prodiguant les paroles de 
lacharité. Qu’importe? c’est son métier, c’est chose de tous les 
jours. 11 va voir tomber cette téte qu'il embrassait tout a l'heure, 
i lui faudra unir le calme des bourreaux avec le coeur du chré- 
lea: eh! que nous importe ? Ne reooit-il pas un-salaire pour 
cette tache ! 

Mais voici de l'imprévu: la hideuse machine fonctionne mal; 
la hache est tombcée sur le supplicié, elle a entamé les verté- 
bres, et Ja téte n'est point détachée, et celui que l’éternité de- 
Vrait déja avoir saisi se redresse plein de vie en hurlant contre 
les hommes et en appelant le serviteur de Dieu. A ce spectacle 
répouvante et la stupeur ont tout eavabi: la foule répond aux 
cris du patient par des cris plus terribles encore : les bourreaux 
restent immobiles ; un seul homme ne s'est poiat troublé: c'est 
le prétre: voyez-le revenir le crucifix & la main et soutenant 


TO DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES, 


le courage de la victime par le spectacle du supplice d'un 
Dieu ; voyez-le se pencher avec amour sur cette téte & demi dé- 
tachée et méler ses larmes avec le sang qui dégorge de la plaie 
et inonde ses vétements. Ainsi quand le soldat perca le flanc du 
Sauveur expiré, on vit aussitét en déconler de l'eau et du sang: 
et continuo exivit sanguts et aqua. 

A de telles vies, a un devoir ainsi accompli, pour ainsi dire, a 
toutes les hauteurs, je le demande a tout esprit judicieux, al- 
Jez donc offrir 'attrait d’une vulgaire ambition! car je ne pense 
pas qu'on veuille employer cette expression dans un sens de 
blime, en Pappliquant ace sentiment qui, tout en nous laissant 

‘Ja défiance de nos forces, nous pousse néanmoins a désirer d’é- 
‘tre placé Ja ow l’emploi de nos facultés peut étre légitime et sa- 
‘Intaire. Je n’ai pas besoin, je pense, de faire l’'apologie ‘d'une 
ambition qui nest: qu'ane forme du courage. Un autre Pa fait 
avant moi, avec une hauteur de raison devant laquelie les in- 
sinuations d’une envie subalterne sont restées muettes. 

Au reste, pour en revenir a des sentiments plus équitables 
envers le clergé, pour comprendre que dans les exemples méme 
de faiblesse qu'on peut toujours citer quand il s’agit des hom- 
mes, cette considération supréme du devoir explique Pambi- 
tion quand elle ne suffit pas a la justifier, il faut avoir contracté 
soi-méme l’habitude de l’accomplissement du devoir. 

Tout le monde sait qu'il n’y a rien qui s’établisse plus aisé- 
ment que la sympathie du prétre et du soldat. 


VII. Le reproche que je viens de réfuter estde tousles temps et 

de tous les lieux: la haine de la religion le reproduira sans cesse; 
Virréflexion le répétera toujours. Il en est un autre plus spé~ 
‘cial, plus temporaire, sar lequel on insiste avec plus de force, 
parce qu’on compte davantage sur l’effet qu’il devra praduire. 
On affecte donc de confondre l’action du Catholicisme avec les 
manceuvres politiques: toute réclamation faite en faveur dé 
‘Ja liberté religieuse est présentée comme une baliste dirigée 
par le parti de la légitimité contre ses adversaires. 

Le calcul cst habile, nous devons en convenir, ef nous ne 
pouvons dissimuler qu’il n’ait jusqu’a présent produit un effet 
considérable. On saitla majorité du pays engagée dans une voie 
contraire aux convictions légitimistes; on n’ignore pas qu’outre 
pn désir jaloux de maintenir les grandes améliorations accom- 


DRS ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. i9{ 


plies depuis la Révolution dans notre régime civil, il existe des 
passions d’autant plus vivaces et ardentes qu’elles sont tradi- 
tioncelles. D’un autre cété, le clergé a fait, au retour de Ja 
branche ataée et pendant tout le cours de la Restauration, une 
adhésion formelie, sans réserve et presque sans exception, au 
principe de la légitimité. En représentant le clergé comme con- 
tinuant d’étre subordonné a Vopinion politique qu'il professait 
unanimement fl y a si peu d’années, on s’apercoit que c’est tou- 
cher une corde sensible, et l’on ne se fait pas faute d'interpré- 
ter en ce sens les moindres témoignages de regret et de respect 
et jusqa’aux signes les plus fugitife de mécontentement et de 
ebagrin. 

ll est certain que ceux qui recueillent ces nuages, pour t&- 
ther d’en composer des tempétes, ne se soucieraient guére 
de voir le clergé devenir entidrement étranger & l’opinion lé- . 
silimiste. C’est chose si précieuse qu'un argument tout fait, 
we plume toute taillée! 

Pourquoi donc n’a-t-on pas rappelé que, précédemment, le 
cergé avait fait au gouvernement impérial une adhésion aussi 
formelle qu'il la fit ensuite a fa Restauration? Pourquoi, & me- 
swreque le clergé s'est montré disposé a mettre en pratique le 
préeepte de l’Evangile, en acceptant sans réserve le gouverne- 
mentde fait dans le domaine temporel, s’est-on étudié a pré- 
enter sa soumission et ses offres de concours comme autant 
favances ambitieuses? 7 

On aurait voula peut-étre que le clergé montr&t plus de ré- 
solution et d’ardeur: on lui reproche sans doute de n’avoir 
pas adopté d’enthousiasme et soutenu contre la légitimité 
les principes de ja révolution de 1763. Ii edt fallu que le 
clergé se montrét non-seulement plus vertueux que toutes les 
intres classes de la société, mais encore plus pénétrant dans ses 
prévisions. Le torrent débordé couvrait encore les campagnes, 
tonlant avec lai les arbres, Jes maisons et les cadavres ; tous les 
eprits étaient sous l’impression de la terreur et du désespoir : 
_ leclergé seul aurait dd annoncer que le torrent laisserait aprés 
luile dépét d’ane vase féconde! Je ne vais pas, en définitive, 
que le elergé ait été plus troublé et moins prévoyant a l’égard 
de la Révoletion que les autres classes, la bourgeoisie com- 
Prise, frappées comme lui, mais avec moins d’acharnement et de 
hing. Pour étre juste, il aurait falla lui tenir compte de l'exem- 





4 


” 


192 DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


ple d’oubli et de conciliation qu'il donna , dés que l’accés de la 
patrie lui fut rouvert. . 

Plus tard, il avait vu indignement décues les espérances que 
lui avait données le gouvernement impérial : le poids du des- 
potisme Il’avait poursuivi dans ce que notre nature a de plus 
sensible, le domaine de la conscience ; il avait souffert d’horri- 
bles angoisses dans la personne du Souverain Pontife : le joug 
venait de se briser manifestement sous la main de Dieu ; la paix, 
qui est le régne de l’Evangile, reparaissait a la face da monde; 
on voyait revenir de l’exil des princes consacrés par le majheur, 
les mots d’union et d’oubli étaient avidement recueillis sur leurs 
lévres; les vertus de la religion’ distinguaient la plupart de ces 
princes. Si le clergé vit la Restauration avec enthousiasme, si 
un cri de bénédiction et de délivrance s’éleva de tous les tem- 
ples catholiques, qui oserait dire que le clergé fut coupable? 
qui oserait méme, Ia main appuyée sur la conscience, accuser 
d’erreur en cette conjoncture? qui pourrait nier que la Restau- 
ration n’ait fait alors le salut de notre pays? 

Et d’ailleurs, admettons qu’il y ait eu dans cette adhesion 
quelque chose d’exagéré , d’imprévoyant, je vais plus loin, de 
coupable; le clergé était-il alors isolé dans sa conviction? Don- 
nait-il le branle ou suivait-il Pimpulsion commune? On agra 
beau pousser jusqu’a l’extrémité du mensonge le rhabillage 
posthume du despotisme militaire, on n’effacera pas la trace des 
événements, on n’empéchera pas qu’on ne se souvienne que 
l effet de l’esclavage avait été tel qu'une nation comme Ia nation 
francaise se crut délivrée parce qu'elle était vaincue. 

Observez néanmoins l’art perfide avec lequel on continue de 
présenter ces événements. Les étrangers avaient ramené, dit- 
on, la branche ainée : la branche ainée a son tour rouvrit les 
portes de la France aux ordres proscrits par les lois. Si les 
choses se sont ainsi passées (ce dont je doute fort), il faut re- 
connaitre dans les ordres religieux, et particuligrement dans 
celui des Jésuites, un remarquable oubli des injures. Ce n’était 
pas la Révolation qui les avait frappés. 

J’admets encore que, pendant la durée de la Restauration, 
le clergé ait lié trop étroitement sa cause éternelle avec la cause 
d'une dynastie passagére, quoique la plus ancienne du monde; 
mais, je le demande alors, quelle marche suivit-on pour le ti- 
rer de son erreur? Que fit, pour le ramener a Ja cause de la Ré- 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSRS. 193 


volation, opposition contraire a la branche atnée? S’efforca-t- 
elle d’offrir au sacerdoce une place distincte et a labri des 
commotions politiques? Loin de la, elle renouvela contre Ini 
les préventions révolutionnaires : on rapporta & l’influence 
relisieuse toutes les résolutions de la politique; on aurait dit, 
tant on prétait au clergé d’intrigues et d’influences, que les 
fonctions da ministére étaient suspendues ou qu’elles n’étaient 
exercées que dans un but de parti. On sait a quelles propor- 
tions se réduisent aujourd’hui ces imputations giganlesques; ct 
nous n'ignoroas plus de quelles étranges chiméres ona nourri, 
sous Ja Restauration , les esprits les plus généreux. 

Cependant une nouvelle révolution éclate, et, dés le lendc- _ 
main, le clergé , supérieur aux partis qui l’avaient si vivement 
combattu, se place de lui-méme dans cette neutralité élevée qui 
est sa vraie position. Si l’acte fut net, et s'il embarrassa, par sa © 
netteté méme, ceux quis’y attendaient le moins, ilfaut convenir 
aussi qu'il excita une sympathie presque universelle. A ce mo- 
ment, la nation se montra plus intelligente et plus généreuse 
quan grand nombre de ceux qui prétendaient la conduire. 

La résolution si admirablement mesurée du clergé francais 
entraina bientdt les opinions d’une notable partie de ses pins 
jeunes membres dans une erreur qui n’avait rien de commun 
avec les opinions légilimistes. Quand les mots sacrés de liberté 
et d’égalité sont proclamés avec emphase, quand on appelie 
fhomanité a son affranchissement, il est bien difficile au 
Catholicisme d’oublier qu’il a été dans le monde le promoteur de 
révalité, et auteur de ce que l'homme a pu goiter de liberté 
veritable. Une voix éloquente, mais dangereuse, enflammait tous 
ces jeunes courages; on confondit un moment les convictions 
libérales avec les passions subversives, et |’étendard des opi- 
tions révolutioonaires les plus avancées fut arboré par des mem- 
bres de I’Eglise de France. A ce spectacle, l’expérience du 
Vieux clergé réclama, et la voix de Rome, si paternelle ect si 
sensée, mit un terme a ]’empire de l'erreur. L’ Eglise de France 
reconnut tout entiére que son ministére est de paix et de sou- 
mission, et le fruit de la généreuse illusion qui avait un instant 
ravi tapt d’Ames pures et dévouées fut de rompre le lien trop 
Ctroit de la politique et de la religion, qui avait été le résultat 
fone autre erreur bien plus longue et bien plus fatale au clergé 
francais. 

Vil. 9 


194 DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


Si PEglise de France avait alors pu se réunir en synode, on 
n’en serait pas venu ensi peu de temps a un résultat plus satis- 
faisant et plus complet. Dés lors on entendita peine parler d'une 
différence entre le vieux et le jeune clergé : on ne vit jamais 
plus d’unian, de déférence mutuelle, de modération pratique, 
un sentiment plus réel de Ja dignité indépendante du sacer- 
doce. Comment ecst-il possible qu’on méconnaisse un tel pro- 
grés? Qu’est-ce qui porte a renouveler des accusations suran- 
nécs, et ne saurgit-on tenir compte d’une révolution si évidente 
ct si profonde? 

Malgré tout, cepeodant, les circonstances récentes ont con- 
firmé le clergé dans cette voie salutaire.: il sait qu'il ne peut 
compter que sur les sympathies purement catholiques; ona eu 
soin de le lui rappeler. La discussion relative aux ordonnances 

/, de 1828 a exhumé des fails d’une nature douloureuse, et qui 
, donnent la preuve que la liberté rcligicuse retrouverait en- 
7 core, dans tous les gouvernements, sous toutes les dynasties, 
” ses adversaires naturels. La conviction de son isolement servira 
<=> “efficacement la religion. Sa cause, de plus en plus séparée des 
contingences politiques, éclatera dans sa justice et sa nécessité 
aux yeux des gens do bien de toutes les opinions transitoires 

qui nous diviscat. 

La politique n'est pas seulement conthngente selon les temps, 
elle Pest aussi selon les personnes. Qui oserait assigner une 
régle uniforme au devoir politique? Ne dépend-il pas toujours 
de notre position, de notre influence, de nos liens particuliers, 
de nos engagements ou méme de nolre reconnaissance? Si la 
guerre civile éclate, si des concitoycns ensanglantent le méme 
champ de bataille, le prétre, avant d’y porter son ministére, 
hésitera-t-il entre les deux cétés, et la nature de ses opinions 
parliculiéres servira-t-elle & fixer son choix? On prétend que 
Yimpartialité politique a fait des progrés; mais alors d’ow vient 
qu’on méconnait a plaisir la plus haute des impartialités, l'um- 
partialité religieuse? 

VIII. Cependant d’autres se plairont 4 nourrir leurs craintes 
par des arguments empruntés a un tout autre ordre d’idées: 
ils auront lu que la religion en veut 41a raison humaine, qu’elle 
tient & Vobscurcir et a limiter ses progrés. Oo me dira peut- 

- étre yu'une pareille crainte ne peut étre l'afluire que d'un bien 
pelit nombre de personues ; Ja raison, dans le cercle oii Ia 





DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 195 


retiennent ordinairement les intéréts vulgaires, n’est pas, 
que je sache, exposée a rencontrer Ja religion sur sa route: 
ce sont d’autres régions que cette derniére habite. Cependant 
cest parmi ceux qui compromettent Je moins leur raison dans 
les stériles domaincs de la philosophie et de la science qu’on 
trouve d’ordinaire la préoccupation la plus vive de ces préten- 
dues entraves que la religion impose a la raison; mais Pincon~ 
séquence n’est qu’apparente. On ne prend un intérét si vif au 
progrés que parce qu’on s attend a voir briser les derniéres en- 
traves de ja discipline religiease; on se figure que la philoso- 
phie et la science ont déja donné un démenti formel a la reli- 
sion; On croit du moins que cette heurcuse impossibilité de 
croire finira par étre conquise, et qu’avec la derniére espé- 
rance du coeur disparaitra la derniére sanction des vérités im- 
portanes de la conscience. 

Ceci explique pourquoi il y a tant de gens intéressés 4 ce que 
la religion n’arréte pas le progrés. 

Si cependant il se trouvait quelques esprits généreux et éclai- 
rés qui se fussent rendu un compte inexact des rapports de la 
religion chrétienne avec notre raison ; si, par malheur, une phi- 
losophie, qu’on n’a pas assez combattue, avait, en exagérant 
les sacrifices que la raison est obligée de faire a Pautorité reli- 
gieuse, continué de fournir des armes & ceux qui accusent le 
Christianisme de rompre en visiére aux vérités d’expérience, il 
he me serait peut-¢tre pas impossible (mais ce n’en est point ici 
la place ) de dissiper toute erreur et toute équivoque sur ce 
grave sujet. Il faudrait faire voir comment les limites imposées 
par la religion 4 l’esprit d’examen portent précisément sur les 
points ou toute solution , par les seules voies de la raison, est 
refusée a l’"homme. 

Qu’il nous suffise cependant d’une observation purement his- 
torique. Quand on considére la stérilité des efforts tentés par 
les antiques religions, renouvelés par les écoles philosophiques 
de la Gréce, pour résoudre le double mystére du monde et 
de Yhomme, on se sent pris d’une douloureuse pitié pour 
lant de spéculations sublimes et impuissantes. Les espaces 
sans fin oi s’égarait ainsi la pensée n’avaient que deux issues, 
également funestes : un mysticisme immoral ou un scepticisme 
ignorant. Quelques-uns se lasstrent de ce regard toujours di~ 
rigé vers Jes cieux ; ils crurent rendre service a l’esprit humain 











196 DES ASSOCIATIONS RBELIGIEUSES. 


en restreignant son activité aux choses de la terre ; alors, au 
milieu d’un développement matériel qui ne manquait ni d’acti- 
vité ni de puissance, on vit tarir peu a peu la source des grandes 
pensées : au moment ou le Christianisme paraissait dans le 
monde, la société allait périr sous l’empire du matérialisme. 

La loi de la révélation, en rapprochant le ciel et la terre, a mis 
un terme & ces audaces stériles de la pensée , comme & la cor- 
ruption qu’avait fait naitre la concentration exclusive de |’es- 
prit humain dans les spéculations de Vintérét matériel. La théo- 
logie , science sublime, mais soumise, a conservé a l’esprit 
humain! énergie de son aspiration vers linfini, tout en la tempe- 
rant par la loi des ceuvres et celle de Phumilité. L’ esprit hu- 
main, ainsi dirigé et contenu , a pu dés lors donner toute la force 
nécessaire aux applications matérielles et terrestres , sans rien 
perdre de son élévation et de sa charité : c’est la le secret de la 
supériorité de la civilisation moderne sur celles qui Pavaient 
précédée. 

Il est vrai que le Christianisme n’a pa amener , dés l’abord, 
un aussi grand résultat : tout développement était impos- 
sible, tant que le terrain de la société nouvelle n’était pas 
définitivement arrété. Les lnttes prolongées pour la fixation du 
*dogme , longtemps présentées comme ua abaissement puéril de 
Yintelligence , ont eu leur importance et lear fécondité. Aprés 
cette premiére tache, il a fallu jeter dans l’ordre politique les 
fondements d’une société durable; quand enfin le Christianisme 
eut arrété les cadres et les divisions de PEurope moderne, ce 
fut le temps de la science, de ses recherches infinies ct de ses 
innombrables applications. C’est ainsi que le Christianisme 
achevait la conquéte du monde. 

Maintenant Phomme est & l’ceuvre pour parfaive sa tiche; 
mais qu’il n’oublie point a quelles conditions il l’accomplit : s'il 
s‘égarait loin de la voie qui |’a conduit a ses conquétes, il re- 
tomberait ou dans les subtilités stériles, ou dans les abaisse- 
ments immoraux. . 

Qu’on se rassure donc; par la raison que la société se lais- 
sera diriger par le Christianisme, on n’en découvrira pas one 
étoile de moins, et les conquétes de Pindustrie ne cesseront 
pas de s ‘aprandir. L’Eglise ne peut étre l'ennemie d’aucune 
science; car, |’Eglise, c’est la science dans l’ordre intellectuel 
et dans ordre moral. Pour faire croire que )’Eglise en veut au 


o 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 197 


progrés de la science, on en eat réduit & reasasser de vieillea 
calomnies. , 

Veut-on que je rétablisse encore une fois la vérité sur le pro- 
eds de Galilée (car, quelque bonne volonté qu’on y mette, on 
ne trouve pas & alléguer autre chase)? Cela n’empéchera pas 
que demain on ne vienne encore une fois, avec ce nom illustre, 
obscureir la vérité et ameuter les passions. En vérité, c'est la 
toile de Pénélope. 

IX. Enfin ce sont des craintes réelles, et des craintea dignes 
dune sérieuse considération, que celles qu’éprouvent tant 
dhommes qui pensent que, si l’Eglise reconstituait son em- 
pire, si la société se trouvait encore une fois enveloppée dang 
le réseau des ordres religieux, ils seraient troublés dans la li- 
berté de leurs consciences; qu’on viendrait non-seulement gé- 
ner leuss actions privées, mais encore scrater leurs pensées leg 
plus intimes. Chose incroyable 4 dire! le Catholicisme ne se 
présente 4 beaucoup d’esprits que sous les formes de D’inqui- 
sition. 

Jai déja trop eédé a Pattrait, si naturel chez moi, des con- 
sidérations historiques, pour que ce mot d’ingutsition, qui 
vient de se glisser sous ma plume, m’entraine de nouvean sur 
le terrain du passé. Tout a été dit sur Viaguisition , et surtout 
sur Pinguisition espagnole, et tout est encore & dire. Pour 
épargaer | application au présent et a Yavenir des sombres cou- 
lears du passé, ik suffit de repousser désormais, comme je |’aj 
fait dans ce travail, toute solidarité entre la politique et la re- 
ligion. 

Quant aa présent, les réclamations de la conscience, inquié- 
lée, a ce qu’on croit, dans la possession de sa liberté, ne 
partent pas toutes des mémes sories de personnes : la réponse 
qae l'on doit aux unes ne ressemble pas a celle que réclament 
les autres; il faut distinguer les craintes des incrédules de celles 
que peuvent éprouver les membres des communions chré- 
tiennes séparées da Catholicisme. 

Nous rencontrons tous les jours des hommes qui, doués des 
qualités les plus hautes et les plus attachantes, n’en gémissent 
pas moins sous le poids d'un héritage funeste; il y a eu deg 
Peres qui n’ont pas voulu que leurs fils fussent chrétiens : l’im- 
piété chez cenx-ci est une piété filiale. Le plus grand nombre, 
élevé avec indifférence , ou trompant les vooux de la famille, a 


\ 


‘ 


—_— 











—amyilvdas 


198 DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


bu dans la grande coupe du XVIIIe siecle; ces hommes ont 
embrassé le néant; ils y tiennent comme a un trésor. Quel que 
soit leffet de ce commerce, que sous les dehors d'une fausse 
sérénité on cache un abime de désespoir, ou qu’on se sente 
vraiment heureax de n’étre que matiére , parce qu’enfin la ma- 
lidre ne saurait étre responsable, les veux de |’Eglise ne pré- 
vaudront pas contre an état des esprits qui a ses racines dans 
le temps et dans les révolutions. 

Autrefois ces phénoménes déplorables surgissaient d’eux- 
mémes, et par la seule force du mal, dans le sein de la société 
chrétienne : quel est le siécle qui n’en a pas donné l’exemple? 
Maintenant ces miséres morales forment un corps distinct : elles 
s’encouragent , se fortifient mutuellement; le principe qui les 
protege est anos yeux immuable et saceé, parce qu'il est le 
méme que celui qui garantit 'indépendance de l'Eglise. Ceux 
qui sont heureux ou fiers du mal. qui les dévore ne seront donc 
pas troublés dans sa possession ; il faut seulement qu’ils recon- 
naissent une autre sorte de bonheur que celui dont ils jouis- 
sent; il faut surtout qu’ils renoncent a l’espoir (qui paraissait 
si proche il y a vingt ans) d’entrainer tous les hommes dans leur 
abime. 

Restent les dissidents chrétiens , legs douloureux des temps 
ou PEglise fut esclave. La question qu’ils soulévent, la nature 
des rapports que les catholiques doivent entretenir avec eux, 
Valliance qu'il est bon de leur offrir sur le terrain de la liberté 
religieuse , ce sont la de graves problémes que je crois avoir 
sérieusement étadiés , et sur lesquels je demande la permission 
de m’exprimer avec une entiére franchise ; je souhaite vivement 
de ne tomber dans aucune erreur; mais quand bien méme je 
me ferais illusion 4 un certain degré, il est bien ‘entendu que 
e’est ici seulement l’opinion individuelle d’un catholique qui 
se soumet d’avance au jugement de son Eglise. 

Parmi toutes les manceuvres au moyen desquelles on s’est 
efforcé de mettre le Catholicisme en suspicion , on n’a pas man- 
qué d’émouvoir les craintes des protestants, et cette tactique 
n’a pas été sans succes. A force de répéter que les catholiques 
ne pouvaient que mentir en réclamant la liberté, et qu’au fond 
ils ne désiraient que |’empire avec le renouvellement des per- 
sécutions, on est parvenu 4 émouvoir quelques personnes, et des 
protestants , qu'une nécessité de situation n’obligeait pas de se 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 199 


produire, sont intervenus, contre ja liberté des catholiques , 
dans un débat & l’occasion duquel la récusation était pour eux 
uo devoir. 

Nous n’avons pas & examiner ici ce qu’une telle conduite peut 
avoir de conséquent et de généreux; nous ne sommes pas char- 
gés de démontrer aux protestants en quoi Paggravation des 
conditions générales auxquelles s’exerce la liberté religieuse 
peut avoir pour eux-mémes d’inconvénients et de dangers ; mais 
partout, dans le nord de l’Europe, les catholiques sont en con- 
tact avec les protestants : en Irlande, catholiques et dissenters 
gémissent sous le poids d’une oppression commune; ailleurs le 
Catholicisme est & peine toléré ou tout a fait proscrit par les 
bis; e’est servir nos fréres de Suede, d’Ecosse ou de Norwége, 
que de montrer & la minorité protestante de notre pays com-: 
ment nous entendons la liberté de conscience. La question est 
donc aussi générale que possible : elle intéresse l’existence 
presque tout entiére du Catholicisme. 

Si les ménagements que je propose, le respect que je juge 
nécessaire envers la foi des autres, devaient réduire notre Ca- 
tholicisme & une simple préférence pour la communion dans 
laquelle nous sommes nés, je comprends d’avance tout le dan- 
ser que présenterait une telle disposition 4 lindifférence; mais 
je connais ce danger et je m’en éloigne : je sais qu'il faut @ notre 
bi quelque chose d’arrété et d’absolu. 

Dans le XVII° siécle, la voix la plus éloquente des temps 
modernes reprochait aux églises réformées leurs variations et 
leurs schismes infinis; aujourd’hui ce serait une tache admi- 
rable pour un autre Bossuet que de présenter le tableau des at- — 
teintes successives que le dogme de la Rédemption a recues de 
la part des théologiens protestants. A voir avec quelle promp-~ 
litude le rationalisme a dévoré dans certains pays toute foi im- 
plicite & ’Evangile, on se prend a douter fortement que les élé- 
ments constitutifs du Christianisme eussent aussi longtemps 
résisté en dehors de l’Eglise romaine, sila préservation dans 
cette Eglise du dogme et de la foi n’et prémuni le protestan- 
tisme lui-méme contre une chute trop rapide. Il a fallu du 
temps pour en venir au point d’associer, comme on le fait en 
Allemagne, Ja conservation du titre de chrétien & la néga- 
tion méme du Christianisme, et cette audace ne s’est produite 
qu’aprés l’affaiblissement momentané de la croyance catholique 


900 “DEB ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


en France, c’est-a-dire dans le pays qui depuis la Réforme 
avait soutenu, avec le plus de talent et d’éclat, la cause tradi- 
tionnelle de l’Eglise. 

__ Une opinion trés-répandue, méme parmi les catholiques, at- 
‘tribue a l’influence indirecte du protestantisme l’heureuse ré- 
forme disciplinaire qui s'est opérée dans le sein de notre Eglise 

—=—~“au XVIE siécle, et s'est consolidée principalement chez nous 

dans le XVII’. Je suis loin d’admettre cette opinion, quelque 

spécieuse qu'elle paraisse au premier abord. L’Eglise catho- 

lique n’avait nul besoin de Luther pour penser & la réforme des 

abus; il y avait plusieurs siécles que les voix les plus éloquentes 

la réclamaient avec ume infatigable énergie, et, si l’accomplis- 

sement de cette tache se traina péniblement de délais en délais 
jusqu’au pontificat de Pie IV, la faute en fut certainement 8 la 
mauvaise volonté des princes, qui profitaient de la subversion 
de la discipline et retenaient I’Eglise en esclavage. 

Quelle analogie d’ailleurs peut-on établir, quand on pénétre 
au fond des choses, entre une réforme qui rend en méme temps 
la force au dogme et a la discipline, et des révolutions qui 
n’arrivent a la diseipline qu’en passant sur les ruines du 
dogme? 

On dira sans doute que la réforme, telle que l’entendaient les 
catholiques, n’a pu faire bréche au milieu des abus qu’a la fa- 
veur de l’émotion causée par les gigantesques progres du pro- 
testantisme. Tant que le corps de l|’Eglise parut intact, quoique 
ruiné dans ses fondements, les intéréts liés & la conservation 
des abus furent les plus forts; mais il fallut bien se résoudre 
a rebatir les murs , alors qu'une grande partie en fut tombéc. 
Dans ce sens le protestantisme aurait servi & la réforme de 
notre Eglise, indirectement sans doute, mais encore d’une ma- 
niére efficace. . 

Et cependant je ne crois pas ce dernier point de vue plus 
exact que l’autre. Le vrai Pontife de la réforme, c’est Jules II. 

==" avait tout prévu, tout préparé, tout ordonné avant ce: pré- 

tendu avertissement de Luther. Jules II, il est vrai, rencontra 

- “autour de lui mille obstacles; il était vicux, malade. Les abus 
refusaient de s’ébranier, parce quils altendaient sa mort; mais 
ce nest se wontrer ni juste ni intelligent en histoire que de 
compter un fait seulement a dater de l’accomplissement de ses 
dernicres conséquences. Le réforme du Pontife devait étre la 


= 7 


— 
—— 


avy 





DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES. 201 


base de celle de l’Egtise tout entiére, et Jales II l’avait accom- 
plie dans sa personne. 

C’est la un des cétés de la question. Je pourrais produire bien 
dautres considérations & Yappui de ce que j’avance. I suffit, 
pour le moment, qu’on sache que le degré d’intérét que je 
prends, non au protestantisme, mais aux protestants, ne tient 
auconement & un sentiment de reconnaissance motivé sur ce 
que la Réforme aurait rendu au Catholicisme quelque service 
essentiel. 

Une telle conviction ne m’empéche pas d’étre frappé pour- 
tant de ce qu'il y a eu d’irrésistible en certains pays dans le 
mouvement du protestantisme. Ow l’explosion de la réforme 
allemande a-t-elle eu lieu? Dans la contrée oi le partage de 
Yimmense dépouille de Henri-le-Lion, au XII® siécle, entre les 
principaux évéques, fit que des peuples a peine convertis au 
Christianisme n’entrevirent Vautorité de ’Evangile qu’a tra- 
vers les intéréts, les passions, les habitudes de la féodalité. 
Cest ce qui fait que Luther et Mélanchthon crurent avoir dé- 
envert l’Evangile. En France, ce fut la soif de Ja parole divine 
etdu bon exemple dont le peuple avait été depuis longtemps 
frustré dans certains diocéses qui donna des ailes de flamme aux 
prédications de Calvin et de ses disciples. Un jeune écrivaiu 
catholique, M. Germain, l’a démontré avec évidence pour l’ E~ 
glise de Nimes, dont il a écrit histoire avec un talent et une 
conviction auxquels je suis heureux de rendre encore une fois 
hommage. Ce n’était point assez que le pouvoir civil efit con- 
tinué Pabus des commendes au mépris des intéréts sacrés de la 
religion; il fallut encore que limprévoyante faveur des Valois 
livrat les évéchés et les abbayes & une nuée d’Italiens corrom- 
pus, et qui d’ailleurs, n’ayant avec leur troupeau aucune sym- 
pathie ni de langue, ni de race, ni de souvenirs, n’envisageaient 
leurs opulents bénéfices que comme les moyens d’une existence 
épicurienne. Les exemples corrupteurs ne furent que trop 
prompts a porter leurs fruits, et les réformateurs profitérent 
du troable des consciences bouleversées par le scandale. 

Si, au premier avertissement du mal, le pouvoir civil eat 
compris sa faute, il y aarait eu plus de chances de salut. Loin de 
la, ce pogvoir ne sut opposer que des mesures atroces & des er- 
rears dont la responsabilité retombait priacipalement sur lui. 
Des princes, qai dans leurs meeurs poussaient jasqu’aux der- - 


202 DES ASGOCIATIONS RELIGIELSES. 


niéres limites le mépris de la conscience publique, dresstrent 
des bichers a des malheureux auxquels !’Eglise, si elle ett été 
libre, aurait envoyé des missionnaires. Oo vit Francois I* re- 
xX paitre ses regards du supplice des hérétiques, en compagnie 
des complices et des victimes de ses désordres. Quand une 
lépre vengeresse eut achevé de ronger ce royal corrupteur 
abandonné dans une tour du chiteau de Rambouillet, il se 
trouva sur le tréne un homme qui ne crut avoir rien de mieux 
a faire que de marcher sur les traces paternelles. I! est triste 
XX de voir lhéritier des rois trés-chrétiens en face d’un protes- 
tant tel que le conseiller Anne Dubourg. Les reproches que ce 
magistrat adresse & l’adultére couronué retentissent doulou- 
reusement dans notre 4me, et quand ensuite la punition du 
courage s'est confondue avec la répression de l’hérésie, I’érup- 
tion de la guerre civile nous est presque un soulagement. 
Quoi qu'il arrive, rien ne peut étre aussi mauvais que ce qu'on 
a vu, et l’on se sent porté & provoquer la dangereuse épreuve 

de l’excés du mal, comme pouvant ramener le bien. 

Il faut le dire cependant : Pintérét qui, au commencement 
du XVI¢ siécle, nous attache, comme malgré nous, au protes- 
tantisme francais, s’atténue et semble se dissiper 4 mesure que 

7 se prolongent les guerres civiles. Sous Henri 1V, la cause des 
huguenots, devenue nationalement mauvaise, est aussi pro- 
fondément atteinte sous le rapport religieux. A travers tout 
le XVII® siécle la décadence devient de plus en plus sensible, 
jusqu’’ ce que Louis XLV rouvre des plaies déja presque entié- 
rement cicatrisécs. 

Si quelques catholiques hésitaient encore a4 admettre dans 
leur désolante vérité les conséquences de la dernitre persécu- 
tion des protestants, je les engagerais a ehtreprendre la lecture | 
dun livre qui a-laissé dans mon Ame une impression ineffacable, 

—=-l’ Histoire des églises du Désert, par M. le pasteur A. Coquerel. 
Ils y verraient ce qu’ont été, aux prises avec les malheureux 
débris du protestantisme, je ne dis pas le catholique Louis XIV, | 
mais le Régent, mais Louis XV. Si l’on souffre cruellement des 
excés d’un zéle religieux impitoyable, mais sincére, que |’on 
juge de impression que produit une persécution continue 
sans relache par des hommes qui n’avaient plus de chrétien | 
que le nom! On ne voit si clairement nulle part les conse- 
quences de la délégation au pouvoir civil du droit de pour- | 





DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES. 203 


suivre heérésie. Qua’aprés environ un siécle d’oppression la 
main de l’autorité politique ne se soit pas relachée; que les 
galéres regorgent encore de protestants accouplés a d’infa- 
mes crifhinels; que la tour d’Aigues-Mortes cache pendant 
quarante ans des femmes, de pauvres servantes, coupables 
davoir fréquenté les assemblées religieuses du désert : c’est 
la tout simplement une affaire d’administration, d’ordre civil. 
Eo pareille matiére l’dvéque n’est rien, et ’intendant est seul 
le maitre des consciences. Rendons graces 4 Dieu de ce qu'il n’a 
pas laissé & Ja Révolution Phonneur de clore cette ére d'iniquité. 
Malesherbes fut, en faveur des protestants, le promoteur des 
mesures si tardives de l’humanité et de la justice. Louis XVI 
signa avec une joie vraiment chréticnne la charte d’émancipa- 
tion qui rendait aux protestants la dignité légale de la famille. 
Quand il abandonna son auguste téte au couteau des vengeances 
politiques, il avait rétabli, jusque dans le fond des Cévennes, 
lantorité morale de sa race. Avant que la liberté de cohscience 
ne fit définitivement inscrite dans nos fois, le sang catholique 
de Louis XVI l’avait déja consacrée. 

On comprend de reste que ces souvenirs aient marqué le 
protestantisme francais d’un cachet particulier: impression tra- 
ditionnelle d’un mal lorigtemps partagé entre des étres qui se 
chérissent donne aux croyances une ténacité, une énergie qui 
louchent ceux mémes qui ne les partagent pas. En changeant 
davis on croirait faire injure aux larmes deses ancétres; la per- 
sistance alors est plus qu’un point d'honneur: c’est une vertu de 
famille. Ces récits de tortures, de fuites, d’assemblées mysté - 
reases, de sacrements conférés au péril de la vie, en se transmet- 
tant d'une génération 4 Pautre, forment des engagements qui 
dominent Ja conscience. li y a un prestige supréme attaché au 
symbole de foi qu’on a si douloureusement confessé. 

Quand Louis XIV entreprit d’extirper le protestantisme par 
la contrainte ct la violence, la promptitude du succés qui cou- 
ronna se8 premiéres tentatives contribua a le jeter dans la plus 
fachense illusion. $1 avait suffi en effet de la proclamation de 
Pédit royal, appuyé de quelques régiments de cavalerie, pour 
faire rentrer !a population du Béarn dans le se‘n du Catholi- 
cisme, sans le moindre symptéme de résistance. Peut-étre au- 
rait-on pu dés lors s’apercevoir qu’on se trouvait la dans des 
citconstances exceplionnelles, et que le triomphe du Catholi- 


—~S IJVN 





204 DES ASSOCIATIONS RELIGIRUGES. 


/ cisme était d’autant plas probable en Béarn que le joug pro- 
testant y avait été plus oppressif. L’interdiction , maintenue 
pendant un sitcle, de toute manifestation extérieure du culte 
catholique, devait tht ou tard rendre irrésistible le retour i a 
cette communion. 

Quelques années aprés, Fénelon, envoyé en mission dans le 
Maillezais, on’ accepta cette tache qu’a la condition que les troupes 
ne le suivraient pas sur le thédtre de sa prédication : ce fait a été 
__ lle fois cité; mais ce qu'on ne sait pas aussi communément, 
“c’est que la terre reconquise par l’éloquence et la charité a 
~ fourni 3 a la religion ses derniers et ses plus inflexibles défen- 

=~ seurs. Quand la Convention promenait par toute la république 

¢_ la faux de la persécution religieuse, les paysans de la Vendée, 

S qui seuls luirésistérent et la vainquirent, descendaient des pro- 

© testants ramenés au Catholicisme par Fénelon. 

On ne doit pas s’étonner non plus de rencontrer dans le pro- 
testantisme francais un sentiment de la liberté plus intelligent 
et plus sincére que dans les autres contrées oi il domine. S’il 
cut triomphé au XVI° siécle, nul doute qu’il ne se fat montré 
aussi impitoyable envers les catholiques que l’ont été I’ Angle- 
terre, la Suéde et le nord de l’Allemagne. Mais le pouvoir que 

=== Richelieu lui avait arraché ne s’est jamais relevé entre ses mains. 
Ayant vécu pendant plus d’un siécle a l’état de minorité per- 

= sécutée, il a réclamé de bonne heure les garanties d'une législa- 
tion impartiale et humaine : il s’est trouvé naturellement d’ac- 
= cord avec les plaintes de toute nature qu’excitait le despotisme. 
Notre faiblesse naturelle, il est vrai, garde peu, dans la pro- 
spérité, Pimpression de ses précédentes souffrances : et cepen- 
dant ce n’est jamais en vain que la pensée de lV’opprimé s’est 
longtemps concentrée sur les principes dont la reconnaissance 
a été Yobjet de ses incessantes réclamations ; c’est 1a, sans au- 
cun doute, la meilleure école pour apprendre a jouir avec mo- 
dération des avantages de la liberté, et pour garder envers les 
autres la mesure dont loubli a causé nos souffrances. C'est 

; ainsi que, parmi les catholiques, il n’en est point chez lesquels 

~, le sentiment de la liberté de conscience soit mieux compris 

« qu’en Irlande. Appelés naturellement & jouer un réle dans nos 
troubles politiques, les protestants francais ont donné un grand 

Y exemplc : ils n’ont pas laissé un nom a ipscrire parmi les persé- 

‘cuteurs, dans l'histoire des saturuales révolutionnaires. 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES, 206 


Bien que les communions protestantes aient retroavé, sous 
le régime de Ja liberté de conscience, une grande partie de leur 
prosélytisme, l’Eglise catholique ne peut éprouver a leur égard - 
aucune de ces craintes qui modérent l’expression des senti- 
ments d’humanité et de sympathie. Le temps est déja bien loin 
de nous ow le protestantisme offrait un attrait particulier a 
ceux qui redoutaient | 'exagération des croyances. En présence 
du ratiopalisme, les dogmes conservés par les protestants qui 
croient encore a ja divinité de Jésus-Christ ne présentent pas 
moins de difficultés que l’admission du mystére eucharistique. 
La limitation du nombre des miracles a peu d’importance dés 
que la doctrine des miracles est admise. Quand on a triomphé, 
de ces objections, qui paraissent insurmontables a tant d’esprits, 
on se sent porté d’vn attrait irrésistible vers lEglise qui jastifie 
la docilité de sa foi par l’empire d'une tradition de dix-neuf 
siecles. Aussi voit-on ceux quise rapprochent de la religion 
ne tenir aucun compte des intermédiaires que le XVIF° siécle 
ofrit comme une transaction 4 la révolte de lintelligence , et 
tentrer dans je Catholicisme a pleines voiles. 
Sans doute i] est facheux d’entendre si souvent les membres. 
du culte qui se prétend fondé sur Je pur Evangile unir con- 
tre nous leurs voix a celles des ennemis de toute religion; sans. 
doute aussi l’injustice persistante que les protestants montrent __ 
anotre égard, en matiére pon-seulement de dogme, mais d’his-. ~~ 
loire, ne peut manquer d’entretenir un certain degré d’irrita- 
tion parmi les catholiques; mais, 4 parler sincérement, sont-ils.~ 
seuls coupables de cette injustice, et n’ont-ils pas, en grande 
parlie, leur excuse dans les jugements de Ja plupart des histo- < 
riens nés dans le sein du Catholicisme? / 
lkest bon, pour notre Eglise, qu’elle fasse sa voie en pré- 
sence d'un protestantisme plus sérieux que celui de l’Allema- 
gne, un protestantisme fervent et encore fortement constitué ; 
il fant qu’elle comprenne la cause intime et profonde de la 
constance d’une doctrine qa’elle est appelée a combattre avec 
les armes de la science et de Ja charité. Plus le Catholicisme 
Persistera dans cette voie, plus il rendra manifeste la répu- 
lance qu il a toujours concue pour les déportements du pou- 
voir civil en matiére de poursuite religieuse. I] a donné, dans 
la persécution du Languedoc, des preuves admirables de sa. 
charité et de sa modération ; qu'il ca rassemble les titres, qu'il 


206 DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES, 


les produise, et les semences de la réconciliation seront jetées 
poor l’avenir. . 

X. Ainsi donc, partout oi nous rencontrons un sentiment 
grave, moral, éclairé, sincére, de quelques préventions que 
nous soyots l'objet, nous devons gagner a la discussion. Mais 
Hous ne potivons nous flatter partout d'un égal succés. Nous 
dvohs trois sortes d’adversaires qui ne se rendront jamais, a 
moins de renoncer & eux-mémes: la concorde est impossible 
entre les sophistes, les utopistes, les voluptueux, et nous. 

Tachons d’abord de définir ce que nous entendons par le so- 
phiste. Cette expression doit-elle servir & désigner un homme 
qui abuse de la philosophie? En tout état de cause, {1 est diffi- 
cile de s‘attacher exclusivement a la philosophie sans en abu- 
ser. Toute philosophie, en tant qu’individuelle, est empreinte 
d'orgueil, ou du moins de fantaisie 4 un certain degré. Depuis 
surtout que le Christianisme, par la perfection absolde de la foi, 
a dispeisé la philosophie du service de volontaire qu’elle fai- 
sait autour de Ja conscience humaine, la philosophie qui sait se 
juger sainement elle~méme en est réduite a se considérer 
comme uh exercice ulile, comme une audace presque toujours 
favorable 4 la gymnastique de la pensée. Cependant, qu’en 
Vabsence des lecons du Christianisme une de ces Ames, comme 
il y a4 tant aujourd'hui, qu’on a séquestrées de la houtriture 
évahgélique, fasse encore la tentative de rassembler les lumié- 
res purement naturelles, et d’en déduire Vintelligence de nos 
rapports avec la cause preimiére et la loi de nos devoirs, cet effort, 
tout impulssant qu'il devra étre, n’en sera pas moins respectable 
a hos yeux, & cause de ce qu'il aura de grdve et de sincére. 
Rarement d’ailleurs nods autons & nous occuper de ces ten- 
tatives : tthe philosophie réduite a ses propres forces, et qui 
ne courtise pas les passions pour accroltre son succés, ne pro- 
duira jamais, surtout a cdté du Christianisthe, que des agré- 
gations peu nombretses et dont linfluence sera toujours li- 
mitée. 

Le sophiste a besoin avant tout de leffet, du crédit, de la 
puissance. Il convoite l’empire , commé d’autres Ja richesse ; 
mais il ne voudrait pas que cet empire lui coftat trop cher a 
lui-méme : acquérir la domination sur les Ames au meilleur 
marché possible, réduire en conséquehce la mesure dés vubliga- 
tions générales, afin d’en avoir moins & remplir soi-méme, for- 


DES ASSOCIATIONS RBELIGIEUSES. 207 


cer Jes autres & exiger pen du maitre par Pétendue méme des 
concessions qu’il fait a leur faiblesse, tel est le secret’ du so~ 
phiste, tels sont ses espérances et ses moyens d'action. 

Quand il y a de l’autorité dans une époque, quand an devoir 
sérieux se place au-devant de toutes les carriéres, quand l’in- 
fluence s acquiert par le travail, le dévouement et Je sacrifice, 
les chances de succés manquent au sophiste, et l'on n’entend 
euere parler de lui. Le siécle de Louis XIV, a part la fabuleuse 
adoration du maitre, est un type complet de ces époques d’au~ 
torité, Dans l’Eglise, 4 ’armée, dans la magistrature et les let- 
tres, tout est lié a un devoir grave et constant : l’ascendant 
dun Bossuet, d’un Turenne, d’un Lamoignon, d’un Racine, 
se justifie de soi-méme, et l’on concoit que les contempo- 
rains n’aient point contesté des mérites fondés sur des vertus 
exemplaires. Le sophiste alors fait une assez pauvre figure; il 
remue obscurément quelques-uns des éléments de la souffrance 
publique ; il vend sa plume aux gazettes jalouses de la France; 
il écrit en Hollande des pamphlets, ou pis encore. 

Mais quand l’édifice de Louis XIV a croulé sous l’effet de ses 
déplorablesinconséquences, quand Jes meeurs ont succombé avec 
la pratique des devoirs, quand, du fond des ergastules et des pa- 
lais, des voix avinées ont commencé 4 réclamer la perpétuité des 
satarnales, alors le sophiste reparait plein de force et d’espé- 
rnce; car ilsent que l’heure de sa gloire est venue. Relacher tous 
ks freins, confondre dans une réprobation commune tous les prin- 
tipes d’autorité, appeler tous a la liberté de tout faire, pro- 
daire les mots d’humanité, de tolérance, de lumiéres, qui sé- 
daisent tout le monde et quin’engagent personne,son programme 
est tout tiacé; il le proclame, i! l’exécute, il y fonde cet em-. 
pire si longtemps attendu et qui désormais ne connaitra plus de 
ryaux. 

Quand on a recours aux monuments littéraires du XVIII* sié- 
cle, c'est une chose merveilleuse que de voir avec quelle saga- 
cité ont été démélées les causes de la domination philosophique, 
et combien l’opinion la plus éclairée a été impuissante a conju- 
rer le mal. qu'elle signalait. 

Cependant la domination du sophisie ne pouvait étre que 
provisoire : la Révolution arrivait, conséquence nécessaire 
d'une aussi immense perturbation des principes sociaux. Ce 
qu'on appelait le camp philosophique fut frappé de stupeur: en. 


208 DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSRS. 


présence des rois de la place publique, les rois des salons virent 
bien qu'il fallait ou fuir ou se prosterner : les uns furent jetés 
par la peur dans la complicité des crimes; d’autres pressenti- 
rent un despotisme plus durable, eelui du sabre, et, aprds une | 
prodente retraite, se présentérent les premiers pour peupler 
les antichambres de César. 


C’est alors qu’un retour irrésistible vers la puissance restau- 
ratrice de la religion signala le rétablissement de l’ordre: le 
sophiste, qui songeait @ se faire un lit plus commode encore 
que dans le siécle précédent , n’aurait pas demandé mieux 
_que de ridiculiser cet hommage rendu a de vieilles habitudes. 
L’'apparition du Génte du Christianisme ne lui en laissa pas la 
liberté : le sophiste frémit; il se tourna du cété de fa religion; 
il épia ses mouvements ; il se demanda un instant si P’ancien em- 
pire de l’Eglise n’allait pas ressaisir la société. 


D’autres soins plus pressants préoccupaient ses ministres : 
effrayés de leur pelit nombre, n’ayant que Dieu pour espoir et 
pour soutien dans la tache immense que tant de plaies béantes 
leur offraient, on les vit se courber sur le ministére et abandon- 
ner le mouvement littéraire @ lui-méme. Le sophiste en conclut 
que le clergé n’avait ni esprit, ni talent, ni avenir. A ce coup 
il put croire que désormais empire du monde et!’exploilation 
des régions supérieures de l intelligence lui appartiendraient 
sans conteste; il eut donc toute la bienveillance naturelle au 
dédain; il abandonna au clergé ce dont il se souciait le moins 
lui-méme, le catéchisme et la priére. 


S‘il avait mieux connu \a valeur des instruments qu’il Iaissait 
a la religion , le sophiste sans doute se serait montré moins dé- 
bonnaire. Vingt ans de catéchisme, de ‘si bas qu’il semble par- 
tir, finissent par gagner la téte d'une nation. Le sophiste s’aper- 
gut tout d’un coup que celle de ses doctrines qu’il considérait 
comme la plus favorable a son empire , !a doctrine matérialiste, 
était minée dans sa base. Le spiritualisme débordait ;: les ter- 
reurs qu avaient causées le Génie du Christtanisme repararent. 
L’embarras était immense. Fallait-il au sophiste rompre en vi- 
siére a la philosophie qui venait de germer de nouveau sor la 
souche du Christianisme? Le sophiste voyait bien que cette phi- 
lesephie avait de l’avenir. ll aima mieux s’y adjoindre; it tenta 
de se personnifier en elle; il concut Pespoir de l’élever & assez 





DES ASSULIATIONS RELIGIRUSES, 209 


fingratitude et d’orgueil pour qu’elle os&t un jour faire passer 
son char sur le corps de sa mére. 

C’était une grande entreprise , mais les circonstances exté~ 
reures lai étaient favorables : la religion s’était compromise 
sur le terrain de ta politique; augmenter par tous les moyens 
la suspicion dont le clergé était Yobjet, persuader en méme 


temps au siécle qu’il avait une philosophie 4 lui, une philoso- 


phie d&éfinitive , et qu’il devait la défendre comme son bien le 
plus préeieux , telle fut la tactique d’alors, suivie, comme on 
sait, avec persévérance et succes. 

La révolution de 1830 changea tout a coup la face des choses : 
on espérait que )’autel tomberait avec je tréne; il n’en fut rien : 


marcha d'un pas plus ferme dans la voie que Dieu lui a tracée ; / is: 


les rangs du clergé s’étaient remplis; des homies de eourage , 


m4 


LO ET St 


is pas 


bre, 
lareligion, au contrairc , dégagée des entraves de la politique, « #.¢< <4. 


de talent et de science, étaient venus lai apporter leur con- eo) Moa’ 
cours; la société , lasse de tant d’essais infructueux et de vaines -.. 
theories ; redemandait au Christianisme le priacipe de la vraie © 


force et de la vraie lumiéré. De 1a le cri d’dlarme qu’on a jeté 


eta f 


Of ore ao 


a? a 


autour de nous; de la la résistance désespérée du sophiste, et... jeweled 


les éclats dont nous sommes témoins. 

Ce n’est pis a dire pour cela qtie le sophiste fit au fond si 
avaneé qu'il croyait l’étre; ceux auxquels la religion est impor- 
tune ou odieuse ne se souciaient guére de eette batterie mas- 
quée du spiritualisme non chrétien : tout spiritualisme répugne 
ala pure doctrine de !’intérét; elle le trouve trop nébuleux 
eh prineipe, trop elair dans ses conséquences. Ce siécle aime 
ihitux enferrhet son Ame dans dhe machine qué de labandon- 
her aux fantaisies improductives de Vabstraction. Le sophiste 
courait dont lé risque de rester un beau jour entre deux; renié 
afafois par le Christiariisme et pdr Pintérét. 

Nous tomberions nous-méme dans une erreur grave, $i; par 
laraison qué le sophiste a voulu s’appruprier le bénéfice du re- 
lour de fa philosbphie ati spiritualisme , nous nous montrions 
ingrats envers ces enseignements qui, bien que cohfus et con- 
tradictoires, ont relevé dahs nos ames le sentiment de l’espé- 
trance: et d’aillears le sophiste n’est-il pas partoat? ne se mul- 
liplie-t-il pas sous toutes les formes? Ferons-nous honveur & 
la philosupHiie de la sensation de la juger pure de sophisme ? 
Létade de Vhistoire n’en est pas plus exempte que la philoso- 


fet ep bles . . 


Pa 


210 DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 


phie; sous'sa direction , l'économie politique , dans son creuset 
d’alchimiste, manipule l'intérét avec |’espérance d’en faire sor- 
tir enfin Ja morale. 

Il est curieux d’observer aujourd’hui les attitudes du sophiste: 
avant tout c’est la terreur qui le domine; il paraft sérieusement 
effrayé ; il tient surtout a ce que les autres soient aussi épou- 
vantés gu’il en a I’air. 

Cette terreur a quelques chances d’étre sincére; il est pos- 
sible qu’en voyant s’approcher l’empire de la religion le so- 
phiste ait oublié les conditions parfaitement légitimes auxquelles 
subsiste cette domination ; qu’a force de vivre et de se mouvoir 
dans une région différente il ignore aujourd’hui que, si l’em- 
pire de la religion est immense, ¢c’est qu’il impose un joug de 
plus en plus sévére & celui qui l’exerce : application sublime du 
principe de l’égalité , qui n’appartient qu’a la vérité méme. 

Mais cessons de nous montrer si rigoureux envers le so- © 
phiste. S’il voit juste, comme nous en sommes convaincns, Si 
dans Je fond de son 4me il établit un paralléle exact entre la 
puissance morale de |’Eglise et la sienne, devrons-nous alors 
nous étonner de son trouble et de ses clameurs? I! a raison; 
on ne se laisse point ainsi abattre sans défense. Quand ]’ennemi 
est si proche, il faut sonner )’alarme, il faut grossir son armée 
de toutes les antipathies, de toutes les haines, de toutes les 
craintes. Ainsi fait-on, et quoique les coups portent sur nous, 
il ne nous est pas interdit , je pense, de trouver que la défense 
est habile et vigoureuse. 

Ainsi donc, nui traité possible entre le sophiste et nous; je 
crois qu’ilen est de méme de lutopiste, c’est-a-dire de celui 
qui, renoncant aux promesses de l’Evangile , et abjurant pour 
homme toute destinée au dela de ce monde, se flatte de trans- 
former l’espéce humaine et de fonder le régne de la félicité 
sur la terre. 

ll existe d’assez grandes différences entre le sophiste et celui 
qui caresse la chimére de la perfectibilité indéfinie. Quoi qu’il 
dise ou qu'il fasse, l’utopiste procéde de Vespérance chré- 
tienne; le dogme de la fraternité qu'il proclame ne lui appar- 
tient pas; avant I’Evangile , personne n’a concu la pensée que 
Yégalité du bonheur entre tous les hommes pit jamais étre 
établie. L’utopie est une semence que la tempéte philosophiqae 
a portée 4 une €norme distance de l’arbre qui lavait nourrie; 


DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES. $11 


aussi n’est-il pas étonnant que lutopie ignore son .origine et 
renie son berceau. 

Le chrétien , de son cdété, comprend la cause de |’ erreur dans 
laquelle Putopiste est plongé. Que le monde ait changé d’as- 
pect sous la main de ’homme, et qu’il doive subir d'autres 
transformations plus considérables encore; que, par la trans- 
mission des lecons de l’expérience et ’héritage du travail, la 
condition de homme s’améliore , c’est ce que le Christianisme 
n’hésitera pas a proclamer, autrement il méconnaitrait son 
propre ouvrage; car, sous le rapport des perfectionnements 
apportés dans la vie, il n’y a pas de comparaison & établir entre 
les temps chrétiens et ceux qui ont précédé le Christianisme 
sur la terre. La tache accomplie jusqu’é ce jour nous répond 
donc de celle que l'avenir garde en réserve. 

Mais cette foi au progrés matériel n’est pas telle chez le 
chrétien gu’elle puisse oblitérer le sentiment gu’il a de sa fai- 
blesse , la conviction de |’épreuve a laquelle il est condamné, 
et ’attente d’une récompense bien supérieure a celle qui cou- 
ropne ici-bas les plus grands labeurs de la vie. La perfection 
relative qui nous est concédée sur la terre ne sera jamais 
qa une ombre de cette perfection qui réside en Dieu; le corps 
ne cessera pas d’étre une entrave a l’aceomplissement de notre 
destinée. Accumulez autour.de Phomme toutes les jouissances, 
dendez autour de lui un horizon de sérénité, la mort n’en sera 
pes moins le signal de sa délivrance. 

Ainsi, entre ces deux péles de sa pensée, la grandeur de 
ame et la misére du corps, le chrétien chemine avec résigna- 
tion et confiance , faisant une juste part 4 chacune de ses deux 
destinées. Les traces du labeur de ’homme forment un lien de 
reconnaissance entre les générations qui se succédent; par ce 
moyen, il existe une humanité continue, et ’exemple du bien 
accompli par nos devanciers nous encourage &a laisser pour ceux 
qui nous suivent d’autres monuments de notre labeur; mais 
Putopiste aura beau dire, cette continuité de la destinée hu- 
maine n’aboutit qu’a une impuissante chimére, si on Ja dé- 
pouille de la sanction de notre immortalité individuelle. Qu’im- 
porte qu’une grande vertu vive dans l'histoire, si nous avons la 
conviction que lame qui l’a portée s'est éteinte et a dispara 
sans retour? Il ne peut sortir-d’une telle conviction qu'un en- 
couragement i profiter de ’heure présente pour la jonissance 





312 DES ASSQCIATIONS RELIGIBUSES. 


matérielle. Otez la croyance & laptre vie, vous ne laisserez 4 
homme ni espérance , ni justice, ni Dieu. 

L’utopiste qui pie sa propre faiblesse et qui ne croit point a 
l'épreuve ne peut avoir qu'une vue également fausse et du 
passé et de l'avenir : dans le passé, il ne comprend pas les ob- 
stacles ; dans l'avenir, il n’'admet pas les bornes du perfectionne- 
ment. Son argueil personnel est un point ceatral qu’il établit 
arbitrairement dans le monde; en deca tout est ténébres , au 
dela rien ne peut étre que lumiére. 

Le chrétien est loin de repracher a l’humagiteé de n’avoir pas 
marché plus vite : il apprécie la puissance du mal, et le jong cri 
de douleur quis’éléve de toutes les générations trouve dans son 
Ame un élément trop sympathique pour quil en mécannaisse 
Ja grandeur morale et qu’il s'abstignne d’en tirer la consolanle 
conclusion. Quant A l'avenir, il sait que Ja dauleur et I’ épreuve 
ne disparaitront pas de la terre, mais changerant seulement 
d’objet. Le Sybarite souffre plus du pli de la rose sur laquelleil 
se couche que le Spartiate du trait qui déchira sa chair. Deja 
nous commencons a connaitre les maladies de la richesee et les 
soufirances du bien-étra. 

Nier la nécessité de la douleur, c’est nier la lutte; nier la 
lutte, c’est tamber dang lerreur la plus grossiére gur les eélé- 
ments constitutifs de notre nature. Aussi l’ceuvre de Il’utopie 
n’a-t-elle pas d’autre ohjet que de transporter aur le théatre 
général de l'humanité cette adoration de nous-mémes, cetle 
déification de nos propres penchants que l'homme porte en lui, 
indépendamment de toys les systémes. Si le vieil hamme est 
ainsi réhabilité, il faut qu’il chasse le nouveau. C’est vainemeat 
gue l’utopiste affectera envers l’auteur du Christianisme les de- 
hors du respect, et qu'il se plaindra de ce que la pensée de Jé- 
sus n’a pas été comprise; il ne peut rester aa seul mot de | Evan- 
gile a cété de la glorification de la matiére. 

L’utopiste nous est donc encore un enremi naturel et inévi- 
table. 

XI .On nous dira peut-étre que noys nous préoccupons de pea 
de chose. Rassemblez ea effet tout le persqanel du apphisme et 
de l’utopie, joignez les maitres aux adeptes : le nombre total ne 
sera pas grand, et les chances de la propagande a6 paraissest 
considérables ni d’un cété ni de l'autre. 

Mais qu’on n’oublie pas ce que nous avons dit du caractérein- 





DBS AGSOCIATIONS RELIGIEGSES. 213 
| time da sophiste et de |’utopiste : le premier compose avec ses 


_ devoirs de eonscieuce, le second déifie ses passions. Ii en ré— 
| gilte que quiconque capitule avee sa conscience ou porte le 


| joug de ses passions se rangera avec le sophiste ou le faiseur 


fotopies, du jour o& un intérét commua liera cette grande 


_ classe avec ees deux minees coteries. Si, pour se rapprocher, 


oo n'a pas d intérét de doctrine, on aura, ce gai est bien 
plas puissant, Pintérét de complicité: de faeon qu’a I’heure oia 
le Christiapisme arborera d'une main plas ferme |’étendard sur 
lequel sont éerits ces mots : guerre aus passions, eeux qui errent 
dans leg ténébres du vice se grouperout par la conynotion élec- 


 tique d’une émotion commune, et les hommes du désordre in- 
- tétieur s'estimeront heureux de pouvoir mettre a leur téte ceux 


douthier, en l’absence du danger, ils auraient repoussé les pré- 
lentions ou ridiculisé les réveries. 

Ici j'ai besoin plus que jamais que mon intention soit camprise. 
Des qu’en entreprend d’appliquer les lois de l’expérience aux 
ptincipes que le mende approuve, on n’est plus qu'un sermon- 
hear incommeade, un moraliste morose et dégoité. Ne vaudrait- 
il pas mieux Inisser ces plaintes surannées, ces déclamationsim- 
puissantes aux habitudes de la chaire? Marcher ainsi sur les 
bisées de la prédieation , c’est manquer de convenaace et de 
feat. Quand il s’agit de l’effet produit par les préceptes da 
wnde, lobservation n’ est plusde mise, @ moins qu’ elle n’adopte 
k ton d'une satire enjoude ou d’une malignité légére : le monde 
aplacé le ridicule en vedette pour garder ses avenues: 

Et moi aussi-je veux parler en homme du monde, mais pour 
Relire mon expérience au service d'une vérité sans déguise— 
Ment: je ne dfclame pas, je me penmets A peine de conclure: 
jai la prétention de me maintenin dgns les. lintites d’une rigou- 
use exactifade. 

Quand je-panerai de la volupié, tont le monde me compren- 
dra: it ne sarni point question des faiblesses secondaires aux- 
Welles entratne-la- mollasae : je vais.an cceur de. l’bomme civi- 
lis, jenvisage cet attrait tout-puissant qui: le saisit dans sa 
Jeunesse, qui le poursuit dans l'age mir, qui l’attriste encore 
“arent dans sea derniers jpurs : je désigne le sentiment impé- 
Neux qai a inspiré si souvent l'art et la poésie, cette part de nos 
peachants devant les priviléges de laquelle s’abaissent les 
dtvits de I’'équité, de Ja bonne foi et de la générosité. 


vil. 


par hPSSS SS 


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214 DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES. 


La volupté ainsi comprise a partout un grand empire; mais 
elle a surtout régné en France, et veut y garder sa domina- 
tion. Jusqu’ici, pour le faire, elle a fort habilement maintenu 
dans ses intéréts la plus saillante des prérogatives de notre ca- 
ractére national , je veux dire la sociabilité. 

La sociabilité a contribué 4 faire la France; c’est sa gloire: 
elle en a une encore plus haute, celle d’avoir efficacement 
servi le Christianisme. Il ne s’ensuit pas néanmoins que la so- 
ciabilité soit une vertu. Les anciens Egyptiens auraient en 
une fable pour exprimer son caractére équivoque : ils l’au- 
raient comparée a Nephthys, déesse ambigué, image de la 
nature passive, attirée vers le bien comme vers le mal et pas- 
sant alternativement de Ja couche d’Osiris & celle de Typhon. 

Le Christianisme a donné des Jois 4 la sociabilité : il a fondé 
Ja liberté des femmes sur le principe de la pudeur; il a voulu 
Pinfluence de Jeurs charmes tempérée par celle de leurs ver- 
tus; ila prétendu enfin régler les rapports de plus en plus fa- 
ciles des deux sexes dans des limites de réserve et de généro- 
sité, de chasteté ct de protection. Mais le monde ainsi constitué 
par ta loi chrétienne a trouvé trop pesant le joug des préceptes 
gui lui étaient imposés; il a prétendu se créer une existence 
indépendante du Christianisme : ?Evangile avait été, pour la 
sociabilité , protecteur, mais sévére ; le monde a cherché, par 
ses flatteries, & entrafiner celle-ci dans sa cause, il lui a de- 
mandé d’embellir le vice et d’atténuer le scandale. De Ja la 
lutte toujours vivante da Christianisme et du monde. 

En présence des entreprises du monde, le Christianisme n’a 
pas renoncé & sa premiére victoire. Les progrés de la société 
Yont trouvé vigilant, souple et ingénieux, comme Ja charite 
lest toujours. A l’époque ott la sociabilité florit dans tout 1’éclat 
de sa grace et de sa puissance, les efforts les plus sérieux furent 
tentés (on sait par qui) pour associer la pratique de I’ Evangile 
aux mouvements du monde de plus en plus intimes et déliés. 


“Des esprits austéres crurent que c’était aller trop loin et com- 


promettre le Christianisme lui-méme:: ils réclamérent énergt 
quement en faveur des prescriptions rigides de la théorie. Qué 
fit le monde? il prit parti pour la rigueur contre Vindulgence, 
pour la roideur contre Ja souplesse, pour le passé contre !'a- 
venir. Il y eut alors dans Jes cloitres nne thévlogie qui appre- 
nait a ne pas désespérer du monde: il en régna une dans Je 


DES ASSOCIATIONS RELIGIEUS§S. 345 


salons qgi jctait ’anatheme sur toate tentative de transactiod 
entre Ja perfection divine et la faiblesse humaine. Le profit 
de cette tactique était tout clair: on placait ainsi le Ghrigtia- 
nisme dans une région idéale ou les forces ordinaires étaient 
incapableg de monter, oi les forces supérieures se perdai¢ent 
dans le désespoir et la crainte, et le grand nombre en conclut 
que, quand on n’était pas des saints, il était mieux de sen tenir. 
a la morale du monde. 

Mais cette morale, dégagée de sa lutte perpétuelle avec le 
Christianisme, ne pouvait que tomber dans |’extrémg de la 
corruption: de ha le XVILI¢ siécle. 

La volupté avait toujours trouvé dans l’inégalité des condi- 
tions sa plus sire auxiliaire : le XVIII¢ siécle, pour s’assouvir, 
en outra les conséquences. Dans une société qui ayait de plus 
en plus la conscience de ses droits, une telle ligne de conduite 
élait Insensée. Mais comment s’arréter sur cette pente, quand 
les derniers scrupules ont disparu? Les gens qui prétendaient 
régénérer l’espéce humaine étaient souvent ceux-la méme qui, 
par leur contact, répandaient la dégradation autour deux. 
Faire disparaitre, au moyen d’une morale corruptrice, dans 
les femmes de tous les rangs, les derniéres traces d’une édu- 
cation chrétienne, les derniéres protestations de la pudeur, tel 
était le but poursuivi avec achargement par les hommes que 
distinguaient l'éducation et 1a naissance. Dans les classes infé-_ 
heures on tenlait la misére, on effrayait la faiblesse, on tuait le 
respect et on engendrait le mépris; dans les rangs élevés on ta- 
rissait au coeur des méres le sentiment de la nature et du de- 
voir; On ayait su rendre ridicules les affections légitimes , et 
indifférentes les actions honteuses. 

Sans doute une pilié profonde nous saisit quand nous voyons, 
dans nos jours néfastes, la promiscuité des supplices! On sait 
que, guand de pareilles expiations s’'accomplissent sous la main 
de Dieu, ce ne sont pas d’ordinaire les victimes les moins pures 
gui succombent. Quel est pourtant le chrétien qui consentirait 
a séparer dans sa pensée les repues immondes du minotaure 
aristocratique au XVIII* siécle du souveuir de ces jours ou une 
populace féroce allait tremper ses mains dans le sang de ses 
maitres de la veille? 

De nos jours, la volupté a tout perdu ca yoyant disparaitre 
inégalilé sociale, sa fidéle complice. Tout est changé aulour de 





A PADIS 
[a 7] 


~ Ya a 


wwii Er 


216 DES ASSOCIATIONS RELIGIRUSES. 


nous : le progres croissant du bien-¢tre, l’extension de 1a pro- 
priété donnent de jour en jour aux classes populaires un senti- 
ment plas distinct de leur propre valeur. Ii faut descendre 
bien bas aujourd’hui pour ne plus trouver une famille. Le pro- 
grés de l'éducation, l'association du peuple aux jouissances 
élevées, cet instinct du gout, si naturel aux femmes francaises, 
et qui lear fait franchir avec une rapidité merveitleuse la 
distance qui sépare la grossiéreté de l’élégance, toutes ces cau- 
ses qui ne feront que s’étendre et se développer donnent aux 
rapports des deux sexes une physionomie nouvelle, et placent la 
volupté, avec ses vieux préceptes , dans une situation de plus 
en plus embarrassante. 

Il est clair que si Je Christianisme triomphait, avec la liberté 
actuelle des femmes, la volupté serait vaincue. Elle le sait, 
et c’est pourquoi elle. a voué-au Christianisme une haine si pro- 
fonde. Cette antipathie n’est pas la méme pour tons les ages. 
Quand le feu des passions s’est amorti, quand J’illusion a céde 
la place au repentir, le renoncement a la volupté s’accomplit 
sans beaucoup de peine; mais pour un sectateur qu’elle perd 
au déclin de la vie, elle en gagne un autre & son début; elle 
régne surtout sur la virilité, qui emploie au profit du plaisir le 
désabusement de la jeunesse. 

Voyons pourtant si le Christianisme mérite seul l’aversion 
dont on honore, ou si plutdt il ne soffit pas de I’état actuel 
des relations sociales pour aggraver la condition de la volupteé. 

Je lai déja dit, la matié¢re & séduction manque dans !es 
classes inférieures ; il y a la des prétentions qui ressemblent a 
de la dignité, un sentiment des droits ou manque encore trop 
souvent celui du devoir, de V’habileté chez les femmes qui 
n’ont pas la vertu, un instinct de ruses, de précautions, de 
maneuvres qui transforme fréquemment une défaite passagere 
en une victoire définilive. Tel qui s’était posé en don Juan 4 
fint par épouser unc couturiére. 

Le monde plus relevé n’offre pas beaucoup plus de ressour- 
ces. Les familles se ferment, les occasions de rencontre sont 
plus rares; le désceuvrement des femmes diminue ; les devoirs 
de la maternité ont pris un empire illimité sur elles. Sans 
doute, si des calculs étrangers au bonheur des femmes ne pré- 
sidnient pas a la plupart des mariages, l'amélioration des 
meeurs serait plus rapide; mais s'il y a moins de femmes heu- 


DES ASSQCIATIONS RELIGIEUSES. 917 


reuses de leur vertu, moins de maris fidéles par tendresse qu'un 
naurait droit de le désirer, les chances de chute n’en dimi- 
nuent pas moins d'une maniére agsez sensible pour frapper lous 
les yeux. 

Quellesquesoient!’insouciance etla frivolité desclasses riches, 
la nécessité de justifier la richesse aux yeux de ceux qui ne la 
possédent pas finit par convaincre tout le monde. On sacrifie 
beaucoup a cet instinct de conservation. Les ceuvres de charité 
gue les femmes s'imposent prennent une place considérable 
dass leurs habitudes, et , en s’alliant avec les devoirs de fa- 
mille, donnent a leur vie une gravité tout a fait incannue a la 
société du X VIII® siécle. 

Crest dans un monde ainsi renouvelé que se présente le jeune 
volaptueax, avide d’émotions , \éger de scrupules , gété par 
les romans et dupe des hableries des voluptueux émérites. 
Le plas grand bonheur qui puisse lui arriver, c’est de se pro- 
mener quelqne temps de déceptions en déceptions sans en ve- 
nira un éclat facheux, & une chute éclatante! car le monde 
lai-méme ne sait plus ce qu’il veut. Il a de vieux encourage- 
ments pour le désordre et de nouveaux principes pour la dij- 
gité des ménages; a ses yeux, la faiblesse est la loi de la 
femme, et Vinflexibilité est le devoir de son époux. Il com~ 
mande & ses écrivains favoris des romans, images idéales de la 
weiété comme il l’entend, romans dans lesquels la passion est 
jours irrésistible et la catastrophe toujours sanglante. Je me 
igure l'apparition subite de ces tragédies domestiques au mi- 
lea du siécle dernier. Notre temps a une maniére de divertis- 
sment qui fait frémir. 

Oa je me trompe fort, ou Je ben sens indique une autre mar- 
che @ suivre que par le passé pour initier les jeunes gens aux 
choses de la vie. C’est leur rendre un fort mauvais service que 
de les livrer encore aux menteries des prédicateurs de dés- 
ordre. On reconnattra peut-étre que l’innocence et la purcté 
n'ont pas de si grands inconvénients pour de jeunes 4mes. On 
_ he poussera plus a la corruption sous le prétexte qu'il faut que 
jeanesse se passe. La discipline chrétienne enfin, avec sa pa- 
tience inaltérable, son indulgence sans bornes, son attrait tout- 
poissant, entrera dans les régies de la vie commune, comme ia 
plus raisonnable, la plus douce et la plus sire. 

La logique irrésistible de ce résultat est ce qui désespere 

vil. 10 


~ 


9198 ASSOCIATIONS ARLIGINUSES, 


la volupté : elle repousse avec fureur ce qui lui enléverait ses 
derniéres ressources. A mesure qu'elle sent le terrain se res- 
serrer autour d’elle, elle s’agite et sen prend au Christianisme, 
a sa dureté, & son hypocrisie, d’une mésaventure qui, sans lui, 
serait tout aussi inévitable et beaucoup plus cruelle. 

XII. Les Barbares ont pénétré dans la cité de Tréves; ils 
ont forcé ses murailles; ils ont surpris le peuple rassembié dans 
Yamphithéatre. Le pillage, Pincendie, le massacre ont signalé 
leur présence : chargés d’or et couverts de sang, ils sont enfin 
rentrés dans leurs foréts. Cependant, ce qui n’a pas péri de ce 
peuple a relevé ja téte; on le voit reparaitre dans les rues, sur 
Jes places. Quel signe donnera-t-i] de son existence ? Ow court 
ce reste de foule? Va-t-il relever les murailles, armer les rem- 
parts, organiser la résistance contre une nouvelle invasion? 

Le peuple de Tréves retourne & ’amphithdatre : il demande 
a grands cris le rétablissement des largesses et des spectacles. 
Assis 4 Ja place que souille encore le sang de ses proches, il 
réclame des bétes et des gladiateurs; mais les coffres sont vi- 
des, les lions sont morts, les magistrats ne peuvent rétablit 
lés spectacles..Le peuple frémit, il s’ameute, il menace; les 
magistrats vont succomber sous sa colére, 4 moins pourtant 
qu’ils n’aient sous la main quelque prétre de fa religion pros- 
crite, quelque vierge chrétienne, quelque soldat qni ait refusd 
de sacrifier sur l’aute! de la Victoire. A cette nouvelle, |’éme- 
tiun du peuple se transforme en une juie furieuse: dja mort, 
a la mort ces chrétiens de mauvais augure, ces ennemis dé |'em- 
pire! Cherchons dans leurs entrailles le présage du retour de la 
Fortune : il n’y a qu’un moyen d’éloigner les Barbares : c'est 
de punir Jes thrétiens. 

Qu’est-ce a dire? La terreur qu’inspirent en ce moment les 
chrétiens est-elle plus raisonnable et plus digae d’an peuple 
civilisé qué celle des habitants de Tréves? N’avons-nous pas 
comme eux nos barbares, nos dangers et nos ruines? 

Je prie les personnes pieuses, modtrées, respectables a tous 
égards, qui partagent les terreurs excitées en ¢e moment contre 
I’Eglise, de s’interroger elles-mémes sur Pobjet de leurs crail- 
tes et d’en envisager de sang-froid lexagération inoule. 

Nous vivuhs dans une société malade. On a jeté a pleine 
mains l'instruction au peuple; les famiéres ont été plus vite 
que lcs meours, et anjourd’hui H! est bien proayé que l’accroh 


- DES ASSOCIATIONS RELIGIRUGES. 219 


sement des connaissances a amené celui de la corruption. Le 
danger qui résulte du progrés des manipulations matérielles, 
ce danger qui excite tant d’appréhensions, n’est qu’une image 
eten grande partie une conséquence de celui qui existe dans 


_ les régions morales de fa société. Chaque fois qu’un rayon de 


lamiére pénétre dans les rouages du mécanisme social, on y 


a 


constate l’affaiblissement du sens moral dans toutes les classes, 2 


etles choses en viennent au point que, dans certains jugements 
eriminels, les notions du bien et du mal semblent réparties 
fone maniére & peu prés équivalente entre les accusés, les té- 
moins, les avocats et les jarés. Les maximes éhontées de lin- 
lerét réonent tyranniquement sur les consciences ; c’est aujour- 


thei une sorte de phénoméne qu’un commeroant dédlicat, 


q'an homme d’affaires scrapuleux et désintéressé : la fortune, 
ms'acroissant, tombe dans des mains indignes ou grossiéres ; 
fargent a créé la seule aristocratie au monde qai se soit crue 
dispensée de se légitimer par I’élévation des sentiments. On n’a 
plus le respect, on ne l’inspire & personne; nal contre-poids & 
leavie qui dévore les classes inférieures ; nous sommes envi- 
roanés de haines qui s’organisent dans l’ombre, sous |’influence 
de prédications insensées; les doctrines de la matiére ont des 
ologies et des encouragements pour tous les crimes , depuis 
ceix que colore un prétexte politique jusqu’é ceux qui relé- 
fent les devoirs de la famille parmi les chiméres spiritualistes. 

Tels sont tes faits, dans leur effrayante réalité; mais ce n’est 
pas la ce dont on s'inquiéte : on dort d’un sommeil paisible, la 
tHe inclinée sur ce volcan. Pour qu’on se réveille, pour qu’on 
trouble, il faut quelque chose de bien plus grave, il faut le 
fntime du parti-prétre et des Jésuites. 

Nous connaissons tel citoyen recommandable , lequel, a force 
de vivre au milieu des émotions et des symptémes, s’est fait une 
habitude de calme et d’insouciance ; vous le trouverez de glace 
aux révélations les plas effrayantes, aux prédictions les plus 
finistres. Le monde va de soi-méme: avec une telle sentence, nos 
fatalistes modernes ont réponse & toutes les craintes. Mais ce 
sang-froid , cette indolence, cette philosophie pratique dispa- 
raissent dis qu’il s’agit da parti-pretre; alors on se tourmente, 
on a des sueurs froides en trouvant dans sou journal les preuves 
palpables de la conspiration. 

Est-il possible qu’it en soit tosjours ainsi? Quelque progris 








220 DES ASCOCIATIONS RELIGIEVERS. 


que fasse ja démoralisation publique , le nombre des gens inté- 
ressés au maintien de la loi chrétienne est toujours trés-con- 
sidérable; cenx qui, dans le fond de lame, en réclament 
empire, seraient-ils en minorité dans saotre pays, iis forme- 
raient escore un de ces groupes a qui je triomphe n’échappe 
que quand il se condammne lui-méme a la défaite. 

Mais ces forces qui, réunies , seraient irrésistibles , on les di- 
vise , on Jes tourne les unes contre les autres par une défiance 
habilement semée. Les moindres ardeurs, les erreurs de \an- 
gage, les promptitudes si naturelles au caractére national sont 
exagérées avec art et présentées comme des crimes. I! salflit 
qu’on se pique de modération et de sagesse pour devenir nn 
instrument docile entre les maias de ceux qui ont relevé contre 
la religion les vieux affats de la philosephie. 

En voyant depuis combien de temps et avee quel eneces le 
mauvaises passions ont exploité en France les sentiments de 
modération, tranchons le mot, combien de fois les modérés ont 
été dupes, je me suis demandé si ja modération , comme I'en- 
tendent la plapart des hommes , n'était pas une des formes les 
plus délices de l’orgueil , et si 2 ce titre une punition particu- 
lire n’y était pas attachée. 

Un grand probléme est aujourd’hai posé. Quand on envisage 
‘, Pétat actuel de la société, je lai déja dit, on se sent pris de dés- 
~ espoir. Nous semblons marcher vers une décadenee byzantine, 
<, e@’est-a-dire que nous perdons pea A pea ces éléments de sia- 

* eérité, de dévonement et de force sans lesquels l'existence d’ane 
nation est impossible. 

Cependant les ressources qui nous restent sont encore cossl- 
dérables: bien que |’enivrement déterminé par les perfection- 
nemeants matériels soit en partie cause de nos maux, il y a jauo 
principe de vie qui ne demande qu'une meilleure direalien pou 
devenir salutaire. L’esprit militaire est intact, la justice civile 

= "est bien rendue ; le dévouement & l’Etat, presque toujours mé 
conou et mal récompensé, a souvent la grandeur dus 

=~ sacrifice ; les vertus de famille, quoique exagérées, n’en soit 
pas moias une préparation heareuse & des vertus plus méritoi- 

res; la charité est active et féconde; les instincts géadreux lul- 

tent contre les grossitres maximes de l’intérét, un pewa l’avee- 

ture sans doute, mais avec énergie et persévérance; enfin il 

p’y @ pas jusqu’au sentiment vaniteux et désordonnd que la 52- 





DES ASSOCIATIONS RELIGIEUSES. 221 


tion a d’elle-méme qui ne présente un symptéme favorable: de 
deux choses l'une : si ce n’est pas un symptéme de dissolution 
(et nous ne pouvons le croire), c’est assurément une garantie 
d’avenir. 

Qo’ arrivera-t-il de ces contrastes ? Est-ce la mort, est-ce la 
vie qui prévaudra? La religion seule peut convertir la fermen- 
tation actuelle en un vin générenux et durable. 

Les éléments religieux sont quelque chose en France : tout 
le monde aujourd’hui s’en apercoit; mais la guerre qu’on leur 
a déclarée peut les morceler et les affaiblir. Diviser pour dé- 
irusre, tel est le mot d’ordre des adversaires du Christianisme. 
Ny a donc quelque chose de fatal dans la disposition de ceux 
qui font taire en evux-mémes les sentiments de ta religion par 
crainte ou par scrupule. il est temps qu’une union étroite ci- 
mente l'accord de tous les intéréets religieux. Si Dieu est avec 
PEglise (ce qu'il faut croire, sous peine de n’étre plus chré- 
tien), d’ot vient qu’on redoute l’Eglise? Trouve-t-on quelque 
chose de violent dans le cri d’alarme qu'elle a jeté, le meil- 
leur moyen de lui rendre le calme, c’est d’adhérer & ses lois, 
e’est de lui faire voir le nombre et le courage de ses enfants. 
En vérité, on exige trop des hommes, quand on leur impose 
la modération sans la confiance. 

Ga autre effet, non moins déplorable, de ces abstentions 

srapuleuses et timides, c’est de réduire le concours religieux 
ades veeas isolés et individuels. On méconnalt ainsi la préro- 
gative la plus féconde de |’Eglise catholique. Ses ceuvres-& elle 
sont permanentes ct gigantesques, parce qu’elles sont collee- 
tives. Notre temps croit avoir inventé lesprit d’association ; il 
Fappliqae au moins avec quelque succés dans Y’ordre matériel. 
Mais il y a bien des siécles que fe Catholicisme a mis ce prio- 
cipe tout-puissant a l’épreave; avec son concours il a dompté 
Jes Barbares, transformé les meeurs, fécondé le sol, conjuré la 
tyrannie, répanda |’ Evangile dans tout l’univers; il l’offre en- 
core, avec son éternelle jeunesse et son énergie inépuisable, a 
la société pleine d’angoisses et de mystéres qui est née de la 
Révolation. 

Dans un dernier article, je tacherai de faire voir avec quelle 
merveilleuse justesse les associations catholiques s’adaptent a 
toutes les difficultés de notre état social. Cu. Lenonmant, 

(La fin a un numéro prochain.) 


HISTOIRE NATURELLE DE L’HOMME, 


Comprenant des recherches sur Uinfluence des agents physiques ef mo- 
raux considérés comme causes des variétés qui distinguent entre elles 

_ bes différentes races humaines, par J.-C. Paicaanp, docteur en mé- 
decine, membre de la Société royale de Londres, correspondant 

_ de l'Institut royal de France, etc. ; traduite de l'anglais par le doc- 

tcur RouLin (premier sous~bibliothécaire de I'Institut) ; accompa- 

gnée de 40 planches gravées et coloriées et de 90 figures en bois 

intercalées dans le texte. Paris, 1843, 2 vol. in-8° de XI—416 et 
A04 pages; chez J.-B. Baillére. Prix ; 20 francs. 


Pour bien apprécier le point de départ, Je but et la marche d’an 
auteur, pour bien juger dans quelles limites il doit circonscrire son 
sujet, il importe, avant tout, de savoir & quelle classe de Secteurs 
il s’adresse; aussi Je docteur Prichard s’empresse-t-il, dés les pre- 
miéres lignes de son avertissement, de lever toute incertitude a ce 
égard ct de nous faire connaitre nettement l’objet qu’il se propose. 
Son ouvrage est destiné bien moins aux savants qu’aux gens du 
monde,aux personnes qui, sans faire une étude spéciale de I’anthro- 
pologie, désirent avoir, sur ce sujet, des notions générales, mais pré- 
ciscs. Faire connaitre, d'une part, tous les caractéres physiques, 
c’est-A-dire les variétés de couleur, de pbhysionomic, de proportions 
corporelles, etc., des différentes races lhumaines, et, d’une autre, les 
particularités morales et intellectuclics qui servent également a distin- 
guer ces races les unes des autres; exposer en outre, autant que le 
permettait !’état actuel de nos connaissances, Ja nature et les causes 
de ces phénoménes de variété, tel était le but de l’auteur. Pour ac- 
complir ce dessein il lui a fallu décrire les différentes nations disper- 
sées sur la surface du globe, et indiquer sommairement tout ce qu’ont 
pu faire découvrir, relativement a leur origine et 4 leur premiére pa- 
trie, les recherches historiques et philologiques. Faisant un livre 


BISTOIRE NATURELLE DE L HOMME. 223 


destiné aux gens du monde, M. Prichard n’a pu donner les dévelop- 
pements scientifiques des questions qu'il a eu successivement a traiter ; 
iladd s‘abstenir de descriptions anatomiques et physiologiques minu- 
tieuses, et n’a point eu la prctention d’éire complet en deux volumes ; 
mais les détails dans lesquels il entre suffisent pour donner une con- 
naissance exacie et méme étendue de la matiére. Du reste, il nous 
avertit lui-méme qu'il n’a rien avancé, soit comme certain, soit 
comme extrémement probable, dont on ne puisse trouver des preu~ 
ves salisfaisantes dans les autres ouvrages ov il a présenté avec plus 
de détails les résultats de ses recherches sur le méme sujet (Voir en 
particulier son grand ouvrage intitulé Researches into. the physical his- 

try of Mankind; 18357-1841, 3 vol. in-8°; a Paris et a Tendon 
‘. -B. Bailliare). 

L’Histoire naturelle de Vhomme peut se diviser en deux parties: : 
dans la premiére le docteur Prichard discute les questions qui se rap 
portent & la théorie générale des races humaines: c’est la partie dog- 
matique du Jivse; dans la seconde, il décrit isolément les diverses 
races humaines et leurs variétés permanentes, aprés avoir exposé les 
hases de la classification; cetie partie est presque entiérement descrip-~ 
live. 

Le genre humain dans son ensemble est-il composé de plusieurs 
espéces distinctes, au physique comme au moral, dés le commence- 
ment de leur existence et nées isolément? ou bien n’existe-t-il qu’une 
sule espéce, qui, en vertu d’une disposition spéciale a se mettre en 
barmonie avec les circonstances extérieures, est apte a occuper ou & 
poséder seule la terre? En d’autres termes, les dissemblances qui 
existent entre les diverses races sont-elles primitives et le résultat d’une 
nature distincte, ou bien ne sont-elles que la suite des modifications 
imprimées aux diverses branches d’un méme tronc par les circon- 
slances extérieures au milieu desquelles elles ont été, pour ainsi-dire, 
transplantées? Tel est le probléme a la solution duquel est consacrée 
la premiére partie de I’ Histoire naturelle de homme. Des les premiéres 
pages de cet ouvrage il est aisé de pressentir les conclusions auxquelles 
lauteur a 6té conduit par ses recherches; mais procédant méthodi- 
quement et par voie de déduction, M. Prichard cherche jui-méme, 
avant de se prononcer, a porter la conviction au fond des esprits en 
rasemblant et en corroborant les unes par les autres toutes les preu- 
ves, fournies par ja raison et la science, qui peuvent servir 4 la dé= 
monstration de l’unité des races bumaines. 

Comme tous les esprits sages et modérés, M. Prichard n’a pu réus- 
sit 4 contenter les exigences des hommes extrémes dans leurs opinions, 
exagérés dans leurs prétentions, a Certains critiques, dit-il, m’ont re- 





l 
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VI 


) 


$34 HISTOIRE NATURELLE DE L’HOMME, 


« proché le ton d’indifférence que j’ai porté dans les discussions; ils 
« ont prétendu que j’avais laissé entrevoir des doutes relativement a des 
« points sur lesquels le doute n'est pas permis, et que, dans des cas od 
« les preuves étaient completes, irrésistibles, j’avais tiré mes dédac- 
« tions aveo tant de réserve et méme d'hésitation que mes lecteurs 
« devaient penser que je n’étais moi-méme qu’a demi convaincu, 
« Dans le camp oppusé j'ai été traité de bigot, d’homme a courte vue, 
« qui, pour soutenir une opinion adoptée sane examen, ferme les 


" « oreilles aux arguments présentés a l’appui de lopinion contraire. » 


Mais, pour peu qu’on examine avec impartialitéle livre de M. Priebard, 
on restera persuadé qu’il n’a mérité ni |’une ni l’autre de ces accusa- 
tions contradictoires, nées sans doute de la réserve, de la convenance, 
nous allions presque dire de |’urbanité avec laquelle il discute les 
questions controversées; et tuut le monde le louera du sage milieu 
qu'il a su prendre, au moins pour Ia forme, dans }’exposé da ses opi- 
nions. 

Avant d’entrer pleinement dans son sujet, M. Prichard présente 
comme observations préliminaires quelques considérations sur les 
ressemblances et les contrastes qui existent entra -I'homme et les ani- 
maux. Il semble au premier abord que les ressemblances sont plus 
nombreuses et plus considérables que les centrastes, Beaucuup de 
prétendus naturalistes philosophes, partant de ce point de vue, se sont 
imaginé que l’homme n’était qu'un animal élevé a sa premiére puis- 
sance. Pour laisser de o0té ceux qui ne sont que des déclamateurs, 
J.-B. Lamark, dans sa Philosophie soologique, soutint aveo an grand 
appareil scientifique que l"homme procéde du singe; il prétendit, ea 
conséquence, que les prérogatives de l’esprit humain ne sont que 
l’extension des facultés de la brute, diverses seulement dans la quan- 
tité et dépendantes de l’organisation. M. Prichard réfute indirecte- 
ment ce systéme abrutissant; il admet qu'il existe des ressemblances 
notables entre l’homme et jes animaux, que ces ressemblances 4 élen- 
dent aux dispositions les plus intimes de l’organisation, en un mot, 
que, dans les dispositions générales de la structure interne, dans la 
‘composition et les fonctions de ses parties, I’homme n'est qu'un ani- 
mal; il va méme plus loin, et, se fondant sur |’observation, il recon- 
nait une certaine analogie entre l’instinet des animaux et lintelli- 
gence de l’homme. Mais 14 se bornent toutes fea concessions qu'il 
‘peut faire, et il accorde 4 Vhomme |’Ame immatériolle et immortelle 
qu’il refuse absolument aux animaux et qui met entre eux et I"homnic 
‘une insurmontable barriére. 

Si l’on considére l'homme dans ses rapports avec les cireonsiances 
-extérieures au milieu desquellesil se trouve placé, on est bientot frappe 





WISYOE NATURELLE DE L’ SOMME. $26 


de deux phénoménes opposés en apparence et qui sembient s‘exclure 


miuellemeat, mais dont |’existence simultanée est invinciblement 
dablie par I’ebservation directe; nous voulons parler, d’une part, 


| dela endance incessante de l'homme a entreprendre et poursuivre, _ 
| pendant une longue suite de siteles, des efforts pour ctablir sa domi- 
_ tation sur les forces physiques de ja nature, et, d'une autre part,dela 
beulté qu’il a de se mettre en harmonie avec les circonstences exté- ~ 


rieares, facuité qui le rend propre 4 posséder et & occuper toute la 


te, es en vertu de laquelle il recoit une organisation différente ~ 


dans les différentes régions, et tous les modes variés d’existence que 
lai imposent Jes conditions physiques oa morales qu’t! subit. 

Cette faculté merveilleuse et toute providentielle devieot, entre 
mains de M. Prichard, une des preuves jes plus irrésistibles de 

lunité des races humaines. 

Mais, avant d’entrer en matiére et de (raiter ce sujet Comme une 
ample question d’histoire naturcile, |’auteur, se plagant d’abord sur 


 mterrain paurement historique et philosophique, commence par rap- 
ele ’histoire du genre bamain telle que la donnent les saintes Eeritu- 
1s, dont le témoignage est accepté, dit-il, avec respect et sans ré- 
| serve par tout homme exempt de préventions, » Puis il indique toute 
le portée de la question relativement a |’esclavage des négres, et 
- moptre les conséquences qu’une démonstration rigoureuse de |’unité 


d de la diversité des races peut avoir sur le sort de ces peuples des+ 
uns, d’aprés ceux qui les considérent comme appartenant 4 une 
nce essentiellement différente de la ndétre, & leaclavage et & la pri- 
niion des droits sur Jesquels reposent Ja morale du Christianisme et 
ls lois des peuples civilisés. 

Aprés ces considérations générales, M. Prichard définit ce qu’il 


 @end par les mots genre, espéce, variétés. « Les espéces sont simple- 
. meat desensembles de plantesou d'ani:naux que l’on sait, de science 
 cttaine, ou que l’on peut croire, d’aprés de justes motifs, éire des re~ 


jtons d’un méme tronc, ou descendre de familles enti¢rement sem. 
bables et imposaibles @ distinguer les unes des autres (p. 44). » Es- 
pee e& genre paraissent éire sysonymes pour l’autcur. « Les variétds 
permanentes, en admetiani qu'il en existe, sont des races dans les- 
quelles se perpétuent, par voie de génération, certains caractéres 
particuliers; elles différent des especes en ce sens que lea particulari« 


\és qui les distinguent ne remontent point jusqu’aux premiers pa- ~ 


tents, maisse sont manifestées postérieurement & l"existence de ceux- 
qd, et ont constitué dans leur lignée une déviation du caractére 
pimitif (p. 44-45). » Le but principal de I'Histoire naturelle de 
(homme est d’indiquer les variétés les plus importantes qui divisent 


-_- 














wi vs 


AVANS 


226 HISTOIRE NATURELLE DE L HOMME. 


et séparent le genre homme en un certain nombre de racea distincles, 
et de déterminer si ces races constituent des espéces séparées ou seu- 
lement des variéiés d’une seule espece. Il y aurail peut-étre quelques 
observations critiques 4 présenter sur ces diverses définittons, qui nous 
paraissent s’écarter un peu de l’usage recu en histoire naturelle, mais 
nous entrerions dans une discussion de mots peu profitable pour nos 
lectcurs, et qui nous détournerait du plan que nous nous sommes 
tracé pour cet article; du reste, le langage technique n’est.le plus 
souvent qu’une affaire de convention : il suffit de s'accorder pour s‘e0- 
tendre. 

Comme premiére preuve scientifique de l’unité des races humai- 
nes, M. Prichard invoque un fait capital en histoire naturelle, a sa- 
voir : «qu'il semble résulter trés-positivement, de toutes les investi- 
gations qui ont été faites dans les différentes classes d’étres organisés, 
qu’aucun hybride ‘, végétal ou animal, ne peut se perpétuer en 
donnant naissance 4 une nouvelle race intermédiaire aux deux espé- 
ces... L’analogie nous porte nécessairement @ conclure, relativement 
aux diverses races d’hommes, ou que ces races sont incapables de se 
confondre dans leur postérité, ce qui sera nécessairement le cas si 
elles constituent autant d’espdces distinctes, ou qu’elles peuvent se 
méler, donner naissance & des races mixtes, et alors il sera prouv 
qu’elles appartiennent toutes 4 uneseule et méme espéce (p, 23-24).» 
Or, par le faitdu mélange des Européens avec les négres.et les lu- 
diens de l’Amérique, par l’histoire certaine de plusieurs races mixies 
dont on a pu connaitre l'origine et suivre ta filiation, « il parait in- 
contestable qu’il existe des races humaines interméddiaires; que ces 
races se propagent; qu’il n’existe aucun empéchement a la reproduc: 
tion, méme dans le cas ov le croisement a lieu entre les races les plus 
dissemblables, ce qui prouve évideniment que toutes ces races appat- 
tiennent 4 une méme famille, & moins qu'on ne veuille supposer 
qu’il y a pour le genre humain une exception a la régle & laquelle 
obéit tout le reste des étres organisés (p. 34-38). » 

Arrivant ensuite a I’étude des modifications physiologiques et psy- 
chologiques que les circonstances extérieures produisent chez les ani- 
maux, il arrive aux conclusions suivantes : « 4° Les espadces qui ont 
été réduites a I’état-de domesticité, et qui ont été transportées par 
Yhomme sous des climats différents de leur climat natal, subissent de 
grandes variations, dues 4 J’influence climatétique et aux change- 


‘Hybride ou mulet est un individa né de deux esptces différentes. Le fait de l'im- 
puissance de I'hybride pourrait étre utilement employé comme élément des classifica 
tions botaniques et zoologiques, : 


WIMFOIRR NATURELEE DR L'HOMME, 297 


mente dans les cicoonatances exicrieures qui tiennant a |’étgt de dos 
mestication. 2° Ces causes modifient considérablement les propriétés 
etérieures des animaux, telles que la couleur, la nature des tégu- 
ments et du pelage, et, par une action plus profonde, la structure de 
lors membres et jes praportious des diversea parties do jeur corps; 
que ces mémes causes ne se bornent pas 4 modifier las organes, mais 
qu'elles modifient encare leurs fonctions, coastiluant ainsi ce qu’on 


peut appeler des changements physiologiques; qu’enfip tes instincis, 


es habitudes et les facultés intellectuelies elles-mémes n’échappent 


p& a'l’action de ces causes, ¢’eat-A-dire qu’il se produit, gous leur ins — 


ry ue SS 


uence, des changements psychologiques. 3° Cas dernierschangements _ 


ont, en plusieurs cas, produits par I’édueation, at Ja race acquiert 
pula peu un penchant anturel qui pousse les petits a faire les choses 
qui ont été enseigaées a leurs parents; en d'aulres mois, des caractarcs 
psychologiques, tels que de nouveaus inatincis, sont développés dans 
les races par la culture. 4° Ces variéiés sont quelquefois pepmanentes 
| wast longtemps que cette race se propage sans crojsements. Toutes 
tsvariations sont possibies, seulement dans certaines |jmites, et n’al- 
rent jamais le type particulier de l’espéee (p. 99-100). » 

Si lon applique ces données & I’ horama, on Je trouye plus exposg 
quaucune espéce d'animaux aux diverses influences dy climat, et, 
de plus, soumis a l’influence de la civilisation, qui produit sur lui 
ds changements plus gyands que ne saurait le fnjre la domestica- 
lion chez les espdces inférieures. On doit donc s‘atendre a trouver, 
dns les races bumaines, des diversités aussi grandes, a1) moins, que 
tes qui existent entre les races des animaux domeatiques, C’est, en 
det, ce que constate M. Prichard & )’aide des faits nombreux, classés 
mthodiquement et judicieusement appréciés; il établit, en outre, 
gil ya un type commuyn spécifique qui 5@ eonserve au milieu de 
wales les variéiés manifpstdes dang les diflérentes races, et que ces 
difiérences les plus notables peu vent toutes rentrer dans les limites du 
principe de la vapiation. 

« L'examen des fajts relatifs aux différences que présoptent, dass 
ks races bumeines, In couleur de la peau, la structure et la disposi~ 
ton des cheveux, les formes du corps et les proportions des parties 
(ie, bassin, membres supérieurs et inférieurs), conduit & conclure 
quaucune de ces déviations ne s’éléve au rang de distinetion spécifi- 
que. Cette conclusion repose sur deux arguments principaux : le pre- 
Mier, Cest qu’aucune des différences en question n’excéde les limites 
des variéiés individuelles, qu’aucune n’est plus tranchée que les di- 
Yersilés qu’on rencontre sans sortir du cercle d’unc nation ou d’une 
famille; le geconi, c'est que les varisiés qui se montrent dans les ra- 





ee ee 


928 HISTOIRE NATURELLE DE L'sOMMER. 


crs humaines ne sont pas, sous tous les rapports, aussi considérables, 
\ beaucoup prés, que celles qu’on voit se présenter chaque jour dans 
jes différentes races d’animaux issues d’une méme souche; et il n’ya 
pas ane seule espéce domestique qui n’offre des exemples nombreux 
de beaucoup plus grandes déviations du caractére typique des espéces 
(p. 476-477). »- 

La comparaison de diverses races humaines, au point de vue phy- 

sivlogique, comparaison fondée sur les faits qu’on a pu recueillir, 
démontre qu’il n’y a point, & cet égard, de différences sensibles entre 
Jes diverses races d’hommes. Relativement 4 la durée de la vie, toutes 
Jes nations ont été soumises par Ja nature 4 une méme loi, toutes les 
fonctions s’exercent partout de la méme maniére, et la menstruation 
méme, que depuis Haller on a cru étre hAtive dans les pays chauds, 
tardive dans les pays froids, paraft 4 peu prés partout en méme temps. 
La femme devient nubile dans tous les climats 4 la méme Epoque; en 
un mot, la différence de climat n’a que peu ou point d’effet pour 
produire des diversités importantes dans les époques des changements 
physiques auxquels la constitution humaine est assujettie; de sorie 
qu’pn peut dire que, devant ces grandes lois de l'économie animale, 
tous Ics membres de Ja famille humaine sont égaux, tous les hommes, 
les blancs et les noirs, se trouvent placés, par la nature, sur le pied 
d'une égalité parfaite (t. H, p. 240 et suiv.). 
- Au point de vue psychologique, si l’on considére l’ensembie des 
étres qui jouissent de |'exercice de la raison et possédeat l’usage de la 
parole, on trouve chez tous (quelque différence qu’ils puissent pré- 
s:nter, d’une famille 4 l’autre, sous Je rapport de l’aspect extérieut ) 
les mémes sentiments extérieurs, les mémes désirs, les mémes aver- 
sions; tous, au fond de leur cceur, se reconnaissent soumis 2 }’empire 
de certajnes puissances invisibles; tous ont, avec une notion plus ou 
moins claire du bien et du mal, la conscience du chatiment réservé 
au crime par les agents d’une justice distributive 4 laqueHe Ja mort 
méme ne peut soustraire; tous se montrent, quoiqu’a différents de- 
ers, aptes 4 recevoir la culture qui développe les facultés de l’esprit, 
a étre éclairés par la lumiére plus vive et plus pure que le Christiz- 
nisme répand dans les 4mes, & se conformer aux pratiques de 1a ré- 
ligion, aux habitudes dela vie civilisée; tous, en un mot, oat la meme 
nature mentale. 


En résumé, les considérations relatives organisation, aux fone 
tions et 4 l’intelligence concordant toutes entre elles et ne démontrant 
aucune diflérence essentielle et typique, M. Prichard se sent pleine- 
ment autorisé & eonclure que toutes les ‘races humaines appartiennest 


BISTOIRE NATURELLE DE L’ROMME. 229 


a une seule et méme cspéce, gu’elles sont les branches d'un tronc 
unique (t. Il, p. 344-345) !. 

Nous avons fait connaiire, autant qu’il était en notre pouvoir et 
que le comportaient les limites qui nous sont imposées, les principes 
du docieur Prichard sur la grande question de |’unité des races hu~ 
maines; mais nos lecteurs ne trouveront dans notre analyse qu’une 
esquisse froide ct inanimée, qu'un exposé succinct et aride; c’est 
dans le hvre méme, dans cet ouvrage qui se distingue aussi bien 
par ja solidité du fond que par |’élégance de la forme, qu’il faut aller 
chercher les déveluppements des conclusions générales que nous avons 
rapportées; c'est la qu’on pourra convenablement apprécier ceite sé- 
vérité de déduction, cette répugnance pour les hypotheses, cette logi- 
que inflexible, cet amour des faits et de |’observation, cette facilité du 
style, si bien rendue par le traducteur, qui funt de |’ Histoire naturelle 
de homme un livre aussi utile qu’atiachant, et digne au plus haut 
point de fixer l’attention des naturalistes, des médecins et des philo- 
sophes aussi bien que des gens du monde. 

Mais notre tache n'est pas encore remplie; nous n’avons pas en- 
core entiérement fini avec l’ouvrage de M. Prichard; il nous reste a 
dire un mot de sa classification des races humaines. 

Mille systémes ont été proposés pour Ia classification des. variétés 
de la famille humaine; mais nul auteur ne s’accorde, ni ceux qui 
considérent le genre humain comme comprenant plusieurs races dis— 
linctes, ni ceux qui n’admettent qu’une race unique divisée en ra- 
meaux ou variétés. M. Prichard n'a pas la prétenuion de donner sa 
classification comme représentant fidélement la nature méme, mais 
il la croit, et avec raison selon nous, établie sur des bases aussi so- 
lides qne le permet l'état actuel de Ja science. « Je m’efforcerai, dit-it 
(p.478), de décrirebridvement les principales races d’hommes, encon- 
sidérant comme familles distinctes celles dont l’existence repose sur 
des preuves historiques, et spécialement sur des preuves dérivées de la 
considération des langues; car, de tous les caractéres par lesquels un 
peuple se distingue d'un autre, la langue est le plus permanent, et on 
peul montrer que, dans beaucoup de cas, il a survécu méme a des 
changements trés-considérables dans les caractéres physiques et mo- 
raux,.... Nous tiendrons compte, en méme temps, des grandes dis- 
linctions physiques dont il a été question dans les chapitres précé- 


‘Déja César Cantu, dans son Histoire Universelle (trad. frangaise, Paris, 1843, 
i. Ie*, yp. 424 et suiv,), c:ait arrive 4 peu prés aux mémes conclusions et par des voies 
analogues, Il a trés-bien résumé tout ce que l'on pouvail dire pour et contre I'unité des 
races humaines. Nous nous proposons du resle de revenir avec quelques détails sur son 
important ouvrage, d¢s que la traduclion en sera plus avancée, 











230 HISTOIRE NATURELLE DE: L’ROMME. 


denta‘, et surtout des divisions relatives 4 la forme des races. C'est 
probablement la plus permanente de toutes les variétés physiques, et 
on ne peut du moins se dispenser d’y avoir égard quand, dans une 
elassification, i! s’agit de distribuer des nations; je m'effurcerai, dans 
celle que je suivrai, de grouper les races qui paraisseot, d'aprés des 
preuves de difléreates natures, avoir dlé, dans les temps anciens, unies 
par des connexions plus ou moins intimes. » 

Chacune de ces races et de leurs variélés est étudiée sous le triple 
point de vue anatomique, physiologique et psychologique; cette pat- 
lie, purement descriptive, de |" Histotre naturelle de Vhomme, offre tout 
Vintérét de Ihistoire et des voyages; elle est remplie de judicieuses 
observations, de renseignements curieux plus ou moins connus, de 
considérations philosophiques et de descriptions animées de |’exté- 
rieur, des moeurs et des habitudes des diverses nations que I'auteur 
passe en revue. L’ouvrage est terminé par une savante comparaison 
des races humaines au point de vue physiologique et paychologique, 
et par une histoire psychologique dus nations africaines: On reconnai- 
tra aisément, en lisant le chapitre sur l’introduction du Christianisme 
parmi les Hottentots, que le docteur Prichard est protestant. Une table 
alphabétique et tres-détuillée des matiéres, placée 4 la fin du second 
volume, facilite les recherches ef montre toutes les richesses de 1’ His- 
toire naturelle de Chonune. | 

Nous commelirions un oubli impardonnable si nous meitions fin 
a4 ce compte-rendu sins témoigncr toute notre reconnaissance a 
M. Roulin, qui s'est si bica gcquitté de sa tache ingrate de traduc- 
deur, ef qui a rendu un vrai services @ la science en [aisant passer 
dans notre langue un ouvrage qui ne peut manquer d’étre favorable- 
ment accueilli. Nous voulons aussi remercier |'infatigable éditeur, 
qui a’a rien épargoé pour que le papier, le caractére et les nombreuses 
gravures répondent dignement uu sujet et & la maniére doat il est 
draite, 

Cc. M. 


1 C'est-a-dire la structure et la couleur de la peau, la disposition des cheveux, les 
formes du corps, fes proportions des membres, etc, 


LETTRE A M. THIERS 


A VOCCASION DE SON RAPPORT SUR LE PROJET DE LOI 


RELATIF A L’INSTRUCTION SECONDAIRE. 


Monsieur, 


Permettez 4 l'un des chefs d’institution ecclésiastiques aca 
eueillis et entendus par vous, il y a peu de jours, avec tant da 
bienveillance, de vous présenter quelques observations nou- 
velles a l'occasion du Rapport que voug venez de publier. 

Toute la France a lu ce Rapport avec l’empressement que 
devait exciter le travail d’un homme tel que vous, parlant au 
nom d’une Commission de Ja Chambre élective, et sur l'une des 
questions les plus graves et les plus vivement débattues en 
notre temps. Vous devinez aisément lintérét tout spécial qu’il 
avait pour mes collégues et pour moi. Il nous tardait de voir si 


sa 


les observations que nous avions eu ’honneur de soumettre ala 


Commission avaient laissé quelques traces, exercé quelque in- 
fluence sur des esprits si distingués, et qui paraissaient sincd~ ” 
rement désireux de connattre la vérité tout entiére. 

Oserai-je vous dire que nos espérances ont été bien impar-, 
faitement réalisées? 

Nous avons sans doute retrouvé, dans la partie du Rapport 
qui nous concerne, Jes mémes expressions bienveillantes, les, 
mémes égards dont vous et vos honorables collégues aviez usé. 
avec nous dans nos conférences sur Je projet de loi; mais nous. 
avons yu avec peine que nous n’avions pas été assez heureux, 
pour détruire quelques idées peu exactes dont vous nous aviek, 





a» # 
- MeN ™~ 
—— Ay Y™N 


389 LETTRE A M. THIERS 


paru préoceupés, tant sur l’éducation morale et religieuse en 
elle-méme que sur la maniére dont elle se donne, et sur les ré- 
sultats quelle produit, dans les colléges laiques et dans les 
nétres. 

C’est sur ce point, Monsieur, et sur ce point seulement, que 
je me permets de vous adresser aujourd’hui quelques respec- 
tueuses, mais libres observations, telles que vous les désirez, 
telles que vous les provoquez par la franchise et la netteté de 
votre langage. 


Vous aviez apercu vous-méme, Monsieur, et signalé en plu- 
sieurs endroits de votre Rapport immense difficulté que pré- 
sente une question si délicate. Vous aviez reconnu que vous 
manquiez des documents nécessaires pour la résoudre. Je dis- 
cuterai bientét la valeur de ceux sur lesquels vous vous étes 
fondé pour donner la préférence, sous le rapport religieux et 
moral, aux établissements laiques, et les considérations que 
vous invoquez a l’appui de cette maniére de voir. Mais, avant 
tont examen des faits , avant toute théorie sur les lois du cceur 
hamain, it est une question fondamentale que vous ne paraissez 
pas avoir apercue. 

' Ne faudrait-il pas savoir d’abord ce qu’on doit entendre par 
une education religieuse et morale, ou plutdt ce que c’est que la 
religion, ce que c’est que la morale, ov est la vérité compféte et 
pure; quels sont tous fes devoirs que Dieu nous impose? — Une 
ois ces questions résolues, et alors seulement, il serait possible 
de discuter sur l’étendue, le caractére et les meillenres condi- 
tions d’une éducation religieuse et morale; il serait possible de 
comparer les résultats que produisent les établissements divers 
finstruction publique. 

Or i] nous est permis de craindre que vos idées sur ce point 
capital, comme celfes de beaucoup de gens du monde assez 
éclairés d’ailleurs, ne soient encore un peu incomplétes et 
vagues, lorsque nous vous voyons vanter, avec complaisance et 


’ dans restriction , notre siécle et notre pays, et produire leur 


état religieux et moral comme la justification ta plus simple de 
Héducation laique. 

Si, & vos yeux, il y a actuellement en France et dans la jea- 
messe assez de religion, assez de foi, assez de verta, nous 


SUR L'INSTRUCTION SECONDAIRE, 338 


reconnaissons volontiers que la plupart des institations laiques 4 
sont propres A perpétuer un état de choses qui vous sembie 
satisfaisant. 

Mais sila religion est autre chose qu'une froide tolérance poar 
des croyances qu'on ne partage point, et pour des pratiques 
dont on se dispense; autre chose que ce vague instinct qui 
avertit la société et homme da malaise qui les tourmente , sans 
en montrer Je reméde ; autre chose qu’ane demi-conviction sur 
quelques vérités générales mal définies, avec un doute plus on 
moins respectuenx sur les dogmes spécianx qui font le chrétien 
et le catholique; alors certes on pourra se sentir moins de con- 
fianee dans les résultats dont vous vous applaudissez. 

Si an homme vraiment honnéte et vertueux n’est pas soule- 
ment celui qui évite les erimes et les scandales flétris par l'opi- 
nion publique ou par la justice humaine; si la pureté des 
mears, et je dis la pureté telle que l’explique, telle que l’im- 
pose l’Evangile; si la squmission volontaire et cordiale a l’au- 
torité sociale et a V’autorité paternelle; si la moddration des 
désirs, l’esprit de dévouement, Ja charité ebrétienne sant des 
devoirs réels, dont la pratique est indispensable au bonheur des 
individus comme au repos des familles et des sociétés, alors 
certes on pourra, sans calomnier la plus grande partie de son 
pays et de son siécle, sans étre un utopiste et un déclamateur, 
penser qu’il y a quelque chose de pilus ou de mieux & faire que 
ee qui se fait pour I’éducation morale de la jeunesse. 

H est des choses, Monsieur, que i’esprit le plus étenda et le 
plus facile, et méme un certain degré de bonne foi, ne suffisent 
pas toujours & faire comprendre. La religion est lune et la 
principale de ces choses. Napoléon lui-méme, cet immense 
génie, qui apprécia et proclama, au milieu des folies et des fu- 
reurs de l’impiété, la nécessité sociale de la religion, et voulut 
relever Eglise de ses ruines, Napoléon se trompa, lt aussé, 
comme vous j’avez trés-bien remarqué, sur la vraie nature de 


‘ Dans tout le cours de cette Jettre, quand nous parions du caracttre relatif des 
dablissementslaiques et des maisons ecclisiastiques, fl est entendu que nous admettons 
watant dexeeptions particulidres qu'on voudra. Neus recenneissons avec plaisir qu'fl 


ya ds laiques, sincerement chrétiens et pieux, qui dirigent leurs élablissemenisdenspa — 


excellent esprit religienx, et il est malheureusement vrai, d'aulre part, que l’habit 


ecclésiastique n'est point toujours une garantie infaillible de désintéressement, de lu-_ - 


mntres, de piété et de xtc. 





284 LBEITRE A M. THIERS 


cet élément céleste, qui joue un si grand rdéie dans les destinées 
de homme et dans celles du monde. Comme tant d'intelligences 
élevées , mais incomplétes , comme tant de cceurs: générenx, 
mais non affranchis de tout préjugé et de toute passion, admi- 
rant et aimant la religion, mais dépourvu de ces croyances 
précises et fermes qui seules constituent la foi; étranger, par 
ses habiludes et par celles de son temps, a1’observance des lois 
que l’Eglise impose 4 ses fidéles; en un mot, n’étant religieux 
" que par bon sens, chrétien que par les instincts ‘de sa grande 
Ame et par les impressions de son enfaace, catholique que par 
sa haine de l'anarchie et son amour passionné de l’unité, Na- 
poléon se trompa et dut se tromper plus d’une fois quand il 
voulut traiter des affaires religieuses; et dans combien d’erreurs 
plus funestes encore ne fat-il pas tombé, s'il n’eit écouté quel- 
quefois, avec une docilité qui honore son génie , les.conseils 
@ hommes plus éclairés que lui sur ces délicates questions? 
- Non, Monsieur, la Religion, |’Eglise, ses vooux, ses besoins, 
ne seront jamais bien compris que par ceux qui partagent com- 
plétement nos croyances. Et voila pourquoi il est si difficile de 
s’entendre sur le meilleur systéme d’éducation publique. 
Beaucoup d’hommes en France, hommes de bonne foi et esti- 
mabies & certains égards, peuvent croire sincérement que les 
colléges font assez pour |’éducation morale et religieuse de leurs 
éléves, parce qu’ils se croient eux-mémes assez religieux et 
assez vertueux ; et ils se demandent avec une sorte de naiveté 
si ce serait, aprés tout, un si grand mal que leurs enfants, que 
leurs concitoyens fussent tels qu’ils sont eux-mémes, tels qu’ils 
se félicitent d’avoir été formés par l'éducation séculiére, 
. A cela, Monsieur, que pouvons-nous répondre?... 


Nous reconnaissons donc volontiers que, la religion et la mo- 
rale étant comprises par beaucoup de personnes autrement que 
ne les comprend Je clergé catholique, il doit exister deux sortes 
d’établissements d’instruction publique : 

Les uns ow la religion sera respectée, enseignée méme par 
un ministre du culte, et observée librement, sous sa direction, 
par ceux des éléves qui le jugeront convenable ; établissements 
destinés indifféremment & tous les cultes, et plus spécialement 
peut-étre aux familles qui n’attachent pas une grande impor- 
tance a la distinction des cultes, et se contenteraient volontiers 


—— ge eee gee ee 


SUR L INSTRUCTION SRCONDAIRE. 335 


que leurs enfants suivissent & cet égard les usages du monde; 

Et d’autres établissements essentiellement religieux, ot les 
croyances et les préceptes da Christianisme tiennent le pre- 
mier rang dans l’esprit des maitres , comme dans les intentions 
des familles; ou, sans exercer aucune contrainte, on emploie 
tous les moyens honnétes et légitimes pour graver profondé- 
ment dans esprit des éléves les vérités de la foi, et pour les 
former & Ja pratique des vertus chrétiennes; des établisse- 
ments dont le bnt avoué soit de conserver, d’augmenter, de 
propager dans la société, par le moyen de I’éducation, les doc- 
trines précises et les saintes observances du Catholicisme. 

Cette distinction une fois posée, si les partisans du premier 
systeme d’éducation prononcent, 2 ce point de vue, |’infério~ 
rité relative du nétre, comme moins conforme & ce qu’ils ap- 
pellent les idées da monde, les besoins du siécle et l’esprit de 
nos institutions, nous acceptons, ou du moins nous ne discule- 
rons ‘pas ce jugement, puisqu’il fandrait discuter la vérité méme 
de la religion catholique. 

Ce n’est pas que le clergé et tous les hommes vraiment reli- 
gieux et chrétiens , les hommes de foi et de pratique , ne soient 
aussi, dans un sens trés-juste, des hommes de leur pays et de 
leur siécle; quoi qu’on en dise, nous connaissons )’époque ot 
nous vivons, nous admirons tous les progrés utiles , nous ne re- 
gardons point Ja liberté comme une ennemie, nous croyons 
comprendre, aimer et servir notre pays et notre siécle; mais, 
encore une fois, nous accepterons la condamnation portée 
contre nous et notre méthode d@’éducation au nom de principes 
et didées qui ne sont pas les ndtres; et sans injurier les chefs 
fétablissements lafques, sans les calomnier, sans les accuser 
dimpiété , leur accordant méme ce gu’ils s’attribuent comme 
leur mérite propre et leur caractére distinctif, nous pourrions 
dire & la plupart d’entre eux : 

« Vous étes du monde, vous représentez le monde, vous 
continuez le monde par votre systéme d’éducation, le monde, 
non-seulement en ce quitl a de metileur', c’est-a-dire dans son 
respect pour la religion, mais aussi, éviderment, dans ce qu'il 
ade moins bon 4 nos yeux, dans son indifférence pratique poor 
la religion, dans son scepticisme a l’égard des dogmes révélés, 


7 Rapport de M. Thiers. 


ee ee a ie 





Ya a~ryTrr 


236 LETTRE AM, YHIRRS 


Vous n’étes pas impies, mais osez—-vous vous dire chrétiens? 
Vous secondes, dit-on, de tous vos efforts le ministre du cute 
chargé d'enseigner la religion dvos éléves!. Quels-peuvent étre 
ces efforts, sinon. de simples mesures de police? quel peut étre 
ce concours, si vous ne croyez pas, si vous ne pratiquea pas 
yous-méme ? Nal n’a le droit de vous demander, et vous n’avez 
pas besoin d’afficher un zéle qui s’accorderait mal avec vos 
principes, vos habitudes personnelles et votre position méme. 
Soyez ce que vous étes : des hommes honpétes, des adminis- 
trateurs habiles ; inculquez a vos éléves les principes toujours 
respectables et utiles de la probité et de ’honneur, lesprit de 
tolérance, et le sentiment des convenances religieuses; mais ne 
vous posez pas en apdtres! Ni |’Etat, dont quelques-uas de 
vous sont les agents, ni la majorité des families qui vous con- 
fient leurs eafants, ne vous demandent ce prosélytisme religieux. 
Beaucoup de péres ne remettent leurs fils entre vos mains que 
parce qu’ils seraient fachés de les voir un jour plus religieux 
ou autrement religieux qu’ils ne le sont eux-mémes. Remplis- 
sez leurs intentions, voila votre rdle. 

« Mais il y a d’autre part, en minorité peut-étre, des fa- 
milles eesentiellement chrétiennes, fermement attachées & Ja 
foi et fidéles aux pratiques, & toutes les pratiques de la reli- 
gion catholique; leur veeu le plus cher est de transmettre a 
leurs enfants une foi et des habitudes qu’elles regardent comme 
les premiers des biens, pour ce monde et pour Vautre. Or, ces 
families, qui ne respectent pas seulement la religion, mais qui 
y croient; qui ne s’arrétent point aux convenances, mais qui 
voat jusqu’a la pratique réelle des observances catholsques; 
qui ne bornent point leurs veeux ace que lears enfants soient 
des hommes honnétes selon les idées du monde, mais qui les 
veulent chrétiens et pieux, et dans la jeunesse et pendant 
toute leur vie; ces familles recherchent pour lears enfants des 
maitres vraiment chrétiens, des établissements ow la piété ne 
seit pas seulement tolérée, mais oi: elle soit ea honneur, oi 
elle soit dominante, ou elle entre dans )’esprit , dans les habi- 
tudes générales, et, pour ainsi dire, dans lair méme que res- 
pirent les jeunes éléves. En bonne conscience, Messieurs, étes- 


"yous ces maitres? ces maisons sont-elles [es votres?... 


{ Rapport de M, Thiers. 


SUR LNSERUCTION GRHONDARE. _ 237 


¢ Laissens donc ia les injures, et les ealomopies, et tes vaines 
prétentions, et les récriminmations améres. Vivons en paix, les 
uns a cdté des autres ; nous ne ponvons nous suppléer, ne cher a 
chons point & nous sapplanter. Les iastituteurs ecelésiastiques 
ne peuvent ni ne veulent faire votre besogne, et vows ne pouves 
ni voulez davantage faire la leur. Nos maisens ecclésiastiques 
ne conviennent poiat & toutes les families ni & tons les éléves, 
et les vétres ne satisfont pas & tous les besoins, ne soffiseat 
point & rassurer toutes les inqui¢tades. A vous le monde, y __ 
compris san respect pour la religion; a nous la religign, y com- 
pris sa haine poar les erreurs et les désordres da monde, et son 
inaltérable charité pour cenx gui errent, et le respect qu'elle 
inspire pour toutes les convepances légitimes de la société, et 
laforce supérieuré gu’elle nous donve pour remplir tons nog 
devoirs d’homme, de citoyen et de chrétien. Travaillons eha- 
can de notre cité, selan nos principes ou nos intéréts; les fa- 
milles et )’avenir jugeront entre vous et nous. En attendant, 
puisqu’il est. des points commons sur Jesquels se rencontreroat 
toujours les veeux de toutes les familles et les efforts de tous 
les mattres, rivalisons do zéle pour assurer & nos éléves cea 
avaniages incoatestés, l'amour de la régle et da travail, ene 
instruction solide et varide, un caractére aimable et ferme, et, 
par dessus. tout, la sainte innocence des meeurs. » 


4 
5 
y 
s 
9 


Jesuis persuadé, Monsieur, que la plupart des chefs d’éta- 
blissements laiques reconnaitraient la justesse de ce langage, et 
accepteraient cette distinction si réelle, si bien sentie par les 
families , si conforme dans le fond & ce quia été mille fois répété 
ala tribune et dans la presse par las adversaires du clergé! 
Plusieurs passages de votre Rapport semblent aussi rentrer 
dans cette idée; mais jai hate de dire, avec bonne foi, qu'en 
réalité vous n’entendez pas ainsi les choses. Vous inclinez & 
croire que, méme le but de |’éducation étant admis tel que le 
pose fe clergé, celui-ci ne l’atteint pas mieux, quand il se voue 
a lenseignement, ou, pour exprimer votre véritable pensée, 
qu'il Yaticint moips bien que les. autres institeteurs; an ue mot, 
vous. supposer, et voue cherchez:a proaver, que nes éléves vas 
lent moins, et doivent moins valeir, sous le rapport religieux et ~~ 
moral, que les éléves des établissements séculiers. 

Gette thése est an pen nouvelle, Monsieur; elic n’a pas ca< 


SSL SSS 


346 -  LETPRE AM. THIENS |” 


core péndtté dans la conviction des familles chrétiennés. Sose- 
rais vous demander si vous avez souvent va ua pére chrétien, 
dans le sens vrai et complet du mot, une mére pieuse, déli- 
béraat sar le choix du collége oiils' placeront leur fils, se déci- 
der pour un établissement laique précisément parce qu’il est 
laYque, et qu’a ce titre sent leur sollicitude religiouse y trouve 
définitivament de plus solides garanties pour la piété, le carac- 
fére et les moeurs de leur fils?... 

Mais en vous voyant énoncer cette assertion et vous ingénier 
4 la rendre moins improbable, on se demande tout d’abord ce 
qu’elle a & faire avec le pfojet de loi. On se demande si une 
Commission nommée par l’un des trois grands pouvuirs de l’E- 
tat pour délibérer sur organisation générale de l’enseigne- 
ment secondaire devait descendre 4 la discussion du mérite 
relatif de tels ou tels établissements rivaux , soumis & la méme 


. autorité, ayant droit & la méme protection, ou du moins a l’im- 
~ partialité de l'Etat, qui doit planer au-dessus de tous les inté- 


réts particuliers. On se demande enfin, en lisant ce travail si 
remarquable & d’autres égards, s'il était digne de vous, et de 
la commission dont vous étes lorgane, de faire ( pardonnez-moi 
la liberté de cette expression) d'une partie de votre Rapport 
un prospectus & usage des établissements laiques. 


Car enfin que peut-on voir autre chose dans des phrases tel- 
les que celles-ci: «Ons’y adresse @ Uesprit et au ceur des en- 
« fants par des moyens qui sont communs & tous.... On agit sur 
« le ceur de la jeunesse par la puissance de la régle... L’instruc- 
« tion religieuse est aussi soigneusement donnée dans les colléges 
« laiques que dans les colléges tenus par les ecclésiastiques.... 
« Les pratiques religieuses y sont aussi fréquentes et aussi exac- 
« tement observées... Les mattres respectent profondément la re- 
« « ligton, etc., etc.» 

A tout cela, Monsieur, nous disons de grand ceeur : Ainsi soit- 
il! et je me garderai bien de discuter aucune de ces assertions 
consolantes. 


_ Mais je puis, sans inconvenance, examiner quelques traits du 
paraliéle que vous établissez entre les colléges royaux d’ane 
part, dt les institations particuliéres de l'autre. Comnie vous 
ne diftinguez point, sous ce dernier titre, nos établiesements 
des institotions séculitres, je répondras seulement pour ce qui 








SOR L INSTRUCTION SRHCONDAIRE. 239: 


nous coficerne , leissant & nos collégues laiques le soin de s’ex- 
pliqaer sar ce qui les touche. 

Le caraetére des colléges royauz, dites-vous, c’est une discipline 
inflexible, c'est la régle en toutes choses. La, devant des proviseurs 


foncttonnatres publics, indépendants par postiton, ne cherchant: 


pes d condescendre @ ia fathiesse des parents, tous tes éléves sont 
tyeust, etc. Voilh de beaux modéles; mais , grace 4 Dicu, ils ne. 
sont pas inimitables. Nos éléves et leurs parents, et tous ceux 
qui connaissent le régime de nos maisons, n’apprendraient point 


sans étonnement que chez novus la régle et Ja discipline Aéchis~ _ 


sent aisément au gré des familles, qu’en entrant intimement | 


dans leurs sollicitades et teurs affections nous condescendons & 
leurs faiblesses, que nous n’imposons pas la méme [oi a tous nos 
dléves. Et si par la discipline et la régle il est juste aussi d’en- 
tendre observation exacte de cette régle, le calme, le silence, 
ordre, la ponctualité dans tous les exercices et les mouvements 
généraux, l’obéissance aux ma(ttes chargés de la surveillance, 
est-il incontestable que tout cela soit moins satisfaisant dans nos 
maisons ecclésiastiques que dans les grands colléges de I’ Ktat ? 
Est-ce la l opinion publique, celle des éléves, celle des maitres 
eax-mémes?... 

Vous ajoute’ : Ss une fate yrave est commise dans wn collége 
royal, le proviseur expulse sans fathlesse, et les établissements sont 


inmédtatement épurés. Je ne vous dirai pas que l’on a entendu: 


d'estimables proviseurs se plaindre de la géne ott Jes met quel- 
quefois, dans des circonstances critiques, la complication des 
rouages administratifs. Mais ce que vous ne savez point, Mon- 
Sieur, e’est que l’un des reproches adressés & nos maisons 
ecelésiastiques porte précisément sur la facilité extréme, dit- 
oo, avec laquelle nous plongeons dans le deuil de respectabies 
familles, en pronoacant contre leurs enfants l’arrét fatal de 


exclusion, pour des fautes qui, ailleurs, eussent trouvé plus — 


dindulgence. — Tout chef d’établissement qui se respecte et 
comprend ses devoirs doit se montrer inflexible toutes les fois 
qu'une faute grave est commise, et que la discipline, les bon- 
hes meenrs, le bon esprit, exigent un sacrifice ou un exemple; 
et lui seul, le plus souvent, étant capable d’apprécier la gra- 
vilé de certaines fautes, la nétessité de certaines mesures, il 
doit se résigher a dtre taxé quelquefuis de sévérité excessive, 
et d’sne sorte de cruauté, par les parents malkeurcux et 





940 “LETTRE A MN. TIERS 


par le public méme. La faiblesse, en ce genre, pent s‘allier 
avec les plus estimables qualités : elle suffirait néanmoins pour 
paralyser le bien et propager le mal.dans des établissements 
dirigés d’ailleurs par des hommes d’un grand mérite et ani- 
més des plus droites intentions. Mais elle est rare dans les 
établissements ecclésiastiques, et c’est la, pour. beaucoup de fa- 
milles, an titre de plus 4 leur confiance. Elless’attendent a trou- 
ver une vigilance plus consciencieuse et plns intelligente dans 
des hommes auxquels leur position, leur foi, leur caractére, le 
zele des 4mes, la connaissance approfondie des miséres humai- 
nes et de leurs remédes, doivent donner une volonté plus éner- 
gique et des ressources plus efficaces pour combattre toutes les 
maladies morales de la jeunesse. Aussi voyons-nous tous les jours 
des parents qui, sans étre tout & fait chrétiens, sans apprécier 
a leur valeur l’importance de Ja foi et des pratiques que nous 
inculquons 4 nos éléves, mais pleins de sollicitude pour d'autres 
intéréts non moins sacrés, et alarmés quelquefois par le souve- 
nir de leur propre éducation, remettent leurs fils entre nos 
mains dans la confiance que nous ferons tout ce que peut faire 
up maitre consciencieux et un prétre zélé popr la conservation 
du plus précieux trésor de l’enfance. . 

Cet instinct des familles serait-il, par hasard, ce qui fait 
craindre a certaines gens que la liberté d’enseignement ne 
tourne au profit du clergé? 

En réalité, Monsieur, les parents ne sont-ils pas les meilleurs 
jages de ce qui Jes intéresse si fort? Malgré Pinsouciance cou- 
pable de quelques-uns, malgré les préventions défavorables 
a.la religion et au clergé qu’un grand nombre peuvent avoir 
recueilli dans un certain monde et par l’action d’une certaine 
presse, c’est encore & leur jugement que nous nous en rappor- 
tons avec le plus de confiance. Le pére vaut souvent mieux 
que homme, et surtout que l’homme politique. Dans le coeur 
et lesprit d’un pére, délibérant et agissant comme pére, les 
intéréts de parti, les préoccupations du moment, les flactua- 
tions passagéres et souvent factices de l’opinion, ont beaucoup 
moins d’accés que chez l'homme d’ Etat le plus éclairé et qui se 
croit le plus indépendant. ; ; 

Revenons & votre éloge des colléges royaux. 

Ce qui vous y plait encore, et par-dessus tont, c’est une fran- 
chise de trattement QUI NEST NULLE PART PORTER AU MEME DEUGRE. 


SUR L’INSTRUCTION SEGONDAIRE. 241 


Quel est le sens de cet éloge et de cette critique indirecte? 
Youdriez-vous parler de la franchise des punitions ? On dit, en 
effet, que les jeunes lycéens sont menés assez rondement, pour 
me servir d'une expression vulgaire; les partisans exclusifs du 
régime militaire, ceux qui ne voient rien de mieux pour un col- 
lége que de ressembler 4 une caserne, ceux qui comptent beau- 
coup sur la salle d’arréts peur former homme moral, ceux-la, 


| dis-je, pourraient reprocher un peu d’indulgence et de mol- 


lesse au régime paternel des institutions ecclésiastiques. En- 
tendez-vous par la franchise de traitement esprit de franchise 
qurégne entre les éléves et les maitres ? Voulez-vous dire que 
les leves de vos colléges sont plus libres, plus ouverts, plus a 
aise, plus confiants, plus affectueux, je ne dis point vis-a-vis 
des proviseurs avec lesquels ils ont rarement 4 faire, mais vis- 
i-vis de ces maitres d’étude, de ces surveillants, qui sont leurs 


 Yéitables instituteurs, et avec lesquels presque seuls ils sont 


ea contact dans tout le cours de leur éducation? Les amis les 
plus sincéres de l’Université, et ceux qui connaissent le mieux 
lerégime et l’esprit des colléges, ont souvent exprimé des re- 
frets et des plaintes difficiles & concilier avec vos éloges ainsi 
compris. Mais peut-étre cette franchise de trattement que vous 
timez tant est expliquée par les paroles qui suivent: 


Les dléves jamais poussés dla délation COMME DANS CERTAINS— 


TABLISSEMENTS, 

Allons droit au fait, Monsieur; ces établissements ne sont pas 
toutes les institations privées en général ; ce sont spécialement 
ks ndtres. C’est nous que yous semblez désigner comme encou- 


reeant la délation parmi nos éléves ; cela résulte clairement de 


lensemble de cette partie du Rapport, et d’autres indices que 
vous connaissez. 

Nous ne rappellerons pas lorigine de cette imputation; mais 
hous vous avouerons que, de toutes les insinuations défavora- 
bles renfermées dans votre Rapport contre les colléges ecclésias- 
liques, celle-ci est pour nous la plus inattendue et la plus péni- 
ble:—la plus pénible; car rien n’est plus douloureux pour des 
hommes de coeur que d’étre soupconnés de bassesse, que dis-je? 


‘ccusés d’ériger la bassesse en devoir, de s’en faire un moyen — 


deronvernement, un moyen d’éducation! —la plus inattendue, 
parce que nous nous flattions qu’aprés les explications nettes et 


franches données devant vous et devant Ja Commission, aprés _. 


Vit. 11 


~ we » 


242 LETTRE A M. TIERS 


des protestations de notre part qui ont dd étre aussi chaleu- 
reuses que celles que vous rappelez avoir été faites sur un au- 
tre article, parce qu’elles procédaient de convictions aussi 
sincéres, nous espérions, dis-je, que nous ne verrions point re- 
paraitredans votre rapport ce mot odieux, cet injurieuxsoapcon. 
C’est 1a une nouvelle et triste preuve des traces facheuses que 
laisse souvent dans les esprits les plus droits la calomnie méme 
la plus absurde, quand elle est répétée avec audace par la mal- 
veillance et l’envie. 

Vous exprimez, me dira-t-on, vos sentimen(s personnels, et 
vous supposez naturellement qu’ils sont partagés par tous vos 
confréres; mais en étes-vous sir? Connaissez-vous toutes les 
maisons dirigées par des prétres? N’en est-il pas of! un zéle mal 
éclairé, le désir, louable d’ailleurs, de découvrir Je mai afin d’y 
porter reméde, font recourir & des moyens de surveillance 
qu’on n’ose avouer, ct provoquent des délations qui compro- 
mettent la noble délicatesse du caractere? — Nous ne connais- 
sons pas sans doute tous les établissements ecclésiastiques; mais 
gu’on nous permette de le dire, nous en connaissons beaacoup 
plus, et nous les connaissons beaucoup mieux que ceux qui les 
accusent, Nous avons vu nous-méme, et de prés, un assez grand 
nombre de ces maisOas; nous nous sommes trouve en rapport 
avec un plus grand nombre encore d’ecclésiastiques, chefs d’é- 
tablissements universitaires ou autres, supérieurs de petits sé- 
minaires, Jésuites méme, oui, avec ces pauvres Jésuites que l'on 
accuse si généralement d’avoir iatroduit la délation et l’espion- 
nage comme un moyen de gouvernement dans leurs colléges. 
Nous avons conféré, dans l’intimité de la confiance , de tout ce 
qui intéresse l'éducation, de toutes les difficultés qu’elle pré- 
sente, de toutes les ressources que fournissent l’expérience et 
le zéle pour réussir dans cette ceuvre laborieuse. On ne suppo- 
sera pas que nous nous soyons rien caché les uns aux autres. Eb 
hien, je le déclare, je n’ai jamais rencoatré. un prétre employe 
dans l'éducation de la jeunesse gui ne partageAt mon aversion 
pour ces manauvres secrétes, pour cet espionnage occulte des 
élévesies uns par les autres, qu’on prétend faire partie de notre 
systéme d’éducation, et qui auraieat pour résultat inévitable de 
jeter la défiance et la division 1a ot ne doivent régner que la li- 
berté, la confiance et amour. 

Oui, Monsijenr, telle est Ja vérité pure et simple, telle gue je 


SUR INSTRUCTION SECONDAIRE. 243 


fa conhais, et je ne crois pas que d’autres la connaissent mieux 
sur ce sujet. Oui, chez nous aussi, fa franchise de trattement est 
reeardée comme la premiére régle de l’éducation. Les éléves 
sortis de nos maisons reconnaitront avec bonheor les asiles 
chéeris oi: s’écoulérent leurs premiéres années, dans la peinture 
que vous tracez de ces établissements ot la loyauté est respectée 
et encouragée, ot les enfants sont traités comme des hommes (nous 
faisons plus, nous les traitons comme des chrétiens) capables de 
comprendre la justice et de sentir les nobles procédés. Nous souhai- 
tons bien sincérement que les éléves des autres colléges s’y re- 
connaissent de méme. , 

J’arrive & ce qui concerne I’éducation religieuse proprement 
dite ; et, laissant de cété plusieurs phrases ow votre pensée et 
votre langage semblent flotter dans Vincertitude ou se heurter 
dans d’apparentes contradictions, je m’arréte a celle qui ré- 
sume votre opinion définitive : Quant @ nous, nous croyons que le 
ceur de Uhomme libre est plus tourné vers Dieu que le ceur de 
Thomme contraint ; mats nous admettons les opinions contratres. Eh! 
Monsiear , qui a jamais soutenu l’opinion contraire? qui a jamais 
dit, qui a imaginé que le cocur de homme dit et pit étre 
lourné vers Dieu par la contrainte ! 

Nous n’avons donc pas été assez heureux pour retirer de yo- 
tre esprit cette idée complétement erronée , que dans les mai- 
sons ecclésiastiques la religion est tmposée aux éléves? Fant-il 
répéter ce que nous avons dit si expressément et si clairement 
devant la Commission ? — Nous ne serions ni prétres, ni chré- 
tiens, ni raisonnables ; nous blesserions en méme temps le bon 
sens le plus vulgaire, dont on ne peut nous croire dépourvus, 
et les plus graves enseignements de la foi, dont on doit nous 
croire pénétrés ; nous irions absolument contre le but princi- 
palde nos travaux, si nous usions de Ja moindre contrainte 
pour pousser les enfants & la piété, si nous employions des 
moyens qui pussent les porter a Ja dissimulation et a I’hypo- 
crisie. Personne ne préviendra, ne combattra l’hypocrisie avec 
plus de soin qu’un prétre, parce que personne n’en connait et 
nen comprend mieux que lui les horribles résultats, non-seu- 
Jement pour le caractére, qu'elle vicie et fausse, mais pour 
lame, qu’elle méne au sacrilége! Voila tout ce que nous pou- 
vons répondre la-dessus. A ceux qui ne nous croient pas, & ceux 
qui ne nous comprennent pas, & ceux gui ne savent pas com- 














\ 


244 LETTRE A M. THIERS 


ment, sans user de contrainte, sans employer ni punitions, ni 
récompenses, ni priviléges, ni faveurs, par la seule action de la 
foi, du zéle, de l’exemple, et surtout par la vigilance & éloigner 
les obstacles, on peut tourner doucement et librement les caurs 
et les esprits vers Dieu; & ceux qui n’ont pas l’idée de cette 
atmosphére religieuse et pure qui est le moyen le plus effi- 
cace de |’éducation chrélienne; 4 ceux-la nous n’avons rien 
a dire de plus pour notre justification; notre langage serait 
pour eux une énigme; mais il ne lest point pour les péres vrai- 
ment religieux, pour les méres pieuses, pour tous les chrétiens 
sincéres. Il ne devait pas l’étre pour vous, ni pour Jes hommes 
de haute intelligence qui composent la Commission dont yous 
étes Vorgane. 

Nous n’expliquerons pas en quoi nos maisons different réel- 
lement de beaucoup de colléges laiques sous Je rapport reli- 
gieux; mais une comparaison rapidement indiquée mettra un 
esprit aussi pénétrant que le vétre sur la voie de la vérité. Yous 


admirez beaucoup la force des études dans vos grands colléges 


de Paris. Eh bien, le chef de la plus misérable petite pensioa 
ne pourrait-il pas se vanter, avec quelque apparence de raison, 
afficher méme dans son prospectus, que l'on suit dans son éta- 
blissement les mémes méthodes d’ enseignement, qu’on explique 
les mémes auteurs, qu’on fait.les mémes devoirs que dans les 
colléges de Paris? Et ne pourrait-il pas persuader par la a ceux 
qui n’entendent rien aux études que ses éléves ne le cédent 
point & ceux qui se dispulent les palmes de votre grand con- 
cours ? 

A la place de méthodes , d’auteurs et de thémes , mettez ca- 
téchisme, aumdnier, exercices religieux, et vous comprendrez 
parfaitement ce que je ne puis vous exposer ici. 

Mais les faits, les faits, vous écriez-vous! Jes résultats posi- 
lifs ! Si l'on faisait une enguéte?,. si }’on produisait des statist- 
ques ?.. 

Nul ne désirerait plus sincérement que nous une enquéte sé- 
rieuse et comparative sur ]’état religieux et moral des divers 
établissements d’instruction; mais une enquéte de ce genre est 
si évidemment, si absolament impossible, qu’il est a regretter 
que vous en ayez prononcé et répété le nom dans votre Rappor t 
Une enquéte sur la foi et la ferveur des collégiens! des statis- 
tiques sur la pureté de leurs meurs! des chifires constatant 


A 


SUR L INSTRUCTION SECONDAIRE. 245 


lear degré de piété!.. Ah! Monsieur, dans quelle préoccupation 
peut jeter l’habitude des affaires mateérielles et positives!.. 

Mais quoi! ces statistiques de religion et de morale ont été pro- 
duties, dites-vous, pour beaucoup de colléges! Certes nous au- 
rious été curieux d’en voir les éléments et les chiffres! Mais 
parlons avec gravité en un sujet si sérieux. 

Itrésulte évidemment de cet endroit du Rapport auquel je 
fais allasion, que ces statistiques portent sur un seul objet, et 
nous avons & surmonter bien des répugnances pour le nom- 
mer: il s’agit ici DE LA STATISTIQUE DES COMMUNIONS faites par 
les dléves. Voila, d’aprés vous, ce qu’ont produit beaucoup 
de proviseurs de colléges. On n’a point demandé ce document 
aux chefs de maisons ecclésiastiques, et nous ayouons que nous 
raurions pas été en mesure de le fournir. Si nous eussions été 
interrogés sur ce point par la Commission, nous aurions répondu 
quil est des choses si saintes de leur nature qu'il faut craindre 
de les méler & quoi que ce soit de profane; nous aurions dit 
que, de toutes les pratiques religieuses, la communion étant 
celle qui demande Ja plus entiére liberté, ou l’ombre méme, 
non-seulement de la contrainte, mais encore d’une sorte d@’in- 
spection, peut avoir, dans un collége, les plus funestes résul- 
tats, um acte de piété enfin ot nul ne doit intervenir entre 
Dien et J’Ame, si ce n’est celui qui sert d’intermédiaire entre 
fun et l'autre, nous éloignons avec le plus grand soin de nos 
maisons ecclésiastiques tout ce qui ferait supposer aux éléves 
que nous surveillons , que nous comptons leurs communions, 
que nous leur en savons gré, que nous remarquons avec défa- 
veur ceux quis’en abstiennent. Nous aurions profité de cette oc- 
casion pour faire observer, dans lintérét méme des colléges, 
dans l’intérét de leur dignité et de la véritable liberté reli- 
gieuse , combien sont peu convenables certaines notes insérées 
assez souvent dans les journaux, & propos de quelques céré- 
monies locales oti l'on vante le grand nombre déléves qui se sont 
approchés de da sainte table, comme si l’on voulait faire un moyen 
de réclame du plus auguste et da plus redoutable des sacre- 
ments chrétiens. 

Donc nous n’aurions pas produit nos statistiques religieuses. 


Vous faites entendre que vous pourriez citer, a l’appui de 
Yotre thése sur la supériorité des colléges laiques , des fatts s- 


x 


UN NE 


i ae 


946 LETTRE A M. THILRS 


gnificatifs qui vous ont été révélés. Nous eussions préféré une ci- 
tation claire et directe de ces faits & une assertion générale, 
dont le vague rend toute discussion impossible. Et si vous 
dites , ce qui est trés-vrai , que jes faits de ce genre ne peuvent 
étre cités dans un rapport public, nous nous permettrons @ ajov- 
ter qu'il eit été mieux encore, selon nous, de n’y faire au- 
cune allasion; car ces faits, Monsieur, sont une accusation; et 
quand on ne croit pas pouvoir formuler une accusation assez 
clairement pour donner lieu a la défense , n’est-il pas plus gé- 
néreux et plus juste de sen abstenir? 

Du reste, ces faits nous sont connus, et voici en quoi ils se 
résument. 1° Nous ne réussissons point toujours & rendre tous 
nos éléves aussi pieux, aussi ouverts, aussi dociles que nous le 
désirerions , ni ales préserver de toutes les miséres de leur 
fige. Que celui de nos collégues laiques qui se croit plus heureux 
nous jette la premiére pierre. 2° 1] peut méme se rencontrer 
dans nos maisons de fort mauvais sujets, qui y seront peut-étre 
d’autant plus mauvais qu’ils auront résisté davantage & tous les 
moyens employés pour les rendre meilleurs; d’autant plus dis- 
simulés qu’ils auront été forcés de cacher des sentiments et 
une conduite en désaccord avec tout ce qui les entoure. 3° Ces 
sujets dangereux, étant remis & leurs familles dés qu’ils sont 
connus, vont chercher un asile dans d’autres établissements, 
ou ils donnent une idée peu favorable de celui qu’ils ont quitté. 
Que faut-il penser de celui qui les admet? 

Nous avions dit tout cela devant la Commission, qui parat 
satisfaite de nos explications franches et complétes; nous y 
ajouterons, si vous le voulez, d’autres aveux qui prouveront 
toute notre bonne foi. I] peut sortir, et il sort tous les jours, de 
maisons différentes des nétres, des hommes trés-religieux que 
nous serions heureux d’avoir formés, parce que, sans parler 
des puissantes influences de la famille, il y a des Ames droites 
et vigoureuses, fortement trempées, qui sauraient supporter 
Ja liberté Ja plus immodérée, qui s’affermiraient dans le bien 
malgré la latte, et par la lutte méme qu’elles auraient 4 sou- 
tenir contre le maj. — Je dis plus. — Ii est certaines natures, 
bonnes et généreuses dans le fond, mais capricieuses, telle- 
ment indépendantes, tellement impatientes du frein, tellement 
rétives et ombrageuses contre les influences extérieures , qué 
peut-étre elles se porteraient plutdt au bien toutes seules, 4¢ 


SUR L'INSTRUCTION SECONDAIRE. 247 


leur propre mouvement, et méme au milieu des résistances et 
des obstacles, que sous le régime religieux, quoique libre, 
d’une maison ecclésiastique. — Mais ce sont Ia, il faut l’avouer, 
ou des Ames d’élite ou des bizarreries; ce sont des exceptions; 
et soit qu’on discute des faits, soit qu’on raisonne sur des lois, 
faut-il s’attacher a des exceptions? Vous en reVenez, Monsieur, 
a ces lois du ceur humain, et vous demandez si le contraste 
entre le collége et le monde, sous le rapport des opinions morales 
et religteuses (vous auriez pu ajouter : sous le rapport des pra- 
tiques religieuses et des habitudes morales), contraste néces- 
sairement plus frappant pour nos éléves que pour ceux des 
maisons laiques, ne doit pas exercer une ficheuse influence 
sur des esprits et des cceurs encore faibles, leur suggérer des 
doutes, les ébranler, et les porter a la licence, comme a une 
compensation de la contrainte qui leur a été imposée. 


En retirant Vidée de contrainte, sur laquelle nous nous 
sommes déja expliqué, il reste encore la, Monsieur, une ob~ 
jection spécieuse, mais qui n’est que spécieuse. Une étude plus 
attentive de ces lois que vous invogquez, l’expérience surtout, en 
donnent une solution satisfaisante pour tout esprit sincére. Je 
me contenterai de vous demander si, aprés tout, vous voulez 
que, sous le rapport moral et religieux, les colléges ressem- 
blent au monde ; que les éléves y voient, y entendent, y lisent 
tout ce qui se fait, tout ce qui se dit, tout ce qui se lit dans le 
monde. Je demanderai si telle est l’intention des parents, méme 
les moins sévéres en fait de religion et de morale. Je deman- 
derai enfin si un chef d’institution pourrait justifier les dés- 
ordres de son établissement en disant aux familles alarmées : 
Vos fils ne verront-ils pas pis encore dans le monde? N’estil 
pas utile qu’ils s habitaent de bonne heure a tout cela, pour étre 
prémunis d’avance contre les ficheux effets d’an contraste 
trop brasque a la sortie du coliége? 


Quant a l’expérience, voici deux faits pour lesquels nous in- 
Yoquons avec confiance la notoriété publique : 

Le premier, c’est que la plupart des jeunes gens qui ont fait _ 
et terminé leurs études dans les maisons ecclésiastiques restent - 
fidéies dans le monde aux pratiques religieuses ; 

Le second, c’est que la plupart des jeunes gens qui s’hono- 
rent de pratiquer la piété, et qui édifient le monde lui-méme 


4 


eA’ SS /~ 


248 LETTRE A M. THIERS 


par le zéle des wuvres charitables, sont sortis des maisons 
ecclésiastiques. 

Du reste, je le déclare de nouveau en terminant cette lettre, 
nous ne prétendons point attaquer les maisons différentes des 
nétres. Interrogés par la Commission sur ce que nous pensions, 
sous le rapport moral, des divers établissements d’instruction 
publique, nous avons répondu briévement que nous préfére- 
rions les établissements d’ administration aux établissements d'in- 
dustrie privée, mais que nousn’avions aucan détail spécial &don- 
ner ni sur les uns ni sur les autres; que, dans notre conviction, 
les vrais éléments de l'éducation religieuse et morale échap- 
pent aux mesures administratives ausst bien qu’aux vues de 
lindustrie. Tel est le témoignage dont vous avez tiré un parti 


~~ si ingénieux & la louange des colléges de |’Etat. 


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Je netienspas non plusa faire remarquer|'interprétation un peu 
Jarge donnée & notre déclaration sur nos rapports bienveillants 
avec l’autorité universitaire. Soumis 4 ses réglements, satisfai- 
sant avec loyauté a toutes les conditions qu’elle nous impose, 
nous efforcant de remplir de notre mieux nos devoirs d’institu- 
teurs, nous évitons tout naturellement les occasions de conilit, 
de reproches, de plaintes, et ains! nos rapports avec les agents 
de Université, qui sont, aprés tout, des hommes droits et 
éclairés, n’ont rien que de bienveillant et d’agréable. Mais nous 
ne voudrions pas exciter la jalousie des établissements laiques 
en leur laissant croire que l'Université nous prodigue ses con- 
cessions, ses faveurs et ses dispenses. Le privilége méme qu! 
m’a été personnellement accordé, et dont je garde ane recon- 
naissance siacére, puisque sous l’empire du monopole on élait 
en droit de me le refuser, ce privilége a été attaché & des con- | 
ditions si hautes qu’elles justifient l'Université de tout soupgon | 
de partialité en notre faveur !. 

Quant aux examens et & I’équité des juges, les deux chefs d’é- 
tablissement que j’accompagnais devant la Commission, n’ayant 
affaire qu’a la Faculté de Paris, dont personne n’a jamais soup- 
conné la parfaite indépendance, ont déclaré n’avoir pas [a | 


4 L institution de Senlis a obtenu Je plein exercice, A la condition d’avoir qualre 
licenciés és-lettres, un licencié és-sciences physiques ou mathématiques, et trois bacheliers 
ds-letires, Elle remplit toutes ces conditions et au dela; mais elles ne sont peut-tire réa- 
lisées dans aucun des 450 colléges communaux de premitre classe jouissant du pleit | 
exercice, 





SUR L’INSTRUCTION SECONDAIRE. 249 


moindre réclamation & élever & cet égard. Quant a moi, dont 
Tinstitation est placée dans une autre Académie > Jai fait 
observer qu’ayant obtenu depuis peu de temps le droit du 
plein exercice, je n’ai pas eu encore l'occasion d’apprécier les 
dispositions de la commission d’examen devant laquelle devront 
se présenter mes éléves, dispositions que je crois trés—volon- 
tiers équitables et bienveillantes. Mais j’ai profité de cette ab- 
sence méme de tout antécédent pour faire remarquer avec 
plus de liberté combien il est fachenx en principe que les éléves 
dune institution ecclésiastique soient examinés par les profes- 
seurs d’un collége voisin. Or il est A craindre que la réforme de 
cet état de choses, malgré le projet de loi et sous empire méme 
de cette loi, ne soit pour nous indéfiniment ajournée !, 

Comme membre du clergé, connaissant et partageant ses 
wes, nous pourrions aborder ici beaucoup d'autres points de 
votre Rapport et do projet de loi qui touchent de prés 4 ses fn- 
Keréts, ou platdt & ceux de I'Eglise. Attaché aussi par quelques 
liens & P Université, comprenant, sans les partager, les préven- 
tions et les craintes d’un grand nombre de ses membres, nous 
srions peut-étre mieux placé que beaucoup d’autres pour ine 
diquer les moyens de conciliation entre des prétentions, des in- 
léréts, des principes, qui ne peuvent étre inconciliables en ce 
quils ont de légitime et de noble. Mais cet immense travail dé- 
fasserait le but que je me suis proposé dans cette lettre. Nous 
tous en rapportons avec confiance au temps, aux efforts de tous 
les gens honnétes et sincéres, et a Dieu » pour faire triompher 
la vérité et la religion par une juste mesure de liberté, 

Je suis avec un profond respect, Monsieur, votre trés-hum- 
bleet trés—obdissant serviteur. 


L’abbé Pouttet , 
Chef d’institution a Senlis. 


‘Le projet de loi fixe un délai de trois ans pour l’établissement des facultés des 
Ielires dans les académies qui en sont dépourvues, et od les examens se sont faits et 
cutinueront provisoirement a se faire par une commission composée des professeurs du 
collége royal. Or, sur vingt-sept académies, il n’y a actuellement que six facultés des 


ketlres, I! est évident pour tout le monde qu'on n'établira pas vingt et une facuités en 
trois ans, 








/ 


LES VOISINS, 


PAR FREDERIQUE BREMER. -— TRADUIT DE L’ALLEMAND. 


Le Correspondant commence avjourd’hui la publication d’an roman suédois 
dont l'auteur, encore inconnu en France, a acquis depuis quelques années ane 
grande réputation, non-seulement dans sa patrie, mais aussi en Allemagne. Les 
Veisins ,comme les autres compositions de M'le Frédérique Bremer, se recon- 
mandent par loriginalité et la verité des caractéres, par le piquant des récits et 
des descriptions autant que par la sévérité de la pensée. On y voit le tableau 
d'une socicté toute particuliére, éclairée et simple 4 la fois, car dans ces pays 
éloignés la civilisation a bien fait son chemin dans l’intelligence , mais n‘a en- 
core alteint que faiblement les m@urs. A cété des lamiéres modernes, les tra- 
ditions séculaires subsistent encore, les coatumes antiques sont conservées reli- 
gieuscment. Mais Mlle Bremer, en peignant le monde au milieu duquel elle vit, 
poarsuit un but plus élevé; elle veut remettre en honneur l'eaprit de famille, 
faire respecter et aimer la vie d'intérieur, et montrer que les familles ou la reli- 
gion est pratiquée le plus fidélement sont en méme temps les plus solidement 
unies. Ces enseignements, présentés sous une forme toujours variée et ingé- 
nieuse, 80 lient, dans les Voisins, 4 une action d'un grand intérét. 

La traduction allemande des Voisins a déja eu deux éditions, et une traduction 
anglaise vient de paraitre 4 Londres. Nous espérons pour la nédtre le méme succés 
auprés des lecteurs du Correspondant ; nous la publieronus par fragments ot prer- 
que sans interruption. 





Lettre I. 
Rosenwick, le 4°" juin 48.00 
FRANCISKA WERNER A MARIE u”*", 


Me voici enfin chez moi, chére Marie. Le toit qui m’abrite, Ia table 
ov je t’écris, tout m’appartient, car tout appartient 4 mon ours. « Quel 
ours? » me demanderas-tu. Et qui serait-ce, sinon mon mari? Je 
l’appelle ours, parce que ce nom lui va parfaitement. Je t’écris pris 
de la fenétre. Le soleil se couche; deux cygnes errent sur le lac e 
sillonnent son miroir limpide. Trois vaches, — mes vaches, s'il vous 
plait, — paissent au vert rivage, et j’admire leur beauté, leur calme 
et leur air grave. Une grosse fille arrive, portant un baquet plein de 
lait. Les belles vaches! le beau lait! Mais tout n’est-il pas beau e 
parfait 4 la campagne? L’air et les hommes, les repas et les senti- 
ments, la terre et le ciel, tout y est frais et vivifiant. 

Je vais d’abord t'installer chez moi... Mais non; il faut auparavant 


LES VOISINS. 251 


reprendre tes choses d'un peu plus haut. Place-toi sur la colline 
d‘od j‘aspercus pour la premiére fois la valiéa que nous habitons, et 
qui est située dans la province de Smaeland. Vois-tu rouler une 
voiture dans des nuages de poussiére? L’ours y cst assis avec sa petite 
femme, qui avance la téte avec curiosité. Le jour est a son déclin, le 
repos da soir s‘étend sur la belle vallée. Dans le fond, de petits Jacs 
aux eaux limpides; sur leurs rives, de frais bocages. Des champs de 
blé couvrent les flancs des montagnes grisAtres, et de riantes maisons 
blanches brillent entre les arbres. Des colonnes de fumée, partant des 
hauteurs, s’élévent de tous cdtés vers le ciel serein. On dirait des vol- 
cans; ce sont de paisibles feux d’herbes des champs. Je me sens ravie 
de ce tableau; je me penche en avant, ef pense a fa vie des champs, 
4 une heureuse famille, au paradis terrestre, & Adam, a Eve... Tout 
3 coup ours pose sur moi ses grosses pattes, me serre a m’étouffer, 
et m’embrasse tendrement, tout en me priant de me plaire a Ro- 
senwick. 

Dans cette valiée je trouvais donc ma nouvelle patrie, ma nou- 
velle famille; 14 désormais devait s'ccouler ma vie... Nous quittames 
ks hauteurs, et, pendant que la voiture roulait rapidement sur une 
belle route, l’ours me nommait chaque habitation sur le bord da 
chemin, chaque maison que nous découvrions av milicu des arbres. 
Je ’écoutais; je croyais péver. Tout 4 coup il me dit avec un accent 
particulier : « Ici habite ma chére mére!. » Puis la voiture entra dans 
une cour, et s'arréta devant une grande et belle maison. 

« Comment! nous descendons ict? 

— Qui, ma chére. » 

J'Stais surprise et un peu mécontente. J’aurais préféré descendre 
chez moi, pour me préparer & la rencontre de la belle-mére de mon 
mari; ce qu’on m’avait dit de cette dame, et le respect qu’elle inspi- 
nit a fours, me fatsatent redouter un peu cette premiére entrevue. 
le moment me parut mal choisi; mais l’ours a ses idées, et je vis bien 
qu'il n’aurait pas été prudent de lutter. 

C’était un dimanche, et l’on entendait dans Ia maison les sons ani- 
més d'un violon. « Tant mieux! » dit l’ours; et, sautant lourdement 
a terre, il m’aida & effectuer ma descente. Quant aux males, pa- 
quets, etc., if n’y fallut pas songer. Mon mari me prit la main, me 
fit monter un esealier conduisant 4 un beau vestibule, et m’entratna 
vers la porte, @ travers laquelle on entendait le bruit de la musique 


’ Ces mois: Ma chere mére, se trouvent en fraucais dans Voriginal suddois; l'on a 
ra devoir suivre exemple du traducteur allemand qui Ics a cunservés. On yerra 
plus loin l’explication de ce nom familicr, donué & l'un des principaux personnages 
du hivre. 





—- ee 





952 LES VOISINS, 


et de la danse. « Danser dans ce costume! » me disais—je, Je voulais 
au moins secouer la poussiére de ma robe, ajuster mon chapeau, 
donner un coup d’ceil au miroir. Impossible. L’ours, me tenant par 
Je bras, m’assurait que j’étais charmante et m’offrait ses yeux pour 
miroir. Je fus assez impolie pour lui répondre qu’ils étaient trop pe- 
tits, 4 quoi il répliqua qu’ils n’en étaient que plus bri}lants, puis il 
ouvrit la porte de la salle. Mon effroi diminua quand je vis que le 
bal se composait de domestiques et de servantes parés de leurs hs- 
bits de fete, qui tournaient galment ensemble. His étaient si bien 
absorbés par la danse qu’ils nous apercurent a peine, et mon mari 
-m’entraina a l’autre extrémité de la chambre. La, sur un siége élevé, 
je vis une femme grande et forte, a l’air grave, qui jouait du violon 
avec entrain et sérieux, en battant fortement la mesure du pied. Elle 
était coiffée d’un grand bonnet d’une forme singuliére, et que je ne 
puis comparer qu’a un casque. Sa figure exprimait la bonté, mais 
son air était assez étrange. C’était la belle-mare de mon mari, la gé- 
nérale Mansfelt, ma chére mére, en un mot. Ses grands yeux noirs sé 
dirigérent bient6t sur nous. Aussitét elle jeta son violon, et se leva 
d'un air un peu fier, mais avec une figure gaie et ouverte. Lars An- 
ders me présenta. Je fis une profonde révérence en baisant la main 
dle ma chére mére. Je tremblais bien un peu. Elle me baisa le front, 
puis fixa sur moi des regards si pénétrants que je dus baisser les 
yeux, sur quoi elle me donna de nouveau un cordial et vigoureux 
baiser. Puis vint le tour de mon mari; il baisa respectueusement la 
main de ma chére mére, qui lui tendit la joue. Ils paraissent fort bica 
ensemble. 

« Soyez les bienvenus, mes chers amis, dit-elle d’une voix forte 
et quelque peu masculine. Je vous sais gré d’étre venus chez moi 
avant de vous rendre chez vous. Je vous aurais bien mieux recus si 
vous m’aviez fail prévenir de votre arrivée; mais, aprés tout, un bon 
accueil est le meilleur des festins. J’espére, mes amis, que vous restez 
ici ce soir? » 

Mon mari nous excusa : j’étais fatiguée, nous tenions a arriver 
bientét chez nous; toutefois nous n’avions pas voulu passer devant 
Carlsfors sans présenter nos hommages 4 ma chére mére. 

« Eh bien! soit, @ la bonne heure, nous en reparlerons; mais il 
faut auparavant que je dise quelque chose & mes gens. — Ecoutez, mes 
bons amis! » Et elle frappa de son archet Je dos de son violon jus- 
qu’a ce que le silence régnat dans Ja salle. « Mes enfants! reprit-elle 
avec solennité, j'ai 4 vous dire que..... Veux-tu bien te tenir tran- 
quille, toi, la bas..... J’ai & vous dire que mon cher fils Lars Anders 
Werner a pris pour femme Franciska Diiren, ici présente. Les ma- 


LES VOISINS. 253 


riages sont écrits dans le ciel , mes enfants, et nous demanderons en- 
semble au Seigneur de bénir son ceuvre dans ce couple. Ce soir 
nous boirons ensemble un skal! a leur prospérité. — Et maintenant 
vous pouvez recommencer la danse. — Olof, viens ici, et prends le 
violob. » | 

Un murmure de joie et de félicitations parcourut l’assemblée. Ma 
chére mére me prit par fa main, me conduisit avec mon mari dans 
une autre chambre, et demanda du punch et des verres. En atten- 
dant, elle appuya ses coudes sur la table, posa son menton sur ses 
deux poings, et me regarda fixement d'un air plutét sombre qu’ami- 
cl. Mon mari, voyant ’embarras que me causait cet examen, com- 
menca & parler de Ja maison, des terres et des affaires de 1a campagne. 
Alors M™* Mansfelt soupira profondément a plusieurs reprises, et pa- 
rat se faire violence pour répondre aux questions de l’ours. Elle prit 
son verre, et nous dit d’an air grave: « Fils, belle-fille, 4 votre 
santé! » Puis son expression redevint plus sereine, et, d’un air de 
plaisanterie qui lui allait 4 merveille : « Lars Anders, reprit-elle , on 
ne dira pas que tu as pris chat en poche. Ta femme n’est point mal 
du tout; elle a des yeux 4 faire tourner bien des tétes. Elle est petite, 
il est vrai, fort petite, mais une pctite femme courageuse vaut mieux 
souvent qu’une plus grande. » Je ris, elle aussi ; je commencais & me 
hire 4 ses maniéres. Nous causdmes assez longtemps et fort gai- 
ment; je racontai quelques petites aventures de mon voyage qui la 
divertirent beaucoup. | 

Quand nous nous levames pour prendre congé, ma chére mére nous 
dit en nous souriant affectueusement : « Je ne veux pas yous retenir 
ce soir; je comprends que quelque chose vous attire chez vous. Res— 
tez-y donc demain, si bon vous semble, mais aprés-demain venez 
diner avec moi. Au reste, vous serez toujours les bienvenus. — 
Maintenant remplissons nos verres, et venez boire avec nos gens. ll 
faut garder pour soi les soucis de la vie, et en partager les joies avec 
le prochain. » La dessus nous nous rendimes, verresen main, a la 
salle de danse, ma chére mére nous précédant comme un héraat. On 
nous attendait; elle s’adressa 4 ses gens @ peu prés en ces termes : 

« Il ne faut pas rire avant d’avoir traversé la riviére; mais, si l’on 
dirige la barque du mariage avec la prudence et la crainte de Dieu , 
alors le proverbe est vrai, qui dit : Bien commencé est 4 demi gagné. | 
Mes amis , nous allons boire Je skitl en l’honneur de ces deux époux 
ici présents, et souhaiter, pour eux et leurs descendants, une bonne 
place au paradis. » 


' Sani¢, — Dricka skal signifie en suédois bcire a lu santé. 


> ww 


954 LES VOISINS. 


Un « Skal! skal! » général retentit aussitot; nous vidames nos 
verres, et fimes le tour de Ja salle en secouant tant de mains que la téte 
m’en tournait. Comme nous allions descendre l’escalier, ma chére mére 
vint A nous, portant un paquet. « Prencz ce rdti de veau, mes enfants, 
nous dit-elle amicalement, ce sera votre déjedner de demain, en al- 
tendant que vous éleviez vous-mémes du bétail; mais, belle-fille, 
n’oubliez pas que je veux ravoir ma serviette..... Non, non, vous 
ne pouvez pas porter vous-méme ce paquet, chére enfant, vous aver 
assez 4 faire de porter votre sac ct votre manteau. Lars Anders se char- 
gera du roti. » Et, comme a un petit garcon, elle lui donna le paquet 
en lui montrant comment i} devait le porter. « N'oubliez pas de me 
renvoyer ma servietle! » Je regardai mon mari, un peu étonnée, mais 
il me poussa en riant dans Ja voiture. 

Au fond , je m’applaudissais de cette connaissance faite impromptu; 
je sentais que, sila présentation avait eu lieu d’une fagon plus cé- 
rémonieuse, le regard et les maniéres de ma chére mére m’'auraient 
fort intimiidée. Le roti me rassurait un peu, car tronverions-nous a 
manger 4 Rosenwick? J’étais aussi fort contente d'arriver enfin a la 
maison, et de trouver un Lit; nous avions fait dix milles dans la jour- 
née, et j'étais trés-fatiguée. Je sommeillai pendant le quart de mille 
gui sépare Carlsfors de Rosenwick, Nous y arrivames 4 onze heures 
du soir, et il fuisait déja si obscur ! que je pus 4 peine distinguer quel 
air avait mon Eden. La maison me parut seulement un peu petite en 
comparaison de Carlsfors; mais gu'importe? L’ours était si bon pour 
moi, et moi si parfuitement en train de dormir! Mais je fus promp- 
tement réveillée, et le tableau qui s'offrit 4 mes regards me fit croire 
a l'intervention d’une fée..... J'entrais dans un joli saton bien éclairé; 
au milieu, une table 4 thé toute servie, et brillante d’argentcrie et 
de porcelaine. Auprés de la table, une jolie fille en habits de féte, ct 
portant le costume du pays..... Je poussai un cri de ravissement. Un 
quart d’heure aprés je m’asseyais 4 la table a thé, adnvirant le beau 
linge, les tasses, l’argenterie 4 notre chiffre; j’élais mattresse de 
maison , je servais le thé 4 mon mari, qui paraissait enchanté. Ainsi 
se passa la premiére journée. 

Le lendemain, en ouvrant les yeux, je vis mon Adam qui diri- 
gemit ses regards vers ja fenétre avec une certaino expression atten- 
tive. Un rayon de soleil traversait les rideaux rayés de bleu; on 
entendait miauler un chat... « Mon cpoux bien-aimé, dis-je avec 
solennité, je te remercie de la jolie musique que tu as commandéc 
pour mon arrivée. Les jeunes filles vétues de blanc m’attendent sans 


2 I] n’est peut-tre pas inutile de rappcler ici que, pendant Ia belle saison, les jours 
se prolongent dans le Nord bien plus que dans nos elimats a pureitle époque de l'année, 


LES VOISINS. 956 


doute pour répandre sur mon chemin des branches de sapin. Je se~ 
rai bientét préte a les recevoir. 

— J’ai mieux que cela 4 te montrer, dit-il gaiment. De moitié avec 
un grand artiste, j’ai arrangé un panorama qui te donnera une idée 
de l’Arabie déserte. Léve ce rideau. » | 

En un moment, je fus a Ja fenétre, et je levai le rideau, non sans 
une certaine appréhension... Ah! Marie! quel tableau! Un lac aux 
eaux transparentes, tout resplendissant de 1’éclat du matin; sur ses 
rives, des bocages, de vertes prairies; au milieu, une petite tle touf~ 
fue, dominée par un beau chéne. La nature élait calme, & son ré- 
veil, et le soleil inondait de sa lumiére ce paradis terrestre. 

Muette de ravissement, je ne pus que joindre les mains, et verser 
des larmes. 

« Sois heureuse dans ce séjour, Fanny, me dit tout bas mon 
mari en me pressant sur son coeur. 

-— Heureuse! ah! c’est trop de bonheur. . 

— Vois-tu cette petite ile, c’est Swande. En été, nous irons souvent 
y diner. 

— Pourquoi pas y déjedner? 

— Impossible le matin. Et mes malades de la ville, qui m’atten- 
dent. 

— Les maladroits! de ne pas savoir se bien porter ! 

— A trois heures je serai de retour, et alors nous pourrons... 

— Quelle est cette vieille tour grise qui apparait au-dessus du lac; 
la od la forét est si sombre? 

—~ C’est Ramm, une grande seigneurie. 

— Habilée par?... 

-— Par personne maintenant. Elle a appartehu 4 ma chére mére 
qui l’a vendue il y a quinze ans pour s’élablir 4 Carlsfors. Aujour- 
d’hni, elle appartient & des paysans qui cultivent les terres avec soin, 
mais le chateau et le beau parc se dégradent. On dit qu’un étranger 
qui veut chasser dans le pays a loué la propriété pour cet été. Il y 
trouvera de belles chasses ; le parc a un mille de tour, et le gibier 
y abonde. Nous irons de temps en temps nous y promener. Mainte- 
nant, ma petite femme, & déjedner, et adieu pour quelques heures. » 
_ Le café pris, et mon mari parti, je commencai 4 m’orienter dans 
mon petit univers. Mais 4 plus tard la description de la maison et de 
ses environs : je veux d’abord te parler du maiire. J'ai ta lettre de~ 
vant moi, ma Marie, ta chére lettre, regue peu de temps aprés mon 
mariage, Merci, ma bien«aimée, de tes sages conseils, que je garde 

précieusement, et venons-en & tes questions, auxquelles je répondrai 
avec détail. Voici d’abord le portrait de mog ours : de taille moyenne, © 





256 LES YOISINS. 


gros, large, mais point déssgréable; de beaux cheveux blonds bou- 
clés, une grosse figure rose, de petits yeux gris clair, qui lancent 
des regards pénétrants sous d’épais sourcils; le nez un peu gros, mais 
bien fait, la bouche grande, les dents belles, mais hélas! jaunies 
par la fumée du tabac; de grosses mains bien soignées, de grands 
pieds, la démarche lourde. Mais, pour te faire une idée de mon mari, 
il faut te représenter une physionomie éssentiellement bonne, cor- 
diale et franche, qui inspire sur-le-champ une douce confiance, et 
qui parle quand la bouche se tait, ce qui arrive habituellement. 
Enfin ane grosse voix de basse-taille, qui fait bon effet dans le chant. 
Voila pour le physique. Quant au moral, j’ai moi-méme a étudier 
beaucoup. Fiancée depuis deux mois, mariée depuis quinze jours, 
Je n’ai pu encore sonder bien profondément un homme qui se tait la 
flupart du temps, et que je connais depuis six mois & peiné. Mais je 
Vespére, tout est bon en lui. 

Tu me fais, chére Marié, d’élranges questions: sij’éprouve, en Son 
absence, un vide insupportable ; si je palis au moment od il arrive 
dans une réunion ov je lai précédé; s'il a quelque défuut, quelque 
mauvaise habitude qui me choquerait chez tout autre, et qui me plait 
chez lui. Non, Maric, non, je n’éprouve rien de pareil: il m’a plu, 
sans doute, autrement je ne l’aurais pas épousé, mais pour de I’a- 
mour.... Au reste, {1 est beaucoup plus 4gé que mol, ii touche 4 la 
cinquantaine, et j’ai vingt-sept ans. Quant aux habitudes, il en a de 
bonries et de mauyaises; je ne trouve point cclles-ci agréables, mais 
elles ne troubleront pas notre bonheur domestique, je me le suis bien 
promis. Je me consolerai de’ unes, et je le corrigcrai des autres. Atnsi 
4° it fume beaucoup: je m'y habituerai, car, je le sds, la pipe est 
thére aux Vieux garcons, mais nous conclurons*un traité ainsi 
conci: Id pipe pourra étre tolérée dans le safon, mais rarement; 
dans la chambre A coucher, jamais, 2° Quand il ne ditrien, il 4 1’é- 
trange habitude de faire des grimaces effroyubles qui répondent, tan- 
WOt 4 seg propres idées, tahtdt aux paroles des autres. Hl faudra bien 
supportér les grimaces, qui d’ailleurs sont, chez lui, un langage fort 
expressif. 3° Le soir, il aime a tailler, sculpter, collet : c’est pour lui 
Une grande distraction quand i! revient, fatigué de sa journée. On fera 
balayer les débris et on Jui fera la lecture pendant qu’il taillera. 
4° 1} jure. Pour celle-Ia, je veux qu’il la perde; mais ce que je veux 
par-dessus tout, c’est qu'il se Sente hedreux chez lui, qo'll y trouve 
contentement et plaisir; car j’étais pauvre, Marie, je devais gagner mon 

ain a la sueur de mon front, je n’étais plus bien jeune, je n’avais ni 
beaut, ni talent, sauf la musique, dont je m’étais fait un moyes 
existence. Et lui, qui avait naissance et position, lu), dont le mé~ 


LES VOISINS. 957 


rite est apprécié de tout le monde, il m’a pourtant choisie entre de 
plus riches, de plus belles, de meilleures. Que de soins il me prodi-~ 
gua pendant ma maladie! Et lorsque ma mére lui offrit le reste de 
ses €pargnes, il refusa et demanda ma main! Et que de bonté pour 
toute ma famille! if fit des présents 4 mes fréres , et, grace 4 lui, le 
bien-€tre pénétra dans nofré intériear. Ne dois-je pas me montrer re- 
connaissante, |’aimer et m’efforcer de le rendre heureux? Ah! oui, je 
le dois et le veux, et une voix inlérieure me dit que je réussirai, 


Mardi matin, 3 juin. 


Pauvres humains! que deviennent nos bonnes résolutions? Avant- 
hier j'étais fiére a la pensce de faire le bonheur de mon mari, et 
hier!... Mais tu vas tout savoir; ce sera ma punilion, 

Quand l’ours rentra, j’écrivais ; 4 son arrivée, jc pose la plume, 
nous causons, nous badinons, et le traité de la pipe est rédigé et signé. 
Jusque-la tout allait bien. Le lendemain, nous devions diner chez 
ma chére mére. J’avais un peu de mal de téte; en arrangeant mon bon- 
bel au miroir, je me trouvais vieille, changée. L’ours en pensait au- 
lanl, je crois. Cette idée me découragea. Il tient beaucoup 4 ce que 
je plaise & la belle-mére, ct je craignais de ne pouvoir y réussir. Le 
lemps était maussade, je désirais rester 4 la maison; mais, au premier 
mot que j’en dis, l’ours fit une grimace si terrible que j’y renoncai 
bien vite. Nous voiia donc partis en cabriolet par une pluie fine. 

Nous fames recus amicalement, mais la belle-mére ne paraissait 
pas de trés~bonne humeur. Il y avait beaucoup de monde a diner, des 
ennuyeux, de vieilles damcs, de vieux messieurs. Le diner était fort 
beau, mais je ne pus manger. 

En quitlant la table, les hommes descendirent au billard. Je res- 
lai suprés de ma chére mére avec les vicilles dames et le lagmann ! 
Hok, vieil ami de Ja générale, assis 4 cdté delle e¢ prisant. Ma 
chére mére gardait le silence et faisait sa patience d’un air scrieux. De 
lcnps en temps je hasardais un mot: je souffrais de Ja téte. La pluie 
batiait les yitres. Au fond, j‘en voulais 4 mon mari, qui aurait bien 
pu s'‘occuper un peu de moi, au lieu d’aller fumer, boire ct jouer au 
billard. 

Pendant qu’on préparait le thé, ma chére mére me pria de chanter. 
4¢me mis au piano, mais j’clais mal disposée: je commengai par 
lembler, je chantai faux, et je finis hors de mesure, Un silencede mort 

‘C'est le nom de certairies fonctions civiles et administratives, en Sudde ; lag- 


Mann signifie chef de district, Nous avons conserré ce mot, qui n’a point d'équl- 
Valent en allemand. (Note du traducteur allemand.) 





258 LES VOISINS. 


yégnait dans le salon, j’étais préte 4 pleurer. Je quittai bien vite le 
piano en alléguant mon mal de téte. Alors ma chére mére me traita en 
enfant malade, et me fit servir un grand bol de thé bien fort. J’étais 
réellement fort maussade, car.les attentions de ma chére mére, les 
gentillesses du lagmann Hok, tout me fachait. «Que pensera de moi 
M™* Mansfelt? me disais-je; que Lars Anders a fait un mauvais choix, 
que sa femme est a la fois vieille et enfant, pleureuse, douillette. »J’é- 
tais bien malheureuse. 

Enfin mon mari revint, et nous pdmes partir, Le ciel s’élait 
éclairci, je souffrais moins de la téte, mais le malin esprit s’était éta- 
bli en moi. J’en voulais 4 mon mari, 4 moi-méme, a tout le genre 
humain. 

Revenue a la maison, j’allai donner quelques ordres. En entrant 
au salon, je trouve l’ours établi sur le canapé, lisant les journaux et 
lancant de Jongues bouffées de tabac. Le moment était mai choisi 
pour violer le traité. Je fis du bruit, j’affectai d’étre gaie, mais, au 
fond, j’'avais un mauvais désir de faire payer 4 mon mari les ennuis 
de la journée. Il me dit gaiment: « Pardon! » mais voulut garder sa 
pipe. Je m’y opposai : n’avait-il pas assez vécu en vieux garcon pen- 
dant l’aprés-diner ? Priéres, supplications, tout fut inutile, et je me- 
nacai de quitter le salon pour toute la soirée, si la pipe n’était a 
l’instant mise de cété. L’excellent homme, qui avait plaisanté jus- 
que-la , me pria sérieusement, instamment, « pour l’amour de lui, » 
de tolérer la pipe. It voulait m’éprouver, je le voyais, et moi... 
horrible créature!.... je persistai et pris mon ouvrage pour men 
aller. Alors il posa sa pipe. Ah! s'il avait été seulement un peu rude 
avec moi, s'il avait quitté le salon pour toute Ja soirée, et en fermant 
violemment la porte, j’aurais eu quelque excuse, quelque consolation. 
Mais non, rien de tout cela. Il resta 4 sa place, grave et silencieux, et 
reprit ses journaux, Je commencais a avoir la conscience bourrelée. 
Je le priai de lire haut; il obéit, J’entendais mal; une sorte d’impa- 
tience me prit, et je lui arrachai le journal des mains, —en plaisantant, 
tu comprends. Je lus quelques lignes d’un ton de galté forcée, mais 
bientét, n’y pouvant plus tenir, je fondis en larmes, j’allai m’asseoit 
4 cété de mon mari, et je le priai de me pardonner. Sans me répon- 
dre, il me serra doucement sur son coeur; je vis quelques larmes 
rouler dans ses yeux. Oh ! Marie, jamais je ne l’avais autant aimé; je 
sentis dans mon coeur un véritable amour pour lui. Je voulais com- 
mencer une explication, mais il me ferma la bouche. Alors je de- 
mandai que la pipe fat rallumée, et qu’il fumat 1a, 4 mes cotés. Je ne 
l’obtins qu’a force de priéres. Ces bouffées que je respirais étaient pour 
moi la fumée du sacrifice de la réconciliation. 


LES VOISINS. 259 


« Ah! mon ours, si tu n’avais pas oublié ta femme cet aprés-diner, 
elle n’aurait pas été si méchante. » 

Il Sta sa pipe de sa bouche, et me dit d’un air de tendre reproche: 
« Je ne t’avais pas oubliée, Fanny. J’etais a la ferme voisine, au che- 
vel du lit d’un mourant. » 

Je couvris mon visage de mes mains: j’avais honte de moi-méme. 

Et moi qui voulais rendre mon mari si heureux! La douce récréa~ 
tion que je lui ai préparée, 4 lui fatigué, attristé! Ces pensées me 
lourmentent encore maintenant ; mais je me console, car, je le sens, 
depuis notre scéne, nous nous aimons encore plus qu’auparavant. 
Bien-aimé, excellent mari! tu fumeras partout et toujours, au sa- 
lon, dans notre chambre, le jour, la nuit méme, si tu veux...,. Fasse 
leciel pourtant que l’envie ne t’en prenne pas! 

Tu me demandes, chére Marie, si, maintenant que je suis mariée, 
je Vécrirai aussi volontiers, aussi sincérement que quand j’étais fille. 
Eh! pourrait-il en étre autrement? Depuis sept ans, tu es ma meil- 
leure amie, mon meilleur conseiller, le miroir sans tache od je me 
vois telle que je suis, toujours franche avec moi, et pourtant toujours 
douce. Depuis deux ans que nous sommes séparées, tu n’as pas 
changé pour moi. Oh! ne change jamais, Marie; sans toi je craindrais 
de m’égarer. Tes conseils m’apprendront a remplir les devoirs de 
mon nouvel état. Il m’est si doux de vivre en ta présence, malgré la 
distance qui nous sépare! Et puis mon mari n’est pas homme a se 
montrer jaloux des amies de sa femme; il est trop bon, trop sensé 
pour vouloir rétrécir mon coeur ; il pense Ja-dessus comme I’homme 
vénérable qui m’a appris 4 étre chrétienne, et qui disait: «Il en est 
du coeur comme du ciel: plus il y a d’anges, plus il y a de place. » 
Ah! voici mon ours. II lit ce que je viens d’écrire, et signe, 


L Ours. 


Vendredi, 6 juin. 


Dicu soit loué! tout va bien entre ma chére mére et moi. Les jours 
ne se ressemblent guéres : mercredi, si triste; hier, si gai. Aprés le 
diner, je proposai 4 mon mari une visite 4 Carlsfors. Je lui dis, en 
chemin, combien je désirais effacer l’impression facheuse que j’avais 
da laisser dans l’esprit de ma chére mére. Il rit, fit une grimace. Il avait 
lair si bon ! En arrivant, nous trouvimes beaucoup de bruit et de 
mouvement dans la maison, tous les gens étaient en V’air, et ma chére 
mere donnait des ordres pour )’arrangement des appartements desti- 
nés 4 ses deux beaux-fils et 4 leurs femmes. On les attend sous peu de 
jours; l'un des couples s’établit 4 Carlsfors, et l’autre doit y passer 





260 LES VOISINS. 


quelques semaines. M™* Mansfelt nous recut affectueusement, donna a 
Yours des journaux ct du tabac, et me nomma son aide de camp pour 
Ja journée. Je m’acquittai de ma tiche avec un zéle qui lui plut; tout 
en faisant nettoyer les meubles et poser les rideaux, je placai quel- 
ques bons mots qui eurent du succes. Ma chére mére me caressail la 
joue, me pincait l’oreille ct ripostait gaiment. Nous sommes fort bien 
ensemble, I! y a dans ses maniéres je ne sais quoi d’original et d’inat- 
tendu; elle a certainement beaucoup d’esprit naturel. Il est curieux 
dc l’entendre parler a ses gens: elle les traite en serviteurs et en en- 
fants, sévérement et paternellement. Ils paraissent fort dévoués et 
obéissent au moindre signe. 

Une seule fois nous fames sur le point de nous brouiller. I) s’agis- 
sait des toilettes 4 placer dans les appar tements des jeunes femmes. 
Je voulais quelques ornements, un peu de luxe; mais cette belle idée 
provoqua une tirade «contre le damné luxe du temps, contre les préten- 
tions des jeunes femmes. Les toilettes étaient fort bien et ne seraient 
point changées. » Comme je ne répondis rien, le calme se rétablit. 

Puis vinrent les soins du ménage; ma chére mére m'invila a y 
prendre part. « Vous en ferez votre profit, ma petite amie. Les cailles 
« ne tombent pas du ciel toutes roties, et il faut savoir ce qu'il ya 
« dans la cave, si l’on veut servir quelque chose sur la table. » 
Et en effet nous descendimes dans Ja cave. Ma chére mére, un gros 
morceau de craie rouge 4 la main, tracait des signes cabalistiques sur 
des tonnes de harengs et de saumons, et m’expliquait tous les mys- 
téres domestiques. Puis nous montimcs au grenier, ov il y avait a 
inspecter les moules des pains, 4 fulminer des anathémes contre les 
rats et les souris, 4 vérifier le poids des sacs de farine. Je fus con- 
damnée 4 figurer moi-méme dans ivs balances : ma légéreté fit rire 
M™e Mansfelt , qui m’assura que, du temps de Charles XI, toute 
femme qui n’alteignait pas un certain poids était bralée comme 
sorciére. . 

Nos arrangements terminés, nous nous reposdmes en causant. «Je 
n’inspecte ainsi ma maison que de temps en temps, me dit ma chére 
mére. Cela tient les gens en respect et les choses en ordre. Si l'on 
monte réguliérement la montre, elle marche d’elle-méme, et !’on 
n’a pas besoin de se donner soi-méme du mouvement. Souviens-toi 
de ceci, ma chére Franciska. On voit des femmes courir de Ja cuisine 
au grenier, ]’air affairé et en agitant leur trousseau de clefs. Du bruit, 
et rien de plus! 1] vaut mieux gouverner sa maison avec sa téte qu’avec 
ses talons. On en voit aussi qui ne laissent 4 leurs domestiques au- 
cune liberté. Mauvais principe! il ne faut pas museler le boeuf utile. 
Les gens doivent avoir aussi leur temps de repos. Rends-les respon- 


LES VOISINS. 26h 


tables de leur besogne : tu y trouyergs ton profit, et.eux aussi; liens- 
les ferme, mais donne-leur Jibéralement ce qui leur revient. Trois ou 
quaire fois par an, tombe sur eux a l’improviste, comme J’ange du 
jogement, sonde les cceurs et les reins, gronde comme une tempéte, 
frappe quand il le faut; cela nettoie la maison pour plusieurs se~ 
maines. » 

Telle fut la lecon d’économie domestique de mg chére mére. Elle 
mit ensuite la conversation sur mon mari. « Vous pouyez vous dire, 
ma chére fille, que vous avez un mari qui est homme tout le jour, 
comme on dit. Mais il tient a ses idées, et vous aurez fout autant 3 
faire avec Jui que moi avec feu mon mari. Eh bien, nous verrons 
comment vous vous y prendrez. Je ne vous donnerai qu’un conseil : 
be recourez jamais au mensonge pour vous Urer d’embarras; si petit 
quil soit, le mensonge bannit la confiance de la maison. » Je me ha- 
taide rassuxer ma chére mére sur ce point, et nous passames au salon, 
Lours y était établi, baillant sur ses gazettes. Mile Tutten, que me 
there mére appelle son adjudant, préparait Je thé, On me pria de chan- 
ler; j’obéis. Je me sentais en voix; ma chére mére rit de tout son 
ceur de quelques petites chansons, et je yis l’ours lever les yeux de 
dessus ses gazettes, et fixer sur nous des regards satisfaits. Aprés le 
thé, nous fimes, avec Tutten, la partie de boston de ma chére mére, 
Prue d’une gaité folle. Elle et V’ours étaient fort amugants a voir 
casemble, ef se moquaient de moi quand je faisais quelque soltise. 

Il faut maintenant, chére Marie, que je te fasse connaitre la fa- 
mille, Cela n'est pas facile : je vais tacher de m’expliquer clairement, 

Le général Manglelt ayait épousé en premiéres noces yne veuve, 
B™* Werner, qui lui apporta pour dot deux beaux-fils, dont l’un, 
Adolphe, est mort il y a quelques agnées, et l’autse, Lars Anders, 
etmon mar. Le général eut d'un second mariage deux nouveaux fils, 
lean-Jacques et Pierre Mausfclt, encore enfants quand leur mére 
bourut. Ung anote apres, M. Mansfelt épousa lia riche et fiére 
Ue Barbara B....., aujourd hui notge chére mére. Lars Anders, alveg 
agé de inejze ans, fut peu satisfait d’avois une belle-mére de vingt ans, 
Et pourtant M™° Mansfelt se conduisit toujours, envers lui et ses fré~ 
(s, en mére.déyouée et aclive, un peu sévére seulement. Elle sut se 

ite nimer et respecier malgré sa rigoureyse écanomje, que les pro- 
digalies du général avaient, au resic, rendue nécessaire. Elle prit sur 
© propre fortune les frajs d’éducation de ses beaux-fils, ef n’y cpargna 
nea. Les jeunes geps apprirent a respecter Jeurs parents : tous les ma- 
Uns et tous les svirs, ils devaient aller leur baiser la main et leur 
direen francais: Bonjour, mon cher pére; bonjour, ma chére mére, 
(De lA est ven ce surnom, dons |’habitude s’est conservée dans la fa- 





969 LES VOISINS. 


mille.) M*™* Mansfelt, toute sévére qu’elle était, lear dccordait 
beaucoup de liberté, et, & tout prendre, ils eurent une heureuse 
jeunesse. Quant au général, il était bel homme et brave; mais, 
du reste, prodigue, volontaire et capricieux; en mourant, il ne Jaissa 
rien 4 ses enfants. Sa veuve se conduisit alors trés-noblement. Sans 
faire de différence entre les fils et beaux-fils de son mari, elle s’enga- 
gea 4 payer 4 chacun, & I’époque de sa majorité, une fort belle pen- 
sion, et se chargea (d’administrer leur fortune, qui était considérable, 
mais en désordre. Lars Anders, 4 cette époque, avait déja com- 
mencé sa carriére. I! refusa respectueusement la pension, ne vou- 
Jant dépendre de personne et encore moins de la belle-mére, dont le 
caractére impérieux ne cadrait pas avec son amour de l’indépen- 
dance. Cette détermination et quelques autres circonstances eurent 
pour résultat de |’affranchir complétement d’une tutelle & laquelle les 
autres fils sont toujours restés plus ou moins soumis. Lars Anders et 
ma chére mére ont un peu peur l’un de !’autre, mais ils s’estiment 
beaucoup. Elle a pourtant déclaré qu’elle ne le consulterait jamais 
comme médecin ; au reste, elle envoie au diable docteurs et remédes, 
et prétend qu’un médecin ne se croit habile qu’aprés avoir rempli un 
cimetiére. 

Maintenant que j’ai fini I’histoire de ma chére mére, je veux te faire 
son portrait. Représente-toi une trés-grande femme, d’une taille 
forte, mais belle, sc tenant trés-droite et un peu roide; il y a du gé- 
néral dans son air et dans sa tenue; des traits réguliers, mais trop 
prononcés; le teint gris, le menton proéminent. La bouche est agréa- 
ble, les dents belles et le sourire souvent gracieux, mais, dans cer- 
taines occasions, la lévre inférieure s’avance, et donne 2 1a figure une 
expression décidée et sévére qui ne plait pas dans une femme. Au 
resie, ma chére mére est une personne 4 part. Ses cheveux sont tous 
gris et s’échappent parfois du bonnet-casque; point de boucles; la 
coiffe domine seule un front élevé, sévére et souvent voilé de nua- 
ges. La mise de ma chére mére est simple, mais de bon godt et d’une 
rigoureuse propreté. Elle ne se lace point (et ici je me demande si, 
sans corsel, nous ne serions pas plus agréables dans un salon : quand 
le corps est comprimé |’esprit ne peut étre libre); elle porte la plu- 
part du temps une robe de soie grise ou brune; un mouchoir blanc 
le matin, et, 4 midi, une grande fraise couvrent un cou que les an- 
nées ont respecté. Les mains sont grandes, mais bien faites, et ne 
servent pas toujours @ des travaux paisibles, comme on dit. Ellea la 
voix forte; elle parle haut et clairement, se sert souvent d’expressions 
singuliéres et a toujours sur les lévres une foule de proverbes. Elle 
marche & grands pas et en se dandinant, mais, quand elle veut, elle 


LES YOISINS. 263 


sait prendre des maniéres distinguées et Gégantes. On laccuse d’étre 
avare, de se méler des affaires des aulres et de ne pas respecier lou- 
jours les convenances. Il court sur elle une foule d’histuires : toute- 
fois, elle est fort respectée dans le pays. Tout Je monde reconnait 
qu'elle est prudente, sdre et constante en amitié. Son lot est assez 
beau. Elle me rappelle Goetz de Berlichingen !. Pourtant il me sem- 
ble que je pourrais l’aimer, si, sous cet extéricur sévére, je recon- 
naissais des sentiments plus tendres. Jusqu’ici elle a administré ses 
biens elle-méme, mais maintenant elle désire étre aidée par Jean- 
Jacques, qui a étudié l’agriculture 4 1l’étranger ; il 8’est marié dernié- . 
rement et vient s’établir avec sa femme a Carlsfors. L’ours secoue la 
éte a lidée d'une association entre Jean-Jacques et ma chére mere. 

Je ne puis parler de la maitresse sans parler aussi de la femme 
de chambre. Ces deux personnes vivent ensemble depuis quarante 
ans, et semblent ne pouvoir exister l’une sans l'autre. Elsa est a la 
fois esclave et tyran. Avare au point de murmurer a propos d'une 
robe neuve ou d’an mouchoir propre, elle n’a pas son égale en fidé- 
lié, en ordre, en propreté; aussi ma chére mére a pour elle une sorte 
de respect, et, dans une coptesfation, Ja volonté d’Elsa |’emporte 
souvent. Puis elle travaillerait nuit et jour pour sa maitresse, s'il le 
fallait. Ma chére mére est son cercle d’actiyité, sa loi, son individu, 
son moi; sans elle, Elsa n’est rien. Elle oblint une fuis huit jours de 
congé pour aller voir sa famille. Avant la fin du second jour Elsa 
dait revenue ; elle ne pouvait vivre loin de sa mailresse. On raconte 
que, le soir méme de son retour, elle recut un soufflet pour une né- 
gligence dans son service. Elsa est séche, roide, a formes anguleu- 
ses. On prétend qu’elle en sail long sur ma chére mére, mais Elsa est 
discréte et silencieuse comme une momie. 

Ombre des ombres, avance! Elsa est une ombre vigoureuse, une 
ombre a la Rembrandt, mais Tutten est une forme indécise, incer- 
laine, sans caractére propre. L’énergique fidelité d’Elsa fait sa beauté; 
pour Tutlen, elle répéte sans cesse : « La géncrale dit, la générale 
croit, la générale veut; mais elle critique tout bas la générale, et lui 
obéit sans dévouement. Humble souvent jusqu’a la servilité, elle a 
aussi parfois des velléités de domination, promptement réprimées 
por la puissante influence de ma chére mére, qui sail la tenir en bride, 
lout en Ja laissant développer ses talents, Tutten est une ménagére 
accomplie. Que deviendra-t-elle dans un monde ov il n’y aura plus 
de roti 4 surveiller, plus de biére & faire fermenter, plus de giteau 


' Drame de Goethe. Goelz, plein de courage et de Joyauté, mais rude et inflexible, 
ext la personnification de l’ancienne chevalcrie allemande. — Voir Madame de Stael, 


to ( dlemague, 2° partic, chap. XXI, 





" 264 LES VOISINS. 


4 faire lever! Mais laissons li Tutten, et parlons de mon bien-aimé 
Rosenwick. La propriété dépend de Carlsfors, et est située 4 une 
demi-lieue de W..., od mon mari est le meilleur médecin. Nous 
sommes les locataires de ma chére mére. Rosenwick est une terre d’a- 
grément plut6t que de rapport ; cependant nous pourrons tirer patii 
du jardin. Pour le moment, il ressemble 4 un désert. Ce jardin, un 
bosquet de bouleaux, une prairie od paissent trois vaches et un che- 
val, voila nos possessions. Quant au nom (baie des roses), je ne sais 
en vérité d’oa il vient. Rosenwick est bien situé au fond d’une baie 
du lac Elga, mais, au lieu de roses, il y vient de I’hysope et du su- 
reau. Mais patience, et notre habitation fera honneur 4 son nom. Je 
planterai aussi des haricots, des pois, des groseilles. En somme, je 
m‘applaudis d’avoir tant a faire: on aime toujours ce qu’on a cré&, 
Pour fa maison, elle est petite, mais commode. Au rez-de-chaussée, 
quatre belles chambres bien meublées : le salon surtout est charmant. 
Au premier , deux jolies chambres d’amis. 

Grace 4 mon mari, nous vivons dans l’aisance. L’argent est déposé 
dans une cassette 4 deux clefs, l’une pour I’ours, l’autre pour moi, el 
je puise 4 mon gré, sans rendre de comptes. Je suis fire de cette con- 
fiance, mais il me vient bien souvent des scrupules. Je crains de trop 
prendre, de ne pas étre assez économe..., moi qui n’ai pas déposé une 
obole dans la cassette, Je racontais un jour mes inquiétudes 4 mon 
mari, et je le priais, les larmes aux yeux, de me donner plutét une 
somme fixe par mois, mais il ne voulut rien entendre. ¢« Pourquoi, 
puisque nous ne faisons qu’un? » me dit-il. Puis il m’assura que les 
Scrupules s’en iraient quand nous nous Connaltrions mieux : je ver- 
rais bien alors qu’entre nous deux il ne peut y avoir ni tien ni mien. 

Mais il s‘agit maintenant de rendre visite aux voisins. Nous en 
avons beaucoup, et |’ours m’assure qu’on désire vivement me con- 
naitre, Prépare-toi donc, ma chére Marie, a voir bient6t de nouveaux 
personnages. Je te présenterai mes beaux-frares et belles—sceurs ; je 
me réjouis de leur prochaine arrivée : je désire surtout connaitre 
Pierre Mansfelt, le frére favori de Lars Anders. Puis, dans un mois, 
nous aussi nous aurons un héte & Rosenwick. Je serai, comme tu 
vois, en bonne et joyeuse compagnie. 

Adieu, chére Marie, aime toujours ta dévouée, 


FRANCISKA. 


Lettre II. 
Rosenwick, 9 juin. 


Hier matin le temps était beau et frais. A buit heures, mon mati 


LES VOISINS. 91:8 


partait pour ta ville, Je partis avec Jui, ct il me dépnsa, en passant, 
chez M=* Mansfelt. En entrant dans la belle avenue qui conduit a 
Carlsfors, je trouva: dans la cour unc figure étrange, couverte d'un 
large manteau gris, coiffée d'une casquette verte , portant des bottes, 
et brandissant un instrument qui rappclait le baton d’une sorciére. 
« Faites avancer fe char du ciel, » cria~t-clle d'une voix forte. Invo- 
lontairement je levai les yeux , en pensant au char du prophéte Elie, 
et, au méme instant, je reconnus ma chére mére, En m’approchant, je 
Ventendis qui grondait vivement Ie palefrenier parce que l’avoine ti- 
rat a sa fin; elle accompagnait sa mercuriale de violents coups de 
fouct... en air. A ma vue, elle changea subitement d’expression, me 
serra Ja main et me dit avec amitié: «Ah! bonjour, ma chére Fran- 
ciska, vous arrivez & point; j’ai endossé mon janvier (montrant son 
monteau), car l’air me parait froid, Mes grisons vont arriver tout 2 
Vheure avec Ie char du cicl, et nous ferons ensemble un tour de pro- 
menade. » Au méme instant, quatre chevaux entrérent dans la cour: 
trainant un singulier équipage, surmonté d’un dais que suutenaicnt 
quatre colonnes dorées : c’était le char da ciel. Nous y montimes, et 
ma chére mére saisit elle-méme Ics rénes. Un domestique se tenait 
derriére. J’avais d’abord un peu peur, car nous allions grand train, 
et le char du ciel n’était rien moins que céleste. Une fuis méme les 
chevaux s'effrayérent; mais ma chére mére, se dressant de toute sa 
hauteur, leur fit sentir le fouet jusqu’a ce qu’ils eussent obéi. Efle rit 
en me yoyant toute ple, mais conduisit plus lentement. Remise de 
ma frayeur, je m’abandonnai au plaisir que je ressens lorsque je me 
trouve avec M™* Mansfelt, et nous parlames gaiment de mes are 
rngements domestiques de Rosenwick. Nous visitimes une quan- 
tité d’enclos, de champs, d’écluses, de fossés , ma chére mére gron- 
dant celui-ci, louant celui-la. En général, la maitresse paraissait 
re dans de trés-bons rapports avec ses subordonnés; ils s’cnten- 
daient 4 merveille et cilaient 4 tour de rdle proverbes sur proverbes. 
En chemin nous faillimes renverser le lagmann Hok, qui arrivait 
dans une désobligeante, et dont le cocher, ébahi 4 la vue du char cé- 
leste, prit brusquement la droite, que nous avions prise nous-méme. 
Cn peu plus, c’en était fait de Ja désobligeante. 

«Comment diable conduisez-vous , lagmann! » s’écria ma chére 
mere d’une voix de tonnerre; et, retennnt les cheyaux de sa main vi- 
goureuse, elle évita le choc par un prompt écart. Un moment aprés, 
char du ciel et désobligeante cheminaient paisiblement cdte a céte, 
cima chére mere, de nouveau en belle humeur, dit en riant au lag- 
mann qui regardait tout consterné a travers ses rideaux verts: « Yous 

Vil, 12 


266 LES VOISINS. 


communiquez donc & votre cocher vos réveries poétiques , mon cher 
Jagmann, car il oublie la régle sur les chemins? 

— Lagmann Hok et réveries poétiques, voila qui ne rime guére, 
pensai-je. 

— Lorsque vient le char di ciel, répondit-il plus poétiquement 
que je n’aurais cru, qui pourrait encore songer aux usages dela terre?» 

Ils plaisantérent ainsi pendant quelque temps, puis char du ciel et 
désobligeante prirent chacun leur chemin. 

En rentrant 4 la maison, ma chére mére était de fort bonne humeur; 
nou; nous mimes a parler des femmes et du mariage. Sa théorie sur 
Jes femmes peut se résumer ainsi: « Conduis-toi de maniére 4 mén- 
ter |’estime de ton mari et de tous les hommes en général, et alors 
ta vie sera pleine d’honneur, ct tu auras fa paix dans ton ménage.» 
(Estime ct considération sont pour ma chére mére les plus grands biens 
de ce monde.) Ma chére mére n’aime pas la coquetterie: son opinion 
sur les rapports entre jeuncs gens et jeunes filles cst bien un peu sé- 
vere, et elle me rappelle une vieille chanson que j’ai souvent enten- 
due dans monenfance et dont j’ai retenu ccci: « Un jeune homme 
t’offre-t-il son bras : excuse-toi et dis : Je vous rends grace, je marche- 
rai bien seule. Un jeune homme vient-il t'inviter 4 danser : excuse-tot 
et dis : J ‘vous rends grice, je danserai bien seulc. » La chanson fit rire 
ma chére mere, qui me dit ensuite d’un air sérienx : « Ma petite amie, 
sans m’exprimer d’une manieére aussi absolue, je dirai que Ja prome- 
nade et |i danse avec tout autre qu'un mari ne sont pas sang incon- 
vénient. Une jeune femme, —retiens bien ceci,—-ne saurait étre trop 
prudente dans sa conduite, pour éviler de donner prise 4 Ja malveil- 
lance. Elle doit se garder elle méme, ma chcére Franciska. Je conviens 
qu'il y a plus de moeurs maintenant qu’au temps de ma jeunesse, 
alors que le roi Gustave IIT introduisit dans notre pays tant de modes 
et d’usages francais ; je crois qu’il y a maintenant plus de gens crai- 
gnant Dieu ; toutefois, je le répéte, Franciska doit se garder elle- 
méme, car Je séductcur peut s’adresser 4 elle comme a tant d'autres; 
non ; as qu'elle soil belle, car elle est fort petite, et point belle, mais 
sa figure expressive a bien son charme, et puis elle chante joliment. 
Enfin elle a, comme on dil, ses petits avantages, et si un jour quelque 
jeune fat cherche a attirer son attention, alors qu’elle se souvienne de 
mes conseils, qu'elle le tiennc a distance ; mais, s’il s’‘approche, s'il en 
vient aux compliments, aux flatteries, qu’elle le regarde d’un air trés- 
étonné, et qu'elle lui dise: Vous vous trompez, Monsieur , je ne suis 
point la personne que vous croycz. Revient-il 4 la charge: qu'elle 
aille droit 4 son mari. Mon ami, lui dira-t-elle, telle chose se passe, ¢! 
voila ce que j'ai répondu. Faites maintenant ce gue vous voudre2. 


LES VYOISINS. 267 


Et le beau Céladon s’enfuira tout confus, et Franciska retirera de sa 
conduite, non de la honte, mais de I’honneur, et elle sentira qu'une 
bonne conscience est le meilleur des oreillers. » 

J’écoutai avec attention ces bons conscils. Par malheur, ma chére 
mere avait invité a diner deux vieilles demoiselles fort pauvres, et qui 
vivent en grande partie de ses dons; elles arrivérent au beau milieu 
de notre conversation. L’une d’elles avait 4 sa robe deux rangs de 
dentelles. A cette yue la figure de ma chére mére se rembrunit, et l'in- - 
fortanée, 4 peine assise, ful apostrophée rudement sur ses rangs de 
dentelles. « Un rang était déja superflu ; deux rangs sont impardon- 
nables! » La pauvre fille recut la une forte lecon. En vain avoua-t- 
elle, pour s'excuser, que le second rang cachait une grande reprise. 
« Je vous dirai, ma chére, répondit M™¢ Mansfelt, que, quand on 
n’est pas trop fier pour recevoir des aumones, on ne doit pas craindre 
de laisscr voir Jes reprises de sa robe. La pauvreté est-elle donc une 
honte? Tout le monde ne nait pas avec une cuiller d’argent 4 la 
bouche. La vanité dans la pauvreté, voyez—vous, c’est le diable dans 
un bénitier... Eh bien, eh bien, il ne faut pas pleurer pour cela; 
des reproches ne sont pourtant pas des meules de moulin. Otez les 
deux rangs de dentelles, et j’aurai soin que vous ayez une robe sans 
reprises. » 

La vieille demoiselle parut bientét toute consolée, et ma chére mére 
redevint parfaitement bonue. En entendant rouler le cabriolet de mon 
mari, je me jevai pour prendre congé. « Eh bien, oui, partez, ma 
chére, me dit-elle d’un ton cordial; je vois bien qu'il ne faut pas 
vous retenir aujourd’hui:.. Bon, allez seulement, et que Dicu vous 
protége! Mais revenez bicntét; vous ne sauricz revenir trop souvent, 
mon enfant... Voyons, allez; je n’aime point qu’on tienne les gens 
debout si longtemps. Adieu! adieu! » 

Je m’en allai en riant. Et je te dis aussi adieu, chére Marie, car 
mon outs arrive, et je veux lui souhaiter le bonjour. A présent je 
vais l'avoir 4 moi pour quelque temps. A. 


(La suite au prochain numéro. ) 





\/ 


f 


REVUE POLITIQUE. 


L’événement de la quinzaine a été la publication du rapport de 
M. Thiers sur la liberté d’enscignement. Nous n’avons pas aujout- 
d’hui a discuter 4 fond les principes de celte ceuyre, qui d’ailleurs 
n'offre rien de nouveau; car ce n'est plus méme une nouveaulé de 
voir un homme d’Etat se faire l’avocat d’un monopole, un ancien 
ministre constitutionnel, chef de la gauche , demander des crédits 
supplémentaires de despotisme, un homme que la liberté de penser 
et d’écrire a fait tout ce qu’il est, vouloir enchainer la liberté de 
penser dans son sanctuaire le plus inviolable, dans l'éducation, dans 
la famille, dans la paternité. 

Et puis, vers la fin de ce rapport, une petite parenthése dubitative 
nous a frappés : « Le projet vous dira lui-méme les dispositions de 
détail, dit M. Thiers, et Ja discussion, sé elle nous est un jour accor- 
dée, vous justifiera plus complétement les grandes et les petites dis- 
positions arréiées par volre commission. » L’honorable rapporteur 
semble douter que son rapport soit discuté quelque jour. Que se pus- 
ecrait-il donc? et sur quels indices, sur quelles combinaisons com- 
mencées peut-on prévoir dés 4 présent ce qui se passera? Ceci pour- 
rait bien mener & une silualion toute nouvelle, qui affecterait méme 
la politique générale; et c'est a quoi nous voulons nous arréter ici. 
Des renseignements puisés 4 bonne source nous permettent d’explo- 
rer d’avance les circonstances qu’un avenir peu éloigné mettra au 
jour, circonstances qui du reste ne peuvent nuire 4 notre cause. 

Dans le sein de la commission, M. Thiers a parlé contre le clergé 
avec une animosilé peu scrupulecuse, avec des arguments et des 


" assertions tout 4 fait indignes d’an homme d’Etat : c’est ce que plu- 


sieurs de ses collégues , de ceux mémes qui ont été ses alliés politi- 


-ques, ont caractérisé, dit-on, par une expression de blAme assez éner- 


gique. Quatre d’entre eux, MM. Barrot, de Tocqueville, de Carné et de 


REVUE POLITIQUE. 269 


Salvandy, désireux, a divers degrés cependant, d’une vraie liberté, for- 
maient une minorité dont les représentations n’ont pu prévaloir contre 
Vesprit universitaire coalisé avec l’esprit révolutionnaire. M. Saint- 
Marc-Girardin aspirait, lui aussi, 4 étre nommé rapporteur; mais, 
prévoyant une crise ministérielle au bout de cette affaire, et trouvant 
qu’a cété de M. Thiers le ministére de I'instruction publique lui 
ferait une position justifiée par ses travaux littéraires, il n’a pas 
tardé 4 abdiquer des prétentions rivales et 4 reconnaitre son chef. 
Ce qui donne quelque apparence spécieuse aux espérances de M. Saint- 
Marc-Girardin, c'est que M. Cousin commence a trouver le ministére 
de instruction publique au-dessous de son ambition. Il suffit 4 Vil- 
lustre philosophe d’avoir passé par 1; maintenant la diplomatie 
l'appelle, et l’ambassade de Prusse ouvrirail dignement une nouvelle 
période 4 sa vie politique. 

Mais les plus habiles comptent quelquefvis sans leur héte , et celui 
qui héberge tous ces humines et les case 4 son gré dans ses plans po— 
litiques ne parait pas disposé 4 ralifier les arrangements qui se font 
autour de M. Thiers. On trayaille donc, d’autre part, 4 prendre posi- 
tion contre |’altaque dont le rapport semble le premier indice. Dans 
laChambre des Députés, il y a des hommes en assez grand nombre 
gui, tout imbus de préjugés contre les prétres, reculeraient cependant 
devant la portée d’une discussion qui pourrait atteindre et blesser le 
systéme actuel; et, lors méme que les amis de la liberté de |’ensei- 
gnement qui se trouvent dans la gauche sacrifieraient leur principe 
a leur désic de reprendre le pouvoir, il pourrait se manifester encore 
une majorité qui repousserait le rapport 4 cause du rapporteur. D’ail- 
leurs une chose qu’on ne saurait refuser au chef de I’Etat, c’est l’in- 
telligence des situations générales. Il sait que Voltaire est mort, et s’il 
veut ménager les philosophes de l'Université , il comprend parfaite- 
ment que | "Eglise forme une association tout aussi redoutable, quoi- 
que moins bruyante. On cherchera donc de ce cété une solution de 
jusic-milieu. M. Martia (du Nord) déplait fort 4 l'Université ; M. Vil- 
lemain n’a pas acquis une auréole de sainteté aux yeux de l’Eglise. 
M. Villemain, en outre, a tristement soutenu son role a la Chambre 
des Pairs, et devant une affaire grave, qui était de son ressort spé- 
cial, i] s’est éclipsé dans une modestie peu habituelle. A ce tort devant 
le public il en a ajoulé un autre devant ses collégues : c’est d’avoir 
accepté pleinement dans la commission un rapport et des dispositions 
nouvelles dont il n’a pas compris les conséquences. M. Martin pren- 
drait donc la place de M. Séguier, qui n’attend que la fin de sa que- 
telle avec les avocats pour donner sa démission, déja résolue depuis 


dix-huit mois, et M. Villemain quitterait le ministére en méme temps, -~ 


oo 


270 REVUE POLITIQUE. 


H est un homme instruit, un doctrinaire prudent qui, dans la discus- 
sion de la Chambre des Pairs, a parfaitement navigué entre deux 
écueils, voulant a Ia fois la liberté et l’organisation, sans trop dire 
dans quelle mesure; un homme que depuis longtemps M. Guizot 
veut avoir au ministére comme ami, et comme frére en Ja doctrine : 
c’est M. Rossi. M. le duc de Broglie surtout appuie ce nouveau candi- 


- dat. Dans la haute position que sa vie politique luia faite, M. le duc 


de Broglie renonce pour Jui-méme au pouvoir proprement dit; c'est 
assez pour lui de son influence, et elle est grande. Il lui reste seule- 
ment deux préoccupations, deux pensées qu’il voudrait réaliser di- 
rectement dans cette sphére inférieure des ministéres et des parle- 


‘ments; ces deux pensées sont |’émancipation des noirs, et M. Rossi 


ministre. Il s’en occupe avec un dévoucment rare. M. Rossi prendrait 
donc, malgré opposition de M. Duchatel, possession du portefeuille- 
de M. Villemain, et alors le rapport tomberait naturellement dans 
Y’oubli profond de la collection du Moniteur. Que pourrait effecti- 
vement en faire Je nouveau ministre? Il ne pourrait l'attaquer : 
car, dans son attitude peu détermineée, il en partage les principes jus~ 
qu’a un certain point; mais le soutenir est également impossible a 
lui, ne pouvant se rendre responsable d’une certaine tendance qui m’est 


- point tout 4 fait la sienne. Il faudra donc un projet nouveau, et voila le 


pays encore une fois préservé des secousses que lui préparait V’'ex-mi- 
nistre du 1° mars. C’est du temps gagné pour tout le monde; et qui 
sait, bon Dieu, si, au moyen de quelques expériences encore, M. Thiers 
no changera pas lui-méme d’avis? Qui sait si, comme naguére, aprés 
avoir appelé toute l’escadre universitaire au bout de son télégraphe, 
il ne la congédiera pas un beau matin pour laisser aller le monde 
comme il va? 

Cela ne serait pas impossible ; car, tout hostile qu’il est envers le 
clergé, le travail de M. Thiers porte pourtant en soi bien des germes 
d’espérance pour Ja cause catholique. Qu’est-ce qu’on y litd’un bout 
4 l'autre, sice n’est un tissu de principes qui se mutilent eux-mémes, 
des demandes qui s’avouent déboutées par Je jugement public, des 
demi-menaces qui se rengaiuent devant la force des circonstances, des 
intentions malveillantes qui n’osent pas, et qui le disent, et qui en 
donnent pour raison la situation actuelle des esprits? Lisez le rapport 
de ce point de vue, et vous serez frappé de cette contradiction perpé— 
tuelle entre ce que l’homme politique, ou plutét l'homme de parti, 
voudrait, et ce que la situation le force de vouloir. C’est un fait trés- 
remarquable, et qui seul pourrait faire apprécier la décadence actuelle 
de lesprit révolutionnaire en France. | 

Lorsqu'une révolution s'est accomplic, elle laisse aprés elle des 


REVUE POLITIQUE. Zit 


résultats dunt la coexistence n’était pas logiquement nécessaire : les. 
uns ont salisfait des besoins réels, les autres n’ont été que le produit 
des erreurs et des passions qui ont accompagné la catastrophe. La gé- 
nération contemporaine regoit tout péle-méle, et tout est livré in- 
distinclement 4 |’amour ou a la haine des partis, Cependant peu a 
peu le partage se fait: ce qui devait durer dure; ce qui n’était qu’ac- 
cidentel suse et s’en va; et, & mesure que les intéréts, les amours- 
propres et les réputations, nés de |’événement, quiltent la scéne, le 
temps poursuit son triage; il vanne la récolte révolutionnaire, et les 
demeurants de la premiére époque voient avec surprise s’envoler 
beaucoup de paille qu’ils avaient entassée avec le bon grain. 

Les quarante derniéres années n’ont guére fail autre chose ; et la 
loi de liberté d’enseignement qui se discute aujourd’hui n'est qu’une 
suite de ce travail d’épuration. De quoi s’agit-il en effet? Sous Ia for- 
mule de liberté, noble et légitime devise de la Révolution, Ja philo~ 
sophie alors régnante avait caché un despotisme hostile a la religion ; 
eh bien, il s'agit de défaire ce noeud de contradiction ; il s’agit de dé- 
vager le permanent du passager, la substance de la révolution de l’ac- 
cident qui s’y est accroché. Par une coincidence curieuse, et comme 
pour mieux manifester cette force irrésistible qui vanne sans relache 
les moissons si mélangées de ]’activité humaine, voici qu’une piéce 
capitale de l’coeuvre de liberté est confiée 4 M. Thiers. Aucun homme 
de ce temps-ci ne représente aussi bien l’esprit révolutionnaire avec 
son erreur philosophique. Dans son rapport, cet esprit se montre par- 
fout en principe, ct cependant il fléchit partout dans ses conclusions, 
Ainsi, un systéme contraire a la liberté d’enseignement, un systéme 
dans lequel ¢ ]’Etat, animé d’une volonté forte, absolue, voulant je- 
ler la jeunesse dans un méme moule, la frapper comme une monnaie 
4son effigie, ne souffrirait aucune diversité dans le régime d’éduca- 
tion, et, pendant sept ou huit ans, ferait vivre tous les enfants sous le 
méme habit, les nourrirait des mémes aliments, les appliquerait aux 
mémes études, les soumettrait aux mémes exercices physiques, les 
plierait ainsi pendant quelques années a une égalité forte, qui n’em- 
pécherait pas que chacun d’eux prit plus tard la place assignée a sa 
naissance et 4 son génie naturel, » un tel systéme, selon l’honorable 
rapporteur, « a un caractére de force plus grand » que celui qui per- 
mettrait 2 la sollicitude paternelle de choisir entre divers régimes d’é- 
ducation; mais, disons—le tout de suite, ajoute-t-il , ce systéme est 
peu conforme au génie des nations modernes, qui ne supporteraient 
point la domination de |’Etat sur la vie privée. 

« Gardons-nous, dit-il encore, de calumnier cette prétention de 
Etat d’imposer l'unité de caractére & la nation et de la regarder 


373 REVUE POLITIQUE. 


comme une inspiration de la tyrannie. On pourrait presque dire, au 
contraire, que cette volonté forte de l’Etat d’amener tous les citoyens 
4 un type commun s'est proportionnée au patriotisme de chaque 
pays... Et nous, qui, aprés avoir été Athéniens sous Voltaire, avons 
un moment voulu étre Spartiates sous la Convention, soldats de 
César sous Napoléon, si nous avons songé un moment 4 imposer 
d’une maniére absolue le joug de I’Etat sur !’éducation, c’est sous la 
Convention, au moment de la plus grande exaltation patriotique. » 
Pourquoi donc ne pas conclure au rétablissement de ce type com- 
mun, de ce joug patriotique? M. Thiers s’en explique tout de suite 
encore une fois; c’cst « qu’il faut nous tenir dans la vérité du temps 
et de notre pays. » Et lorsque, aprés avoir glorifié ainsi, pour le ré- 
pudier immeédiatement, le principe de la Convention, il s’arréte avec 
complaisance sur !’Université de \’Empire, qui devait un jour absor- 
ber tous les colléges; lorsqu‘il analyse l’organisation inflexible et 
J’omnipotence de cette corporation de moines laics chargés aussi 
d’imposer un type commun 4 la jeunesse francaise, c’est encore ct 
toujours pour finir par enterrer ces clioses admirables dans les limbes 
d’un temps qui n’est plus. Enfin, pour comble de singularité, {ec fils 
de Voltaire rend plus d'une fuis hommage, non-seulement 4 l’Eglise 
gailicane de Bossuet, mais au Saint-Siége et 4 la sage Eglise romaine. 
Que résulte-t-il de ces observations? que la situation est bien chan- 
gée; que M. Thiers le sent et plie sous la nécessité; que sa manieére 
de juger la Révolution n’est plus celle de notre époque, et qu’enfin 
ce qu’on voil le mieux a travers la transparence de ce style Jucide, qui 
est le mérite littéraire de Il’ancien ministre, c’est ce combat. continue! 
entre d’anciennes idées qui persistent et une situation qui les re- 
pousse. La situation est donc pour nous; il suffit d’attendre que 
chacun le comprenne aussi bien que M. Thiers. Contre lui s’éléve «la 
vérité du temps et de notre pays; » c’est sa propre expression. Il ne 
reste donc plus qu’a le forcer d’obéir complétement a ce pouvoir nou- 
veau qu’il reconnait de fait, et pour cela il n’y aura qu’a rétablir un 
peu de Jogique dans }’ensemble des projets qui seront proposés a 
l'avenir, 

On a, du reste, beaucoup exagéré l’effet produit par ce rapport: 
‘quelques journaux l’ont élevé aussi haut qu’ils ont pu, et pour cause; 
mais généralement on I’a trouvé long, et bon nombre de ceux qui 
n’en ont point subi la lecture dans la Chambre des Députés l’ont plié 
en quatre pour le réserver aux loisirs de Ix maison des champs. 
Comme ces choses politiques perdent beaucoup a vieillir, il se pour- 
rait bien que fa fenaison, la moisson ct la vendange fissent unc 
concurrence facheuse au produit parlemeutaire.. Et puis Ja presse pu- 





REVUE POLITIQUE. 273 


rement politique est loin d’applaudir tout entiére a l'Université com- 
battant pour le monopole. En ce moment nous devons signaler le 
journal le Comemerce, qui appartient aujourd’hui a la jeune gauche, 
a une fraction intelligente de ce parti qui a commis tant de fautes, 
al qui pourrait rendre tant de services au pays. La loyauté de ses 
nuuveaux rédacteurs saura garder sans doute son indépendance en- 
lire vis-a-vis de cerlains personnages habilués 4 comprometire ce 
obté de Ja Chambre pour |’abandonner ensuite. La controverse sur 
Yenseignement pourra marquer une grande époque dans l'histoire 
des partis si elle dégage leurs éléments jeuncs et contemporains des 
hommes et des passions de |’époque précédente. 

Pendant que ces Juttes intérieures nous divisent, le gouvernement 
snglais refuse décidément de recunnaitre notre souveraineté dang 
rAlgérie, et le gouvernement francais se résigne & cette hostilité se- 
crete ef permanente d’une puissance alli¢e. C’est ce qui résulte clai- 
rement de deux explications qui ont eu lieu presque simultanément 
dans les deux pays. 

Le 20 janvier 1842, M. Guizot faisait connaitre le résultat d’une 
conversation entre lord Aberdeen et M. de Saint-Aulaire. Le ministre 
anglais aurait dit 4 notre ambassadeur qu’il regardait la possession 
de ‘Algérie par la France comme un fait accompli, contre lequel il 
ne Souléverait pas d’ubjections. Huit jours aprés, lord Aberdeen écri- 
vail a lord Cowley que sa conversation avec M. de Saint-Aulaire n’a- 
vail pas eu lieu dans les termes rapportés par M. Guizot; il n’avait 
pas dit qu’il n’edt point d’objections a faire contre la possession fran- 
qaise d'Afrique, mais seulement qu’il n’avail pas d’observations 2 
fire 4 ce sujet. Admirez la profondeur de la sagesse des diplomates! 
Entre ces deux mots, observations et objections, qu’on pourrait aisé- 
ment confondre, ils savent mettre, quand on les presse un peu, tout 
un abime de contestations et de guerres futures. 

Derniérement donc, M. Sheil, profitant de la circonstance de la 
guerre du Maroc, a adressé & ce sujet au lord Aberdeen une de ces 
interpellations conyenues d’avance , par lesquelles Ics ministres an— 
glais parlent indirectement & |’Europe du sein de leur Parlement. 
M. Sheil a rappelé cette affaire d’objections et d’observations, et il a 
demandé au ministre s'il avait recu une réponse & la dépéche du 
28 janvier 4842. C’était lui demander, en d’autres termes, s’il per~ 
sistait & avoir des objections contre la souveraineté francaise en Afri- 
que. Il lui demandait en outre si le gouvernement avait demandé au 
gonvernement francais un exequatur pour le consul d’Angleterre 4 
Alger , et si le gouvernement anglais avait fait quelque chose qui pat 
équivaloir a ka reconnaissance du droit de la France sur |’Algérie. 


274 REVUE POLITIQUE. 


A cette derniére question, sir Robert Peel a répondu d’une maniére 
vacue, qui laisse assez entrevoir une négociation; de sa réponse aux 
deux autres, il résulte que M. Guizot n’a rien objecté aux objections 
de lord Aberdeen; que le consul actuel, M. Saint-John, n’a d’autre 
exequatur que celui qu'il tient du dey Hussein, et que, si tout le 
monde acquiesce 4 cette situation, c’est qu’il n’y a pas de raison, en 
ce moment, pour la contester ou la changer. 

il ya donc une arriére-pensée évidente dans la politique anglaisea 
Végard del’Algérie frangaisc. MM. de La Rochejacquelein et Mauguin, 
dans la Chambre élective, M. le prince de la Moskowa dans 1a Cham. 
bre des Pairs, faisaient en ce méme temps des observations sur la 
position irréguliére du consul anglais & Alger. C’est bien 1a, effecti- 
vement, la question positive, dont on poursuivrait 4 tout prix la so- 
Jution s'il y avait quelque énergie dans les Chambres et dans la 
presse. Si pareil texte cat été donné aux libéraux par la Restaura- 
tion, que de clameurs se seraient élevées! quel ensemble d’opposi- 
lion partout, dans les journaux, dans les assemblées, dans toutes les 
réunions! Les belles et patriotiques phrases que les chefs de parti 
auraient enfilées sur cette question! Mais aujourd’hui les chefs de 
parti ont &é ministres ou a peu prés; ils ont élé dupes aussi, con- 
fiants et mous 2 l’égard de notre magnanime alliée; leur langage est 
équivoque, plein de ménagements et de dextérité; de 14 toutes nos 
faiblesses. 

Il est A croire cependant que cette question sera vivement contro- 
versée dans |’intervalle des sessions. Déja M. Guizot est convaincu de 
l’avoir ignorée ou faussée. I! prétend qu’un consul n’est pas un agent 
politique, mais un agent commercial; que les questions de souve- 
raineté ne le regardent pas; que par conséquent le consul anglais 4 
Alger pouvait rester dans la situation qui lui fut faite par le gouver- 
nement turc. Cette doctrine est pourtant démentie par des faits bien 
récents, Lorsque le consul anglais 4 Tunis a voulu derniérement aban- 
donner aux indigénes le droit de juger et de punir un sujet européen, 
le consul francais a protesté contre cet abandon, aux applaudisse- 
ments de la France , et M. le ministre des affuires étrangéres ne }’a pas 
désapprouvé. Le droit de juger et de punir est certainement un droit 
de souveraineté; le consul qui en est investi représente le gouverne- _ 
ment de son pays. Plus récemment encore, le jour méme de I’inter- 
pellation de M. le prince de,la Moskowa, lorsque M. le comte Pelet 
(de la Lozére) blAmait la correspondance du maréchal Bugeaud avec . 
El-Gennaoui, que répondait M. Guizot? que M. Bugeaud fait trés- 
bien a guerre, mais n’est pas négociateur, n’est pas chargé de rc- 
soudre les questions de paix et de guerre, et celles de territoire ; que 


REVUE POLITIQUR. . 75 


le send négociatcur est notre consul général 4 Tanger. Et comme on fui 
disait que ses paroles pourraient affaiblir en Afrique l’autorité du 
maréchal, M. Guizot, insistant, répondit : « Je ne suis pas de ceux 
qui voudraient affaiblir M. Ie maréchal Bugeaud. J’ai au contraire 
honneur d’appartenir 4 un cabinet qui lui a consiamment fourni 
tous les moyens d'action qu’il a demandés; mais cela n’empéche pas 
qu'il ne soit de mon devoir de maintenir /a distinction des pouvoirs. » 
Il yadonc un pouvoir politique qui appartient spécialement au con- 
sul, et M. Guizot n’a pas réussi cette fois 4 créer une théorie pour le~ 
besoin du moment; il s’est altaqué 4 une question trop positive , trop 
dudiée, trop éclairée par les faits, par les principes, ct par l’usage 
des nations. ; 

D'ailleurs, comme l’a prouvé un journal qui a déja plus d’une fois 
soutenu avec succes des questions de droit international, et en parti- 
culier celle du droit de visite, quand bien méme les consuls n’au- 
raient pas un caractére public chez les nations européennes ov ils ré- 
sident, on ne pourrait en conclure qu’ils n’eussent point ce caractére 
dans les pays soumis A Ja Turquie, comme I’était Alger avant la con 
quéte. Ce n’est plus 14 unc question de principe , mais une question 
de fait, que les faits ont résolue depuis longtemps. L’acte du 28 mai + 
4740, qui confirme toutes les capitulations antérieures entre la France 
ela Porte, ef qui a cté remis en vigueur par Ie traité de Paris du 
25 juin 4802, accorde aux consuls francais établis dans toutes les dé- 
pendances de !’empire ottoman les fonctions et prérogatives qui ca- 
metérisent les ministres publics: d’abord , toute juridiction civile et 
criminelle sur leurs nationanx, droit plus étendu que celui dont les 
ministres du premier rang jouissent en Europe. Ensuite ces capitula- 
tions accordent aux consuls comme aux ambassadeurs des exemptions 
de droits, d’impdts, de taxes dont le droit public européen ne les af- 
franchit pas. Ils ont le privilége d’exercer Jeur culte dans la maison 
consulaire, et d’appeler leurs nationaux a en jouir avec eux. Ils ont 
le privilége d’arborer sur leur demcure le pavillon du souverain qu’ ils 
représentcnt. Tous ces droits consulaires sont reconnus, en général, 
duns les pays sujets ou tributaires de la Porte; mais dans les régences 
 barbaresques, des traités spéciaux les confiement plus expressément 
encore. Particuli¢rement le traité entre Ja France et la régence d’Al- 
ger, du 24 mars 1619, attribuait positivement 4 nos consuls le ca- 
ractére représentatif; d'autres traités postérieurs consacraicnt Pinvio- 
labitité de leur demcure, etc. Les traités particuliers conclus par Ja 
Grande-Bretagne avec cés mémes Etats barbaresques, quoique moins 
favorables ct moins explicites, contenaient la plupart de ces disposi- 
tions et donnaicnt également aux consuls le caractére de ministres 


276 REVUE POLITIQUE. 


publics. 11 résulte de la que le consul anglais auprés du dey non-seu- 

lement était ministre public, mais jouissait de prérogatives plus élen- 

dues qu’il n’en pouvait posséder auprés d’une puissance européenne ; 

ct si, depuis la conquéte, Ja nature de son pouvoir a changé, si son 

caractére représentatif est amoindri; si, toujours agent de son gou- 

vernement, il l’est sous d’autres conditions déterminées par le droit 

international des puissances chrétiennes , il ne résulte qu'une preuve 

nouvelle et irréfragable que, de toutes maniéres, il lui fallait des pou- 

| vuirs nouveaux. L’obstination de I’Angleterre 4 les refuser, l’inatten- 

Jessa tion ou la faiblesse du gouvernement francais, qui n’a pas exigé la 

‘ ’ régularisation de cette situation du consul anglais, laissant subsister 

. "une protestution permanente contre notre souveraincté, ne sont donc 

_. s autre chose qu’un encouragement a Ja révolte, une espcrance pour 
Abd-el-Kader, un appui moral accordé aux prétentions du Maroc. 

Si l’Angleterre s’occupe beaucoup de nos conquétes, nous ne nous 
occupons guére des siennes, et, quoique nous ayons aussi quelques in- 
téréts dans I’Inde, nous nous gardons bien de !’interpeller sur les 
projets qu’elle réalise dans cette vaste contrée. En ce moment lord 
Ellenborough, qui ne sait pas encore que la Compagnie I’a destilué, 
poursuit le cours de ses empiétements, et probablement il aura jeté 
assez de semences de troubles, il aura assez embarrassé les affaires, 
pour que son successeurne puisse plus changer le systéme. II enléve aux 
M»hrattes quelque portions de territoire et l’ancienne cité de Bour- 
hampour. Dans le Penjab, il recueille les dépouilles les plus avanta- 
geuses de Runjet-Singh, dont l’empire est dissout et démembré. Les 
Sikhes, tombés dans Ja plus affreuse anarchie, voient leurs princes 
s'entre-détruire par la guerre, la corruption et I’assassinat, et la Com- 
pignie se prépare, grace & toutes ces miséres, 4 se faire un solide ¢la- 
blissement suc les deux rives du Sutledge. 

Nous ne saurions comprendre comment, au milieu de toutes ees 
grandes choses qui se font contre nous ou sans nous, M. Guizota pu 
permetire le petit triomphe que ses amis lui décernent, en faisant 
frapper une médaille en son honneur. Cela n’est assurément pas op- 
portun. Et le sujet méme de cette médaille est bien malheureusement 
choisi: « Cette médaille, dit le Journal des Débats, est d’un trés- 
grand module (dix centimetres) et porte d’un cété la téte de M. Gui- 
zot, d’aprés le beau portrait de Paul Delaroche, de l’autre M. Guizot 
a la tribune de la Chambre des Députés, opposant aux clameurs du 
26 janvier ces simples ct nobles paroles: On peut épuiser ma force, on 
n'épuisera pas mon courage. » Rappelons-nous qu’il s’agissait de Wa- 
terlvo, a propos du voyage des légitimistes & Londres. La conduite de 
M. Guizo} a Gand est sans doute justifiable: pourtant ce sunt 1a de 


4, 
a, ft 


foes 1 te 








REVUE POLITIQUE. 277 


ces circonstances malheureuses of Ia moralité n’est pas assez évi- 
dente 8 tous les yeux pour qu'on puisse les immortaliser en bronze. 
Et quant & Ja scéne que ce souvenir a produit le 26 janvier dans la 
Chambre des Députés , il faudrait chercher encore moins & la rappe- 
ler; car la fierté des paroles y était en désaccord avec la situation. 
M. Guizot attaquait dans les léegitimistes ce qu’il avait fait lui-méme. 
Ce voyage de Londres était méme beaucoup muins équivoque que ce- 
lui de Gand. S’il y avait immoralité dans le premier, il y aurait da- 
vantage dans le second. Pourquoi n’a-t-on pas choisi, pour motiver 
lapothéose de M. Guizot, quelqu’un de ses triomphes parlementai- 
res de 4830 4 1834? Dans cette période, il y cut des combats plus sé- 
rieux, il y eul des dangers réels, il y eut des lultes contre des prin- 
cipes ef des efforts anarchiques; un intérét général soutenait l’orateur, 
et celui-ci avait un but plus grand que la satisfaction mesquine de 
braver l’impopularité. 








BULLETIN LITTERAIRE. 


MBEMOIRES DE LA SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE Panis. Chez Arthus-Bertrand, 
rue Hautefeuille, 23. 


Recueillir , multiplier et populariser Jes connaissances relatives a l'état du 
globe et a ses rapports avec l'homme, tel est Ie triple objet de la Société de Géoc- 
graphie ctle but qu’elle poursuil avec ane ardeur modeste, mais infatigable, par- 
ticuliéremenl dans la publication de ses Mémoires. Ce recueil est devenu un 
précieux dépdl de documents, non-seulement pour la géographie moderne, mais 
encore pour celle du moyen age et de l’antiquité. 

En rassembiant d’ailleurs tous les matériaux de la géographie comparée, la 
Société n'y sépare pas \'appréciation du temps de Ja mesure de l'espace ; elle y 
associe, au contraire, comme éléments cssentiels de ses travaux, la connaissance 
des dates et celle des lieux. La date des documents géographiques n'importe 
pas moins que celle des documents historiques. La cbronologie est nécessaire 
4 toute science pour marquer ses progrés, constater ses lois et lui permettre 
d‘en poursuivre le développement. 

Mais pour apprécier les notions de l'espace, il faut toujours, comme pour celles 
du temps, recourir aux documents originaux. Comment, par exemple, asseoir 
de nos jours un jugement sur Ics hommes et les choses de l'Orient, sans avoir 
recours a des témoignages primitifs recueillis par des voyageurs sur les lieux mé- 
mes dont ils parlent, ou contemporains des siécles que nous étudions! Toute- 
fois les savants des XVIIe et XVIIIe siécles avaient complétement négligé 
les monuments de la géographie au moyen Age. Presque oubliés jusqu'a n0S 
jours, les plus importants de ces documents sont ceux que la Société a d’abord 
publiés dans ses Mémoires. Ainsi M. Roux de Rochelle, président actuel de la 
Société, a publié le Marco Polo, cette relation du voyageur Je plus audacieux 
et le plus persévérant, qui, mieux qu’Alexandre, a rendu a l’‘Occident la con- 
naissance perdue du vieux monde oriental, et s'est trouvé a la fois le précurscut 
et le promoteur des entreprises de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. Les 
exemplaires de cette premiére publicatiun sont devenus extrémement rares; ce 
qui prouve micux que tout autre ¢loge combien le monde savant attache dé- 
sormais de prix aux archives géographiques, aux anciennes relations de voyage 
et aux cartes qui les accompagnent. Ces parchemins, ces vieux manuscrits 
‘sont, en effet, autant de révélations pour histoire de la science; ils servent 
4 constater, avec la priorité des découvertes, les droits qui s'y rattachent, en 
méme temps qu’ils corrigent bien des erreurs, ou imposent silence a d'injustes 
prétentions. 

Gr&ce aux soins de M. Jomard, le cabinet des cartes et plans de ta Biblioth¢- 


BULLETIN LITTERAIRE, 279 


que royale s'est enrichi d'une fuule de documents géographiques de tous Jes 
iges, soit en fac-simile, soit en originaux. On peut y comparer les premiéres 
ébaaches de Ja carlographie avec ce que cet art produit maiutenant de plus par- 
fait; cest 14 toute une nouvelle carriére ouverte aux études géographiques. 
Aussi la fondation de ce musée est-elle un vérilable titre de gloire pour son 
saleur. Ajoutons que la publication d'un choix de ces documents graphiques, 
qu occupe en ce moment M. Jomard, et dont le ‘savant M. de Santarem' a 
déja comme lui donné l’exemple, sera le complément de la publication des 
Yoyages et descriptions du moyen dge, qui forment le quatriéme yolume de fa 
Societé de Géographie. 

Quanta ce volume, il nous suffira de citer la Description des Merveilles del A- 
ne, parle P. Jourdain de,Sévérac, imprimée d'aprés un manuscrit du XIV* sié- 
cle, jadicieusement commentée par M. Coquebert-Montbret; la Relation du 
Voyage-de don José Andia y Varola dans les iles de la mer du Sud ; les Vocabu- 
lgires des diverses tribus d Afrique, par M. Konig, mis en ordre et annotés par 
M. Jomard ; les Voyages en Orient de Rubruk, de Bernard et de Sewulf, illustrés 
par M. Wright, et « surtout celle grande et belle Relation des Mongols, de Jean 
du Plan-Carpin, a laquelle M. d’Avezac a ajoulé ses savantes et laborieuses re- 
cherches ? ». 

« Tous ces voyageurs, comme lont dit les Annales maritimes et colonials, 
établissent la liaison entre Ics anciens géographes et les voyageurs du 
XVe siécle; ils forment les anneaux de cetle chafine de progrés et d’observa- 
lions successives qui ont amené la science au point ou nous la voyons aujour- 
dbui. Dépouiller les rares manuscrits ou se trouvent de semblables relations, 
en faire recueillir dane toute l'Europe les différentes legons, les éclairer par de 
savantes notices pour les publier 4 grands frais, était une entreprise digne de 
la Société de Géographbie, qui n’a jamais hésité devant un trayail, dés qu'elle 
apa le croire utile. » 

Ces publications de la Société ne constataient toutefois les progrés de la géo- 
gtaphie que chez les chrétiens. Or les musulmans ayvaient aussi leurs voya- 
geurs et leurs géographes dont notre civilisation avait profité. Une lacune était 
donc & remplir, et l'ulilité en est deyvenue de jour en jour plus évidente avec les 
progrés de notre domination en Algérie, qui a déja fait melire au jour tant 
dintéressants travaux. 

C'est alors que M. Amédée Jaubert s’est occupé de la version francaise du 
lexte arabe d'Edrisi, l’ouvrage peut-étre le plus important pour apprécier l’é- 
lat des sciences géographiques chez les Arabes du moyen 4ge. Nous n’entrerons 
pas dans le détail des éclaircissements, commentaires et remarques du tra- 
ducteur sur le texte original; il suffit de dire que c'est un monument du pre- 
mier ordre, et que M. Jaubert y a réponda a l'attente des orientalistes les plus 
experts. Rappelons encore que Ie travail du géographe arabe n’étant pas fondé 
sur des observations célestes et ne présentant pas méme approximativement, 
comme ceux de Cazwini, dAboulféda et autres, la détermination des longitudes 
et des latitudes des lieux, on doit y craindre des erreurs notables sur les distan- 
ces. De ta une difficulté pour diriger les amis de la géographie positive dans 
l'étude de ce texte arabe, composé dans le XII* siécle, et qui ne nous a été 
(sansmis qu‘aprés avoir passé par lcs mains d'ignorants copistes, 

Du moins M. Amédéc Jaubert n’a rien négligé pour résoudre tous les doutes, 
éclaircir toutes les obscurités et mettre sur la voie de la vérité, quand i] ne 


‘ Dans son Histoire des découvertes des Portugais sur les cdéles oceidentales d\A~ 
frique, 
1 Expressions de M, Bezthelot, scerttaire gengra) de la Sogiéts de Géographie. 


—— ee 


580 ‘ BULLETIN LITTERAIRE. 


I'a pas trouvée lui-méme : c’est 14 Yobjet des notes de sa traduction, od l'on 
trouve a la fois élégante fidélilé, saine critique, érudition variée et solide. 

La géographie d'Edrisi a été composée, au commencentent du XII siécle, 
sur la priére du prince Roger, roi de Sicile, qui, 4 exemple de tous les con- 
quérants et de tous les colonisateurs, s'occupait avec ardeur de géographie. 

Les Normands, qui dés le début du siécle précédent avaient porté au delé 
des mers nos armes et nos lois, s’occupaient aussi 4 recueillir les notions de 
la science orientale, utiles 4 leurs projets. C'est alors que Roger demanda au 
musuiman Edrisi, qu'il avait généreusement accueilli 4sa cour, de Jai compo~ 
ser un Ouvrage pour expliquer la mappemonde d'argent qu'il avait constamment 
sous les yeux. 

Edrisi s'‘occupa lui-méme de ce travail géographique pendant plas de quinze 
ans, sans reldche, afin de parvenir 4 former un recueil complet des connais- 
sances de son temps’. Eb bien, c’est le résultat de ces persévérantes recher- 
ches, si importantes pour la géographie du moyen Age, que la Société de Géo- 
graphic a voulu populariser en France par l’organe de M. Amédée Jaubert. 

La Société de Géographie raltache encore a ses travaux les sciences qai ont 
rapport 4 létude de Ia terre; l'ethnologie, par exemple, ct lout ce qui touche a 
histoire des races, 4 leurs types physiques ou a leurs idiomes, rentre dans le 
cercle des travaux de Ja Société. Mais le plus pressé pour elle était d’en élu- 
dier le cdté pratique et d'en montrer les applications directement atiles 4 la 
France. C'est pourquoi, dans l'intérét de nos relations avec les indigénes d'A- 
frique, elle s’est occupée de la publication de la grammaire et du dictionnaird 
berberes de Ventura :>. 

Ventura de Paradis, que ses connaissances dans les langues orfentales rendi- 
tent indispensable au succés de l'expédition d Egypte, et qu'une notice biogra- 
phique de M. Jomard 3 a en quelque sorte exhumé de l'oubli, a latssé Ies tra- 
vaux les plas recommandables sur l’'idiome et les meeurs des indigénes africains, 
quela renommée conquérante des Arabes atrop souvent falt négliger. La race, la 
religion et la langue de ces derniers s’étaient sans doute répandues sur toute Ia 
ebdte del’Afrique scptentrionale; mais le flot de cette invasion musulmane n‘a- 
vait fait quw’en recouvrir un autre qui l'avait précédé. La langue et fa race des 
Berbéres avaient aussi dominé sur tout le littoral, et nous en trouvons la preave 
dans les divers idiomes de l'Afrique septentrionale, qui, 4 l'exception de la- 
rabe, semblent pouvoir tous se ramener a Ja langue primitive des Berbéres. 

Ainsi fe dialecte de l’oasis de Syoudh, l'ancienne oasis d' Ammon, a des ana- 
logics frappantes avec Tidiome de ces indigénes. Pour sen convaincre, il n'y 4 
qu’a voir la Jiste des mots de Syoudh recueitlis par M. Konig, et rapprochés 
par M. Jomard des mots berbéres da dictionnaire de Ventura 4. Les rapports 
daffinité ct presque @identité qui existent entre tes deux idiomes nous révélent 
la commune origine des peuples qui les partent. Or l’origine du Syouah ne peat 
que remonter a la plus haute antiquité; car le Syou&h, défendu par te désert, 


§ Voir Mémoires de la Soctété de Géographie, tome V, pag. 20 et 24 de In préface. 

3 Grammaire et Dictionnaire abregés de la langne berbére, composés par feu 
Ventura de Paradis, premier seerétaire-interpréte du général en chef de !’armée d'0- 
rent; revus par M. Amédée Jaubert, membre de UIustitut, et publiés par fa Société de 
Géogiaphie. — Paris, 1844. . 

’ Cette notice a été lue 4 la séance générale dela Société de Géographie, présidée 
en ‘décembre dernier par M. le ministre du ecommerce et de lugricultare, EHe forme 
lintroduction naturelle de la Grammaire et du Dictionnaire de Ventura, 

‘Voir les Mémotres de la Société de Géographie, tome 3V, page 130. 


BULLETIN LITTERAIRE: - 98 


se gouverne par ses propreslois depuis un temps immémorial. C'est la fameuse 
oasis d’ Ammon, dont Hérodote a dit que les habitants sont une colonie d’Egyp- 
tiens et d’'Ethiopiens, et que leur langue participe de celles des deux nations : 
on sent dés lors toute l'importance de Pétude de son dialecte. Ajoutez a cela 
qa’en avancant dans le désert de Lybie, vers Pouest, on trouve les oasis d'Aud- 
jélah et de Sokna qui présentent de pareilles similltudes avec les dialectes ber- 
béres des derniers chatnons de )’Atlas. Quant aux dialectes particuliérement 
étadiés par Ventura, depuis les montagnes de Melotis, qui dominent les plaines 
de Kalrowan, dans le royaume de Tunis, jusqu'a celles des Soues, a l’extré- 
nité méridionale du Maroc, sur les bords de !l’'Océan, ce sont toujours les va- 
riétés de la méine langue, qu'on retrouve encore dans I'fle de Gerbi, 4 Monastir, 
dans la plapart des tribus du Sahara, et, entre autres, dans celle des Beni- 
Mosab, au sud de TAlgérie. Telle est la série non interrompue de preuves 
sor funité d'une race primitive aujourd’hai représentée par les peuples ber- 
béres: de 1a I‘importance historique et philosophique de Ja nouvelle publication 
eatreprise par la Société de Géographie. 

Ainsi, dans ses travaux sur la langue berbére, Ventura se flattait de l’espoir 
qu'il ne serait pas impossible de retrouver dans cette langue des traces dé 
lancien punique. C’était pour lui l’acheminement naturel vers la connaissance 
des dialectes primitifs de l'Afrique. Cette étude devait permettre de déchiffrer 
d'une maniére certaine les nombreuses inscriptions phénicienncs trouvées en 
Algérie, en Sardaigne ou 4 Malte, et successivement interprétées par le docte 
Bochard, l'abbé Barthélemy, Gesenius et M. Ktienne Quatremére. 

« Sil est un moyen de parvenir & Vinterprétation exacte de ces Inscriptions, 
nul doute que ce ne soit l'étude approfondie de la langue qu’on pariait autre- 
fois sur les mémes licux. Or, cette langue ne pouvait étre qu'un dialecte offrant 
plas ou moins de traits de ressemblance avec le berbére; et de méme qu’au- 
jourd’buf te berbére est mélé d‘arabe, de méme l’anciecn carthaginois était mélé 
de syriaque et de chaldécn, tant {] est vrai qué sur le littoral de l'Afrique sep- 
tentrionale, conime en Europe, ta civilisation s’est avancée d’Orient en Occi- 
dent. » 

Outre }intérét de la philologie et de l’érudition, l'utilité politique et com- 
Merciale dans nos relations actuciies avec les aborigénes de l'Algérie recom- 
mandait encore a Ventura |’élude du berbére. « Qui ne sent en effet que le 
premier et le plus sdr moyen de donner a ces peuples une idée des bienfails de 
h civilisation, c'est de pénétrer d’abord dans !& connaissance de leur méthode 
analylique de la pensée, de leur phraséologie et de leat syntazxe? » C'est en- 
suite par Femploi familier de leur idiome que nous pourrons les ititler 4 nos 
idées et faire passer la persuasion dans leur coear. 

Pour recommander enfin jes deux ouvrages de Ventura aux savants orienta~ 
listes comme at officlers et aux colons de la France africaine, il nous suffit de 
rappdéler que I'édition en a été confice aux soins de M. Amédée Jaubert. Cette 
grammaita et ce dictionnaire betbéres ont paru en février 1844, grace auz 
encouragements donnés 4 Ja Société de Géographie, d’abord par M. le maré- 
thal Soult, et, & son exemple, par M. le ministre da commerce. R. T. 


1688-1830, OU PARALLELE SISTORIQUE DES REVOLUTIONS D'ANGLETEARE ET DE 
Franck, SOUS JacQvues Il ET CHARLES X, par M. le comte de Choiseul-Dail- 
lecourt. 


Que de fois ces deux chiffres ont été rapprochés, soit avant, soit aprés Ta ré- 
Yolution de Jpillet; Charles II et Louis XVIIF, Jacques II et Charles X, deux 
dynasties abattues aprés avoir régné toutes deux pendant quelques arinées en 
Vertu d'une restauration; des haines religieuses trés-fortes, des complots, la 


va 


. corruption politique poussée 4 un degré presque incroyable : assurémeat les res- 


282 BULLETIN LITTERAIRE, 


semblances sont frappantes. Et péanmoins, il faut le dire avec M. Augustin | 
Thierry: « Dans cette admiralion ct dans ces veux, quelque patriotiques quon 
les proclame, il y a de ignorance et de Ja lacheté. » Grace au ciel, il n'est per- | 
sonne en France qui vouldt aujourd hui recommencer le parallélisme prétenda 
entre 1688 et 1830, ni continuer l’ceuvre de l'aristocratie anglaise. Aussi M. lo 
comte de Choiseul n’a-t-i] pas cu de peine, piéces en main, & montrer la pro- 
fonde différence qui séparait véritablement deux époques devenues désormais | 
également célébres dans les annales humaines. Sans aucun doute, les esprits 
superficiels pourraient seuls se laisser {romper par d'apparentes analogies. Mal- 
heureusement, il en est de réelles; ilen est que nulle habileté de plume ne 
saurait dissimuler. Quelquefois, hélas! le méme aveuglement produit des fautes 
trés-différentes, quoiqu’il améne des résultals presque identiques. Peut-étre 
Jacques II justifiait-i! par la pureté de ses motifs, 4 ses propres yeur, sa con- 
duite a l’égard de ses sujets protestants. Il n’en est pas moins vrai, cependant; 

que cette conduile ne fut ni habile ni exempte d’astuce. La thése est méme f- 

cile & soutenir; et quand on rapproche le dernier roi Stuart d'un monarque non 

moins infortuné, celui-ci gagne incontestablement au paralléle. Cependant Ie | 
premier devoir de Phistoire, c'est de se montrer impartiale : or, peut-elle l'étre | 
lorsque tant de passions couvent encore sous la cendre, lorsque tant de blessu- | 
res n‘ont pas cessé de saigner? C’est précisément ce que je me disais en lisant | 
l'écritde M. de Choiseul. A chaque instant on sent frémir sous Je scalpel une 

plaie toute vive. A quatorze ans de distance, on est trop prés d'une réyolution 

pour Ja juger sainement. Ourrez platét l’ouvrage de M. Louis Blanc. Que de 

coléres amassées sous ce style nerveux et pourtant limpide! A mon avis donc, 

lauteur de 4688 ef 1830 aurait bien fait d'attendre des jours plus calmes pour 

aborder de semblables questions. Le découragement qui a saisi beaucoup d'hor- 
mes actuels est plus apparent que réeh Quant a moi, qui ai néanmoins lu cet 
ouvrage avec un vif intérét, je m’arréte: une tombe vient de s ouyrir pout re- 
cevoir de royales dépouilles qui ne sont pas méme refroidies. Malheur & moisi, 
par un seul mot indiscret, jallais rayiver des douleurs inénarrables sur la triste 
‘terre de l'exil! C.-F. A. 





VIE DE M. FRAYSSINOUS, éyéque d'Hermopolis. Chez Adrien Leclére, 
rue Cassette, 29. 


Il ya trois hommes dans M. Frayssinous: l'apologiste de Ja religion, Fhomme 
d'Elat et l'homme de la vie privée. C’est dans ces trois conditions que M. Hen- 
rion s'attache 4 nous montrer Pillustre personnage dont la vie pourrait défrayer 
plusieurs vies, et dont les vertus et les talents suffirent a sa haute destinée. Tout 
a 6té dit sur ’apologiste. M. Henrion résume bien, non-seulement Vhistoire des 
Conférences, mais les conférences elles~mémes. Et c'est vraiment la une ceuvre 
de dévouement. Pour quelques esprits consciencieux, en effet, qui feront leur 
profit de ces laborieuses analyses, combien d’esprits présomptueux qui ne veu- 
lent pas sastreindre 4 lire les résumés, méme les mieux faits, et 4 qui il faut, 
a toute force, Jes w@uvres des maitres, dit leur inexpérience s’y égarer et sy 
perdre! La vie de M. Frayssinous offre un intérét d'un autre genre. La fidélité 
aumatheur doit faire rentrer l'homme d’ Etat dans la vie commune, dans le com- 
merceintime qui convient si bien & son Ame; plus tard elle le conduira sur la 
terre d’exil, od il deviendrale guide et le soulien d'un jeune prince, dernier 
espoir d'une famille proscrite ; et il y aura, & le suivre dans cette grave et délicate 
mission, un véritable intérét de cour. Mais c’est l'époque intermédiaire qui com- 
mande surtout l'attenlion. C'est 14 qu'on voit homme dans toute sa puissance. 
L'apologiste chretien s'est fait, ou plutdt a été fait homme polilique, car il ne 


3 BULLETIN LITTERAIRE. 283 


le fat qu'a son corps défendant; il est élevé aux plus hautes dignités de 1'Ktat , 
il devient ministre, et c'est en cette qualité qu'il prend sa part de responsabi- 
lité dans des événements qui ont précédé de bien’ peu de temps la révolution 
de 1830. Parmi toutes les circonstances de cetle vie politique, il est des actes 
qu'il faut au moins recommander aux sérieuses réflexions du lecteur: ce sont 
lous ceux gui ont trait ala grande question du jour, la liberté d’enseigne- 
ment.On y voit trés-clairement que le grand-mattre de l'Universilé ne défen- 
dait, dans Ia corporation dont il était chef, qu'un établissement de circon- 
stance qu'il fallait conserver fautc de mieux. Ce sont bien 1a, sans doute, 
les prémisses dont la liberté d'ensecignement est aujourd hai Ja conclusion. La 
démonstration devient plus frappante encore lorsque l‘illustre auteur des 
Vrais Principes de UEglise gallicane est amené, par sa conscience, a se porter le 
défenseur des Jésuites. On peut en outre, 4 cette occasion, car cette histoire 
est pleine d’enseignements, reconnalitre avec quelle parfaile bonne foi un noble 
Pair, M. de Montalembert, a été réfulé a la tribune et dans la presse, au suje( de la 
loi de 14828 sur les écoles secondaires ecclésiastiques. II sagissait, on ne I’a pas 
oablié, de la dotation des petits s¢minaires, triste molif déterminant lorsqu'un 
principe était en cause. Or, voici les propres paroles de M. Frayssinous; 
‘est an roi qu'il s'adresse : « Je reconnais, Sire, ce que Pordonnance peut avoir 
« avantageux, et comment, par la méme, elle a pu toucher le coeur du roi. 
«Elle a trois avantages : celui de consolider )'existence légate des écoles secon- 
« daires ecclésiastiques , fondée jusqu’ici sur un ordonnance de 1814 non insérée 
¢au Bulletin des lois, celui d’assurer leur indépendance de l'Université, et celui 
+ de leur accorder une dotation, etc. » Ce dernier avantage deyait peu toucher 
M. Frayssinous: le pieux prélat resta fidéle au principe. 

Sorti de Pancienne Sorbonne, M. l’évéque d’'Hermopolis sen montra toute 
tavie le sage et z61é disciple. Les liens de Ja plus tendre affection l'atlaché- 
reat toujours 4 Saint-Sulpice et & ses pieux représentants, les Daclaux, les 
Emery, les Boyer et tant d'autres. Un célébre ultramontain, entrainé aujour- 
d'bui par Ja passion bien loin des yoies de PEglise, en faisait presque un crime 
au dignitaire ecclésiastique. Ce n'était 14, pour l’ardent dialectitien, qu'ane 
awociation de petite logique, bonne pour déduire, incapable de rien fonder. Sans 
tomber dans ces déplorables exagérations et en respectant ce qui a droit & 
tous les respects, la piété, la science et le talent, ne pourrait-on pas trouver 
lillustre évéque bien sévére envers M. de Maistre, lorsqu’il dit des Sotrées de 
Saint-Pétersbourg : « ll y a de belles pages, mais i] y a des erreurs. » Et, arepren- 
dre ainsi les propres cuvtes da critique, n’y pourrait-on signaler plus d'une 
opinion contestable ? Mais c’est la une question que nous n’avons pas & examl- 
ner. Disons seulement que, pour Ja résoudre, il y a de trés-bons éléments dans 
le livre de M. Henrion. Histoire impartiale et sagement écrile, recaeil de do- 
coments précieux, voila en trois mots, et pour nous résumer, la Vie de M. Frays- 
sinous. 


Horace, traduction de M. Goupil. Chez Lavigne, rue du Paon-Saint-André, 4. 


Les traductions d'Horace se suivent aussi nombreuses que les jours de l'an- 
née, et, comme eux, ne se ressemblent guére. Pourquoi ces tentatives sans 
cese renouvelées sur le méme terrain, et néanmoins cette perpétuelle diffé- 
rence? Le génie et je caractére du podte nous donnent la réponse A cette ques- 
tion. Homme d'un esprit fin et délicat, d'un goat sir et judicieux, d'une imagi- 
nation vive et enthousiaste, Horace so présente a ses lecteurs sous (rois aspects 
bien différents; mais soit qu'il nons vante sa médiocrité dorée et les joies du 
plaisir que Yamitié¢ vient partager ; soit que son esprit sagement salirique nous 
fase rire & nos propres dapens, ou que sa raison éprouvée nous prescrive les 





-_- 


a 


284 BULLETIN LITTERAIRE. 


régies da bon gofit; soit enfin que son Ame souffre ou s'enorgueillisse des mal- 
heurs ou des triomphes de Rome, il sait toujours, malgré scs écarts et ses ex- 
cés, et, peut-élre, malheureusement, & cause de ces écarts et de ces excés 
méme, exciler les sympathies et captiver les suffrages. De 1a vient que tant de 
chauds partisans ont cherché 4 reproduire dans le secret, et méme a comme- 
niquer au profane vulgaire celles dcs ceuvres du poéte qui les avaient surtout 
séduits. C’est ce qui fait aussi qu’entrainés par les charmes de ce style d'un aban- 
don si natarel et d’une force si poétique, ils ont, pour la plupart, cherché 4 ren- 
dre lexpression latine par son plus proche équivalent dans notre langue. Loaz- 
bles efforts, sans doute; mais considérons que I’esprit d’Horace est un esprit 
original, et que traduire son ceuvre c’est bien moins reproduire la justesse de 
gon expression qu’entrer dans l’allure méme de son esprit. Tout bon auteur ale 
double mérite de la forme et de la pensée. L’un disparait le plus souvent dans 
la différence des langues; Pautre reste comme étant de l’essence méme de l'esprit 
humain. Attachez-vous donc, vous qui prétendez faire passer dans notre lao- 
gue les chefs-d'ceuvre de Vantiquité, & Ja pensée, au sentiment, et non pas 4 
une triviale fidélité d’expression, qui amoiudrirait singuliérement le poéte. S'il 
fallait des preuves a l'appui de ce que nous avancons, nous demanderions, par 
exemple, si la meilleure traduction du Philoctéte de Sophocle n'est pas celle 
de Fénelon dans les différents morceaux qu'il en a donnés au XV* livre da 
Télémaque, C'est qu’'en effet l’esprit simple et le godt pur du Cygne de Cambrai 
étaient seuls capables de rendre la simplicité et la pureté du poéte grec, et, lout 
en (raduisant, de conserver le mérite et l'intérét de Poriginalité. 

M. Goupil nous parait avoir entrepris son travail avec ces vues sur la tra- 
duction. Aussi, dans certaines parties, od son caractére le rapprochait du mo- 
déle, ses efforts n’ont-ils pas été sans succés. Peu de traductions se recommar- 
dent autant que celle de M. Goupil par le mérite de l’aisance, du bon goit et 
du bon ton. Nous reprocherons toutefois 4 l’auteur d’avoir touché, méme avec 
son habile réserve, certains passages honteux qui ne se devraient traduire ea 
aucune langue, el qu’on regrellera toujours de rencon{rer dans Horace. 

Les puristes {rouveront sans doute d'autres fautes 4 reprendre dans cet ov- 
vrage d'un homme du monde qui a voulu noblement occuper ges loisirs. Nous 
serons sous ce rapport de meilleure composition. Nous convenons des fautes, 
et nous pourrions prévenir les remarques de la critique. Mais le poéte Ia dit: 


woe Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis 
Offendar maculis. .. 1. ce cea r cee ne ae 


UNE VOIX D'EN BAS, Poésies, par Savinien Lapointe, ouvrier cordonnier, pré 
cédées d’une Préface, par M. E. Sue, et suivies de la Correspondance de l'at- 
teur avec MM. Béranger, George Sand, Victor Hugo, Léon Gozlan, et 
Chez Blondeau , rae Rameau, 7. 


M. Sue avait promis une Préface a l'auteur d’'Une Voix d’en bas pour le 20 08 
le 25 juin au plus tard. Nous voici au 25 juillet, la publication est au bead mi- 
Hea de son cours, et nous ne voyons pas venir la préface : c’est sans doute que 
le moral autenr des Mysiéres de Paris et de tant d'autres ceuvres édiftantes ses 
senti pressé d’en finir aveo l’immoralité des Jésuites'. Nous en avons pris notre 
parti. Quant 4 M. Savinien Lapointe, il peut s’en consoler; il a recu 4 celle 
occasion, de M. Sue, une lettre d’excuses qu’il pourra joindre a sa Correspo™ 
dance avec les grands hommes. 


“4 Voir ou plutét ne pas voir le feuilleton du Constitutionned da 47 juillet 





BULLETIN LITTERAIRE. 585 


Nn‘est pas défendu a Y’ouvrier, c'est le droit de tous, de s‘élever par le talent, 
peetique ou autre, fjusqu’a correspondre avec les grands hommes; mais il est 
diene des grands hommes alors de faire tourner la correspondance au profit de 
Youvrier. Qu’ont fait ici les grands hommes en faveur de M. Savinien La- 
pointe? Nous n’en pouvons malheureusement juger que par le livre de l’ouvrier 
poéte. 

Avaut tout soyons juste : si le livre est mauvais, l’auteur a du bon, et i! mé- 
riait d'intéresser jusqu'aux grands hommes. Mais pourquoi donc ne l'ont-ils 
psaverti, et mémeau besoin entravé? Cet homme a du coeur, de limagina- 
tion, parfois une gracieuse simplicité, parfois une verve comique de bon aloi ; 
etoutes ces qualités se perdent , faute d’une sage direction, dans un fatras vrai- 
nent pitoyable. Encore s'il n'y avait & reprocher au poéte qu'un dévergondage 
de style imité de certain grand homme! Mais on ne se contente pas de chanter; 
oo se pose en philosophe socialiste , et l'on disserte grayement sur les destinées 
hmanitaires. Vous faut-il un échantillon? Voulez-vous savoir, par exemple, ce 
qion pense de Jeanne d’Arc et de Voltaire? C'est curieux. 

«Au point de vue révolutionnaire, nous admirons Yoltaire; mals notre ad- 
smiration doit s'arréter devant cette bourbe dont le vieillard de Ferney écla- 
« boussa Jeanne, Jeanne 4 qui les Angiais, de complicité avec quelques nobles 
cenvieux de la maison de Francc, ont élevé le bicher du martyre. 

«C’était une pauvre fille qui, & elle seule, portait dans le tabernacle de son 
¢ceur tout l'amour et la douleur d'une patrie que des princes ne savaicnt plus 
«défendre, et qui fut deux fois martyre : martyre comme femme ect martyre 
scomme patriote... Vollaire n’avait pas le sentiment de la nationalité : il ai- 
cmaitles Anglais; ila consacré lear cruauté par une infamie : jen suis fdché 
«pour sa gloire. Cest une tache déplorable ; mais nous n’en persistons pas moins 
‘aregarder cot homme comme le premier révolutionnaire du monde. » 

Voici maintenant un certificat de civisme décerné & Parmentier, l’auéeur de 
bh pamme de terre, substance un peu plus nutritive, il est vrai, que bien des 
potsies, soit den haut, soit d’en bas. 

« Pommes de terre. Nous les nommons parmentiéres en souvenir de Parmen- 
«tier, qui le premier en France les popularisa. On éléve des monuments do 
«bronze au conquérant qui dévaste la terre... mais toi, bon Parmentier, ou 
'reposes-ta? Hiélas! on savoure ton présent, sans s'informer si sur ta tombe une 
‘fenifle da précieux tabercule réjouit ens épanouiseant ton ombre solitaire!... 

«Nous apprenons que, depuis que nous avons composé celle pidce, une siaiue 
‘ada étre érigée a la mémoire de Parmentier sur l'une des places de sa ville 
‘natale. Vorla qui est bien. » 

Nous pourrions, pour couroaner la cilation, citer vers ef prose A l’adresse 
de M. Lermninier; mais il y a ici, indépendamment du defant do suile dans 
lidée, une crudité d'expression qui nous arséle. M, Lerminiec s'est alliré cela, 
noos le savens, par des atlaques biessantes. Mais [allait-il donc lui répondre? 
Nétait-ce pas, aa contraire, faire preuve de générosite, de supeériorité meme, 
que de garder un fier silence? Kt puisque nous en sommes sur le chapitre des 
convenances, nows nous élévcrons de toutes nos forces contre les déclamations, 
titravagantes, pour ne pas dire plus, que se permal le podie prolétaire contre 
des princes aujourd hui ou exilcs ou captife. Voila cerles de ces fautes lourdes 
qe les grands hommes qui ont soit chanté, soit chansonaé tous les régimes, 
Watraient pas dd laisser passer, les uns pes pudear, les aulres par un seguiment 
debon goat, sinoe d'intérét pour le pole. 

Dans les vers, la pensée soutenue par le sentiment, souvent méme par |'in- 
Spiration, se suit et se déycloppe avec plus d'avantage; mais combien encore 
de déclamations et d’incohérences, et qu'il y a loin de Lous ces yains éclats, de 


, 


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— so w/ ~ 








286 BULLETIN LITTERAIRE. 


out ce faux bruit, duk accents si purs et si doux du poéte breton que nous r¢- 
commandions l'aulre jour! C’est que M. Violeau est profondément pénétré des 
grandes vérilés qu'il exprime, tandis que , dans les compositions de M. Lapointe, 
Vignoraace du sujet est 6videmment le défaut capital. L’auteur d’'Une Voiz d'en 
bas a peu étudié, on s’en apercoit; et, malbcureusement, il paralt en voie de 
ne plus étudier du tout. C’est principalement la religion qu'il aurait besoin de 
connailre, la religion qui est plus peuple que lui, quoi qu'il dise, et qui lui a 
inspiré les seuls généreux accents que |’gm trouve dans son recueil. Aurait-il 
donc jamais écrit son Entresol ef Grenier, cette longue et maladroite antithése, 
s'il edt mieux connu la société de Saint-Vincent-de-Paul? Et savait-il seulement 
Yexistence de J'admirable institation du Bon Pasteur, quand sa philanthropie 
enfantait péniblement ce qu'il appelle la Rue et [Infanticide ? Que d’exemples 
nous pourrions ciler ainsi! Mais nous parloos en conscience, et nous ne ju- 
geons pas nécessaire d'aller plus loin. Nous Je disons a4 regret, mais en toate 
franchise, maigré les plus heureuses qualités, l'auteur d’ Une Voix den bas ne fera 
jamais rien qui vaille, s'il ne s'avoue son ignorance et ne se donne sérieuse- 
ment, généreusement a l'étude. 

Mais faites donc cntendre raison & des hommes de cette exattatton-la! L'un 
d’eux s’en fut un jour visiler un illustre académicicn, a qui sa muse avait adress 
quelques vers. « Eutrez, monsieur, dit l'académicien, (éle non moins brilte 
que l'autre, enlrez: Ics poétes sont des rois! » « Monsieur, réplique aussitdt sur 
« le méme ton d’hérvisme le poéte prolétaire, vous m'avez donné aujourd hai 
« mes lettres de noblesse. » Pauvres hommes d imagination! il ne faudrait pas 
Jes juger lrop sévérement. Ils ne se moquaient ni l'un de Vautre ni de per- 
sonne; ils s‘illusiounaient, voila tout. Puisse le public sensé ne pas trop se m0- 
quer d’eux! Puissent-ils ne lui en plus fournir l'occasion! | 


COURS DE LITTERATURE ET DE BELLES-LETTRES A L'USAGE DES MAISONS D'EDC- 
CATION, par M. D’ANGELY, professeur de rhétorique au collége de Juilly. 
Chez Poussiel@ue-Rusand, rue Hautefeuille, 9. ‘ 


On a écrit bien des poétiques depuis le P. de Colonia jusqu’é M. Géruset 
-L'Université d’aojourd hui a-t-elle fait mieux que les Jésuites? Nous ne doutons 
pas qu'elle n‘en ait eu la lovable intention; mais il aurait fallu, pour y réussir, 
qu'elle ne s’en interdit pas les moyens par ses propres programmes. Congil- 
on rien de plus inconséquent? L’examinateur demandera au premier candidat 
venu au baccalauréat és-lettres de faire la critique littéraire d’une tragédie de 
Racine ou de Corneille; et le professeur n’aura pas enseigné & ce malheurevt, 
-— Je programme ne l'exige pas, — les régles du genre dramatique. Ii n’y a pss 
4 dire que l’omission soit de peu d'importance, et que l'esprit du programme J 
supplée. L’esprit du programme ne supplée a rien da tout, et l’objection s re- 
produit pour chaque genre. C'est & ce point que plus d'une Académie sest 
trouvée grandement embarrassée quand, pour la premiére fois, il a fallu in- 
terroger les futurs bacheliers sur la littérature francaise, et qu'aujourd’hol 
encore il n’y a rien d'uniforme dansl' observation de cette partie du programme. 
: Felle est la sollicitude de I'Etat, on ne veut pas que nous disions de l'Université, 
dans l’enseignement de notre littérature nationale. 

Le Cours de Littérature et de Belles-Letires que nous annongons est dun pro- 
fesseur expérimenté et consciencieux; on n’y trouvera pas les lacunes que now 


4 Yoyes le Correspondgnt du 45 juin dernier, 


BULLETIN LITTERAIRE. 287 


venons de signatler. Il est écrit pour les maisons d’éducation; on serait donc 
mal avisé d’y chercher autre chose qu'un traité. élémentaire. M. d’Angely a 
preféré, au langage abstrait d'une esthélique souvent fort nébulease, un style 
simple, clair et précis, qui pdt aisément fixer dans de jeunes intelligences leg 
régles généralement admises de la littérature et des belles-lettres. Mais en sa 
renfermant dans les bornes d'un enseignement élémentaire, Phabile professeur 
n'a rien négligé de ce qui pouvait rendre son livre & Ja fois intéressant et in- 
stractif. C’est ainsi que dans Ja partie historique du cours il ne s'est pas contenté 
de ces arides nomenclatures, entassées comme & plaisir, dans leurs indigestes 
compilations, par les faiseurs de bacheliers, mais qu'a des détails biographiques 
pleins d‘intérét jl a eu le bon esprit de jointire l'analyse méme des cuvres de 
tout grand écrivain, soit ancien, soit moderne. Ces efforts n'ont pas été infrac- 
tueux. Toute cette série de jugements sans lesquels i] n’y a pas d’histoire litté- 
raire allestent une foi éclairée, une conscience délicate, un godt sir et éprouvé 
etles meilleures habitudes de style. 

On trouve également [instruction et ’éducation dans le Cours de Littérature 
et de Belles-Lettres. C'est en quoi i! différe de tant de livres officiels. Ceux-ia, 
qui dédaignent l'éducation, n‘offrent le plus souvent qu'un bien mince intérét 
en fait Pinstruction. Nous comprenons qu'ils aient besoin d’étre auforisds. 


LES GLOWES DE LA FRANCE: Vie de Henri IV, par M. le comte de Nogent; 
Histoire de Fenelon, par M. A. Célarier. Ches Weaille. Prix de chaque yo- 
lame, 3 fr. 80 ¢. 


ll ya peu de temps', un homme que nous aimons exprimait le désir de voir 
lafoi et lascience se concerter et s'unir pour composer et publier en commun 
foal an ensemble d’ouvrages historiques & l'usage de la jeunesse des écoles. 
Serait-ce la méme pensée qui aurait créé les Gloires de la France ? Oui et non, 
pourrait-on répondre. Ce sont ici de simples biograpbies , inspirées sans doute 
par un commun désir du bien, majs écrites plus particuliérement pour les 
masses, traitées par chaque auteur 4 sa maniére, et par conséquent entreprises 
et terminées avec des fortunes diverses. Celles que nous annoncons aujourd’ hai 
ne sont peul-étre pas les plus considérables de la collection; elles ont cepen- 
dant lear intérét. 

La biographie, aux mains des Hurter, des Audin, se transforme et s‘éléve a 
loute la hauteur de V’histoire. Ici, pour se rendre plus accessible a ses lecteurs, 
elle reste volonticrs dans les modestes conditions du récit. Certes ce n'est pas un 
mal. Nous n’avons eu que trop affaire a cette sotte phtlosopherie do Vhistoire, 
qui, dans son orgueil, s imagine avoir fondé la science. A ce compte-la, Jes 
Petan, les Mabillon n'auraient rien fait pour la science historique; Bossuet 
nen aurait pas résumé tout lesprit dans le Discours sur Uhistotre untverselle; 
lui-méme n‘aorait pas trouvé un modéle admirable dans la Cité de Dieu de saint 
Avugustin*; dans un aulre genre, les harangues des Thucydide, des Tite-Live, 
des Salluste, des Tacite, n’auraient pas non plus leur portée philosophique : 
absurde! Revenons a nos petits livres. La Vie d Henri IV est un pur récit; la 
Vie de Fénelon , sans y gagner beaucoup, participe un peu plus du genre a la 
mode. Dans Ja premiére, on regrettera plus d'une fois l'absence de vues géné- 
rales, et ici nous entendons parler uniquement de ces jugements de saine mo- 
rale qai, sans avoir la prétention de mesurer le génie, nous font trés-bien 
connaitre ’homme. Dans Ja seconde, ces vues se produisent plus fréquem- 


” 


' Voyez Le Correspondant du 15 avril 4844, Bulletin littéraire. ..° 
2 Voyex l’élégante traduction de M. L. Moreau, chez Waille, rue Casseile, 6 et 8, 





238 BULLETIN LITTERAIRE. 


ment, mais malheureusement parfois au préjudice de la méthode et de l'inte- 
rét. Ici une phraséologie surabondante , quelquofois heureuse , souvent embar- 
rassée; la, de la facilité, de entrain, l'amour de Ja couleur et da tour poé- 
tique, mais des négligences nombreuses, et une tendance trop prononceée vers 
Yarchaisme et le néologisme. 

En résumé, il ne faudrait pas oublier que rien n'est aussi difficile & faire 
qu'on bon livre élémentaire, et ceux-ci ont d'incontestables qualilés. Ce sont 
d’honnétes publications, d’estimables travaux, qui feront leur chemin et al- 
teindront leur bat. 


OPINIONS, PENSEES ET DITS NOTABLES DB JBAN PIPREL SUR LES EVENEMENTS DU 
youR, brochure in-32. Chez Dauyin et Fontaine, passage des Panoramas. 


Jean Piprel est un original qui a I'habitade de tout voir, de tout enlendre et 
de tout dire, et toujours 4 sa facon. Ici l’originalité est de mise : elle résalte 
non d'un perpétuel abus du paradoxe, mais de la comique association des idées. 
On avait eu naguére, dans une petite publication périodique, Ja prétention de 
donner l’esprit pour le savoir, et le Francais, né malin, pour la raison incar- 
née. Le jeu a pu paraltre neuf; mais il est devenu bien Janguissant. M. Piprel, 
qui l’alimente davantage, nous parait homme a le ranimer. Les Guépes |aisse- 
raient-clies la place aux abeilles? Nous le désirons pour le public. Il est vrai 
que, maigré l’attrait de la forme, ce serait toujours la vérité, la vieille et insi- 
pide vérité. Mais qu’y faire, &4 moins d’adopter le sentiment de M. Bénédic 
Camus, ce jeune universitaire de tant d’avenir? 

« L’humanité est un négre collectif (lisez étre) dont les développement doi- 
« vent se développer ils ne peuvent pas ne pas se développer car s'il se déve- 
« loppait pas, ils ne ce déyelopperait jamais, et ils faut qu’ils se dévelop- 
¢ pent. » , 


Le Gérant, V.-A. WAILLE. 





AVIS. 


Noas prévenons MM. les souscripteurs que les abonnements au Correspondaat 
mensuel, qui se terminaient au 18 décembre 1844, finissent au Correspondant - 
actuel le 25 septembre prochain. 

Nous prions instamment Jes abonnés du premier semestre 1844 qui n‘auraical 
pas encore renouvelé leur abonnement de le fairo au plus (ét, ce numéro étant 
le dernier que nous enverrons & ceux qui ne se seraient pas réabonnés. 

Le supplément pour les abonnements qui finissent le 13 septembre sera de 
43 francs pour les départements, et de 42 francs pour Paris, jusqa’au 23 déccm- 
bre 1844, 

“ On peut s’'abonner pour trois mois. 





PARIS, — IMPRIMERIE D’A. RENE ET C®, 
Rue de Seine, 32, 


SAINT ANSELME. 


FRAGMENT 


De 'Introduction @ Hisrome pe sainr Bernarp ‘. 


(2° article. — Suite et fin.) 


oeneee.e8 @® @ @ @ © © @ @ © @ @ @ @ © © e@ 8 ee emhUrehlhUhOhUhUlUrOFhlhl! 


Lorsque Guillaume apprit la mort d’Urbain II, qu'on accusait 
avoir été gagné par lui, il fit a la fois l’éloge et la justification 
du Pontife en s’écriant: « Que la haine de Dieu tienne celui 
«qui s’en afflige. » « Mais, » ajouta-t-il aussitét, «le nouveau Pape 
«comment est-il? » Etcomme on Jui dit qu'il était sous plusieurs 
rapports semblable a Anselme. « Par la voult-Dieu, dit-il, sil 
‘est comme cela, il ne vaut rien; peu importe du reste, car je 
«jure bien que cette fois-ci sa papauté ne me dominera plus. 
«Me voila libre, et je ferai tout ce qu’il me plaira‘. » En effet, il 
he reconnut pas le nouveau Pape, et continua a opprimer |’E- 


* Quelques personnes ont paru croijre que ce travail avait été inspiré par Ics cir- 
tonstances actuelles. Nous pouvons affirmer qu’il fait partie intégrante d’un ouvrage 
commencé il ya huit ans, qu’il a élé écrit cn entier & six cents lieues de la France, et 
qv'ilo’'y a pas eu un seul mot ajouté ou modifié depuis les discussions récentes, 

(Note de Cauteur.) 

‘Et Dei odium habeat qui inde curat, Ille vero qui modo est Papa, cujusmodiest ?... 
Per voltam Dei, si talis est, non valet... Fgo interim libertate potitus sgam quod libet, 
Fadmer, Hist. novorum, 1. I, pe 56. 


“Vit. 13 


990) SAINT ANSELATE, 


elise ef ses peuples comme devant. Dans une expédition ini- 
que contre son vassal, Hélic de La Fléche, comte du Mans, 
prince aussi picux et charitable que brave, et aussi aime de 
ses sujets que le roi Roux en était redouté et hai ', Guil- 
laume, ayant pris et bralé Le Mans, avait traité comme an 
criminel l’évéque de cette ville. Cet évéque était l'un des plus 
illustres prélats de son temps, fort lié avec Yves de Chartres 
et Anselme de Cantorbéry, et digne en tout d’étre lami de 
ces deux grandes lumiéres des Eglises de France et d’ Angle- 
terre 2, Guillaume avait vu avec déplaisir Je clergé, sans son 
\aveu, faire élection d’Hildebert 3. Le voyant en son pouvoir, il 
‘accusa de trahison, lui ordonna de détruire les tours de sa 
jf cathédrale qui dominaient le chateau royal, et sur son refus fit 
piller tous ses biens, sans fui laisser méme une mitre. Lui qui 
se moquait du jugement de Dieu par l’épreuve du fer chaud, 
lorsque cette épreuve tournait au profit des victimes de son 
oppression, disant que Dieu se laissait trop facilement ga- 
gner par les pritres du premier venu‘, il voulut maintenant 
exiger que Hildebert se soumit a’ ce jugement maleré les ca- 
nons de I’Eglise, ct pour l’y contraindre il le tint enfermé dans 
un cachot, les pieds et les mains enchainés; et cela jusqu’a sa 
propre mort 5. 

‘Ce dernicr forfait combla‘la mesure’; ia justice de Dicu allait 
frapper; et déja les peuples, consolés et éclairés par les mysté- 
‘ricuses lueurs de Ja foi, sentaient comme un frémissement pro- 








4 Order. Vit., 1. X, p. 769 et 774. Orderic ajoute qu'il était inslar presbyteri bene 
tonsus, ce qui indiquait la régularité des meeurs. V. Opera S. Anselmi, Yvonis Carnot. 
Ordertci, etc., passim. 

2 Jl avait &é éléve et admiratcur de Bérenger, mais était revenu de bonne 
heure a l’oribodoxie. Hoél, évéque du Mans, l'avait placé & Ia léte des écoles de son 
dioctse. Dans sa jeunesse, on!’avail accusé de diverses irrégularités de maeurs, comme 
‘le prouve une lettre d°Yves de Chartres; mais Pagi et de Beaugendre, éditeurs de ses 
ceuvres (in-follo, 1708), ont réfuté ces reproches. On croit qu'il a€té moine, ou du 
moins éléve de Cluny, 

5 Eo 1097; le comle Hélie, au contraire, quoiqu’il eht désigné un autre candidat, 
respecta le choix d'Hildebert, quia Deum timebal et ne lethale in membris Ecciesiz 
schisma ficret. Order. Vit., X, 770. 

§ Quid est hoc? Deus est justus judex? Pereat qui deinoeps hoc crediderit, Quare 
per hoc et hoc meo judicio amodo respondebitur, non Dei, quod pro voto cujusque 
hine inde plicatur, Eadm., p, 52. 

§ Yvo Carnot. Ep. 74. Baronius id 1107, Pagi crit. in eumd.: Beaagendre, Vita 
Hilde b., p. xx. 


SAINT ANSRLME., 191 


phétique, avant-coureur de leur délivrance. En saint moine ! 
de l'abbaye de Glocester vit en songe le Seigneur assis sur son 
tréne de gloire, au milieu de la milice céleste; & ses pieds, pro- 
sternee devant lui, une vierge d’uue éclatante beauté lui disait : 
«0 toi gui es mort sur la croix pour le salut da genre humain, 
«regarde avec clémence ton peuple qui gémit sous le joug de 
« Guillaume. O vengeur de tous les crimes, venge-moi de Guil- 
«lanme, et arrache-moi de ces mains qui m’ont indignement tour- 
«mentée et souillée. » Le Seigneur lui répondit: « Patience : en- 
‘core un peu et tu en auras une ample vengeance’. » A cette 
vision, le moine trembla : il comprit que cette vierge était la 
sainte Eglise, et que bientdt Dieu, exaucant sa priére, allait 
punir Je roi de ses excés. Il confia ce qu’il avait vu 4 son abbé 
Serlon, qui écrivit aussitét au roi pour l’avertir de ce présage 
sinistre 5, 

Le mercredi 1°? aodt 1100, féte de saint Pierre-aux-Liens, un 
autre moinc, Foucher, abbé de Shrewsbury, monte en chaire, 
el, apres avoir dépeint l’état désespéré de I’ Angleterre, il pro- 
phétise un changement en ces termes : « Vuici une révolution 
« subite qui approche. Ces mignons ne régneront pas toujours. 
« Le Seigneur Dieu viendra juger les ennemis de son épouse. 
« Voici que l’arc de la fureur divine est tendu contre les mé- 
« chants réprouvés; voici la fléche rapide qui sort du ca: quois ! 
« Elle part : elle va frapper 4! » 

Le lendemain méme du jour ot ce moine préchait ainsi, une 
fieche inconnue frappa au ceeur le roi Roux, pendant go’il chas- 
sait dans cette forét neuve que son pére avait plantée en dé- 
peuplant trente-six paroisses. 

Le matin un religieux de Glocester Juni avait apporté une 
lettre de l’abbé Serlon, qui lui racontait la vision menacante de 
son moine. En l’entendant, le roi, qui venait de faire un grand 
repas avec ses courtisans, rit aux éclats et s'écria : « Je ne sais 
« vraiment ot ce Dom Serlon , que je croyais un bon et sage 


t Bone fama, sed melioris vila. Order. Vit., |. X, 784. 

2 Splendidissima virgo... Scelerum vindex omniumque judex justissime, de Guille!- 
mo, precor, viodica me... Patienter tolera, paulisper exspecta. Ib. 

$ Commonituros apices. Ib. 

4 En subjtanea rcrum instabit immulatio... non dein dominabuntur effeminati.., 
Ecee arcus superni furoris contra reprobos intensus est, et sagitla velox ad yulneran« 
dum de pharetra estracia es!, Repente jam ferict... Order., |. ¢. 








292 SAINT ANSELME. 


« abbé, a pu prendre cette idée de me raconter ces songes, et 
« de me les envoyer de si loin et par écrit! Est-ce qu'il me 
« prend pour un de ces Anglais qui remettent leurs voyages et 
« leurs affaires pour la premiére vieille femme qui réve ou qui 
« éternue!?» Et il partit au galop pour sa chasse, Comme on 
débusquait une piéee de gibier, il cria 4 un de ses compagnons, 
Gauthier Tirrel : « Tire donc, de par le diable! » Ce fut sa der- 
niere parole. Au méme instant une fléche, soit celle de Gau- 
thier, soit une autre, vint lui traverser la poitrine *. Son corps, 
placé sur une voiture de charbonnier, d’ou le sang dégouttait 
sur la route, fat transporté 4 Winchester; mais les cloches des 
églises qui saluaient les obséques du dernier de ses sujets, du 
plas infime des chrétiens, ne sonnérent point pour lui : et de 
tous les trésors qu’il avail amoncelés aux dépens de son pauvre 
peuple, nul ne tira une aumdne pour son me >. 


Lorsque cette justice du ciel arriva, Anselme parcourait di- 
vers monastéres de la Bourgogne et de l’Auvergae. A Marci- 
gny, le saint abbé Hugues de Cluny lui dit qu’il avait vu la nuit 
précédente le roi Guillaume comparaitre comme accusé devant 
le tribunal de Dieu, et y étre jugé et damné*. A La Chaise- 
Dieu, l’archevéque apprit la mort du roi; il pleura beaucoup, 
et dit qu'il aurait mille fois préféré mourir lui-méme que voir 
le roi mourir de cette facon®. 

Bientét arrivérent des messagers de la part du nouveau roi 
d’Angleterre, Henri, et de ses barons, qui suppliaient An- 


4 Rex in cachinnum resolutus est.-. Miror unde dominio meo Seroni talfia anrrandi 
yoluntas exoria est... Ex nimia simplicilate mili... soasnia stertentium retulit... Num 
prosequi me rilum autumat Anglorum, qui pro sternulatione vel somnio vetularum... 
His dictis, celer surrexil, et cornipedem ascendens in sy!vam festinavit. Ibid. 

® Trahe, \rahe arcum, ex parte diaboli. Henric. Knyghton, p. 2873, ap. Thicrry, 
II, 340. L’abbé Suger déclare que Tyrrel, qui passait pour l’auteur de cette mort, lui 
avait souvent juré qu'il n’avait pas méme vu le roi dans Ja ferét. Vit. Lud. Crass., ap. 
Selden., not. in Eadm., p. 490. 

3 Cruore undatim per totam viam stillante, Will, Chalm., p. 126, ap. Thierry. — 
Regem veluti ferocem aprum venabulis confossum detulerunt. Signa etiam pro illo in 
quibusdam ecclesiis non sonuerunt, quz pro infimis, pauperibus et mulierculis crebro 
diutissime pulsata sunt. Order., 1. c. 

4 Intulit testimonio veritalis proxime preterita nocte regem ante thronum Dei accu- 
satum, judicatum, sententiamque damnationis in eum promulgatam. Eadm., 23. 

§ Atille, singultu verba cjus interrumpente, asseruit quod mulium magis cligeret se 
fpsum corpore , quam illum sicut erat, mortuum esse. 


SAINT ANSELMR. 2593 


selme de revenir au plus vite, et lui déelaraient que toutes les 
affaires du royaume souffraient de son absence‘. Henri, frére 
puiné de Guillaume, s’était emparé da tréne au d&étriment de 
son ainé, Robert de Normandie; mais, le jour de son sacre, il 
avaitjuré de garder les bonnes et satntes lois du roi Edouard, et 
de réparer toutes les iniqnités de son prédécessenr ; il avait fait 
publier et répandre dans tout le royaume une charte a cet effet. 

Anselme crut devoir se rendre au veeu de son peuple. Il re- 
tourna donc en Angleterre, mais non pour y trouver la paix : 
ce fut, au contraire, pour y continuer te combat sur un terrain 
plus difficile eneore. Aprés avoir triomphé de la violence, il lui 
fallait lutter contre fa ruse et remporter ainsi une double vie~ 
toire. Au lieu des bratales coléres d’un handit couronné, il allatt 
tronver, entre lui et le devoir, ta politique artificieuse d’un roi 
modéré et habile, a qui sa finesse et sa science avaient valu le 
surnom de Clerc ou Beau-Clerc; mais il revenait de ses trois 
annces d’exil plus résolau que jamais, toujours armé de cette 
inaltérable douceur grfce & laquelle il ne s’était jamais trouvé 
en cdlére qu’une seule fois dans sa vie depuis qu'il était moine®, 
mais armé aussi de cette hérofque fermeté que donnent & uh 
grand ceeur Phamilité et la certitude du devoir®. 

llavait prévenu le nouveau Pape‘ et ses amis de ses intentions. 
tJesuis sorti d’ Angleterre, disait-il, pour Pamour et ’honneur 
«de Diet, et pour celui de I’Eglise; je n’y rentrerai jamais que 
«pour cette mémecause5.» Dés son arrivée en Angleterre®, et 
dés sa premiére entrevue avec Henri, il refusa a la fois l’in- 
vestiture et ’hommage qu’il avait cependant prété & Guillaume, 


' Omnia negotia regai ad audientiam et dispositionem ipsias referens peadere ditata, 
Radm., 67, Voy., in Bpist, Ane. 11, 44,1 lettre du roi, oa il s’exouse de 5 'Cire fait saergr 
par d'autres évéques , vu l’obsence du primat. 

3Guill, Malosesh,, op. cit. J} ft cette confideace sur son caractére & un de ses plus 
inlimes amis. 

° Portetza ed umiltnte e largo eore. Voy. l’admirable article du recueil aoglican the 
British Critie, & SXAIW, Pp» 404, 

‘ Precor et obsecro, quante peseums affeeta, ut nullo modo me in Angliam redire jue 
beats, nisi ita at lege et wiluntetem Dei et deoreia apostolica voluntali hominis liceat 
mihi preferre , ete. Ep. IV, 40. 

* Sleut propter timoresi et amorem Dei, et honorem ejus et Ecclesin ejus, egressus 
sum de Anglia, ita nunquam egrediar in illem nisi propter ct secundum eandem caa- 
tem. Suppl, Ep. il. Cette letive est intitulée: Anselmus, Dei gratia archiepiscopus 
Cantueriensis, exul, 

* Tl débarqua & Douvres le 23 septembre 4100, | 





r 


994 SAINT ANSELBK. 


et se justifia de son refus en communiquant au roi les déerets 
prohibitifs qu’avait rendus le concile de Rome en sa présence 
année précédente. « Si le seigneur roi, » disait-il, «ne les ac- 
cepte pas, il n'y aura ni avantage ni honneur pour moi a rester 
en Angleterre; je n’y suis pas venu pour le voir désobéir au 
Pape; je ne pourrai étre en communion niavec lui ni avec ceux 
qui prendront l’investiture de sa main. » 

Henri crut devoir temporiser , et obtint d’Anselme un délai 
pour consulter le Saint-Siége. Il avait besoin de mettre de son 
cété l’autorité et l’ascendant moral du primat pour deux objets 

- importants : pour approuver son mariage avec Mathilde, fille 
de sainte Marguerite d’Ecosse, et issue de la race des anciens 
rois anglo-saxons ‘, et pour défendre sa royauté nouvelle contre 
son frére ainé , Robert , qui, revenu de la croisade, réclamait 
Ja couronne. Mathilde s’était réfugiée dans un monastére pour 

==-- “ge mettre a l’abri des violences de la conquéte normande, et y 
avait recu le voile noir des mains de sa tante, l’abbesse; mais 

== elle affirma que cela avait été contre sa volonté formelle. Aprés 
avoir pris l’avis d’un concile d’évéques, de seigneurs et de 

=~ moines , Anselme jugea que Mathilde était libre, bénit son ma- 
riage, et la copronna comme reine, mais non sans prendre de 
solennelles précaulions pour faire apprécier la validité de ses 
motifs?. J] n’en fut pas moins accusé de complaisance coupable 
pour le roi>. Puis, comme le duc Robert aliait débarquer en 
Angleterre+, Anselme, comme représentant de Ja noblesse et 

du peuple d’ Angleterre, recut les serments de Henri®, qui jura 

de nouveau de gouverner toujours selon de justes et saintes 
lois, et qui promit en particulier a l'archevéque de lui laisser 
pleine liberté d’exercer tous les droits de l’Eglise et d’obéir au 
Pape. Anselme non-seulement se joignit a l’armée royale de sa 


* Voy. dans Thierry, Histoire de la conquéte des Normands, t. II, p. 345, l"impor- 
lance politique de cette alliance pour le roi normand. 

2 Pater ipse totam regni nobilitatem populumque minorem pro hoc cireumflaentem... 
Sublimius ceteris stans, in commune edocuit quo ordine causa virginis quam fema 
vulgarat , per episcopos, etc,, determinata fuit. Eadm., 59. 

® Anselmum in hoc e rectitudine deviasse nonnulla pars hominum, ut ipsi audivimus, 
blusphemavit. Eadm., 58. 

* On voit par la lettre du pape Pascal Ii  Anselmec, Ep, IIT, 42, que te pontife fato- 
risait assez Robert, en sa qualité de croisé, 

$ Tota regni nobititas cum populi numerositate Anselmum inter se et regem medium 
fecerunt, quatenus ei vice sui manu in manum porrecta promiticret justis ct sanclis 
legibus totum regnum, quoad viveret, in cunctis administraturum. Eada 


SAINT ANSELME. 295 


personne avec ses vassaux, mais il fit tant par son influence 
et ses exhortations aux priacipaux seigneurs que Robert, se 
voyant sans appui, dut renoncer a ses prétentions ¢. 

Le danger passé, Henri oublia ses serments, et recommencea la 
latte contre I’Eglise: Anselme dut repasser par toute la fatigante 
série d’épreaves qu'il semblait avoir déja épuisée sous Guil- 
lume, sans trouver plus de courage et de fidélité qu’alors parmi 
ses collegues dans l’épiscopat. Le roi, qui avait restitué au siége 
de Cantorbéry les biens usurpés par Guillaume, se plaignait 
amerement de l’innovation qu'il trouvait dans ja prohibition 
des investitures et de l'hommage. C’en était une, en effet?, ou 
plutét c’était un retour indispensable a la dignité primitive de 
'Eglise , trop longtemps méconnue, surtout en Angleterre , oit 
laprépondérance abusive de la royauté avait acquis force de 
loi depuis an temps immémorial. Anselme avait pour mission de’ 
consommer pour l’Eglise d’Angleterre l’ceuvre entreprise pour 
lEglise universelle par saint Grégoire VII. La réponse du Pape 
Pascal & la premiére consultation du roi, aprés le retour de 
lachevéque, avait été décisive et énergique. Il lui mandait : 
‘Le Seigneur a dit : C’est moi qui suis la porte, ego sum ostium,: 
etcelui qui entrera par moi sera sauvé; mais si les rois préten- 
dent étre la porte de I’Eglise , ceux qui entreront par eux dans 
'Eglise ne seront pas des pasteurs , mais des voleurs. » Et apres 
lui avoir cité la résistance de saint Ambroise 4 l’empereur, il 
joutait: « La sainte Eglise romaine a vigourensement résisté , 
en la personne de nos prédécessears , a+’ usurpation royale et a 
cette abominable investiture , malgré jes cruelles persécations’ 
des tyrans : et nou savons confiance dans le Seignear que Pierre’ 
ne perdra pas sa force en notre personne... Ne croyez pas que’ 
vous affaiblirez votre puissance en renoncant A cette usurpa- 
lion profane. Tout au contraire , votre autorité n’en aura que 
plus de force et de gloire lorsque l'autorité de Diea régnera 
dans votre royaume®, » Mais le roi n’en persistait pas moins a 


' Si post gratiam Dei fidelites et industria non intercessisset Anselmi, Henricus rex 
ta lempesiate perdidisset jus Anglici regni. Ibid. 

1 Divers passages d’Orderic Vital, surtout |. Il], p. 426, ed. Le Prévost, et 1. VIII, 
P. 698, ed, Duchesne, prouvent que Vinvestilure-par la crosse fut pratiquée en Nor- 
Mande comme en Angiclerre pendant tout le X1* sitele. 

' Ecclesia Romana... regia usurpationi et investiture abominabi'l obviare... ct gra- 

‘esimis perscculionibus per lyruunos affectu... non desitit... Tunc vatidius, (unc ro- 


296 SAINT ANSELME. 


obliger Anselme, soit a lai préter hommage ot a consacrer des 
évéques investis par Jui, soit a sortir du royaume. « Que mim- 
- « porte ce qu’on dit a Rome, » répondait-il aux protestations 
d’Anselme. « Je ne veux pas perdre les us de mes predécesseurs, 
«ni souffrir personne dans mon royaume qui ne soit @ moi‘. » 

Les évéques applaudissaient al’enyi aux intentions du roi*. 
Anselme déclara qu'il ne sortirait pas du royaume et qu il atten- 
drait dans son église qu’on lui fit viglence. 

Alors on convint d’enyoyer une nouvelle ambassade, compo- 
sée de personnages plus considérables, pour apprendre au 
Pape que, s'il perasistait, Anselme serait exilé et |’ Angleterre 
soustraite a )’obéissance pontificale. Anselme chargea deaux do 
ses moines de le représenter, et le roi confia ses intérdts a trois 
évéques 3. Un de ceux-ci put apprécier a ses dépens |’impres- 
sion que le premier exil du primat avait laissée a letranger, 
méme sur les moins dévots; car, en passant par le Lyonnais, il 
fut arrété et dépouillé par un seigoeur pillard, nomme Guy, qui 
ne le relacha qu’aprés lui avoir fait jurer qu’il ne ferait rien a 
Rome contre l’bogneur oul iptérét de son archevéque*. Le Pape 
repoussa avec indignation lessonseils des évéques, etlapensée do 
sacrifier les décrats des saints Peres aux menaces d’an homme®. — 
ll répondit en ce sens au roi ® et a l'archevéque. Il apprenait a 
celui-ci que, dans Je concile qu’il venait de tenir au Latran, il 
avait renouvelé les anciens décrets contre investiture et les 
hommages, et il ajoutait : « Graces a Dieu, l’autorité épiscopale 
« n’a pas failli en toi; placé au milieu des barhares, ni les vio- 
« lences des tyrans, ni la faveur des puissania, nile fer nile feo 
«n’ont pu t’empécher de proglamer la vérité. Nous te eonju- 
«rons de continuer a agir et a parler comme tu le dois. Nous 
«pe te manquerons pas. L’eaprit de nes pares est onoore le 


bustius, tanc honerabilius regnabis, cam in regue tuo divjna regaabit auctoritas. Ap. 
Eada, 60. 

4 Quid ad me? Usus antecessorum meorum nolo perdere, nec in regno meo qui meus 
non sit quemquam eustinere. Eadm., 60. 

2 Episcopis... iv singulis regia voluntali parere cerianUbus, immone Romani ponti- 
fici subderetur summo opere insistentibus. 

3 L’archevéque d’York et les ¢vaques de Norwich et de Chester. 

& Guill. Malmesb., l. c.; Eadm., 64. 

6 Decreta, dicens indignando, et iustitutiones sanclarum Patruns, miois aetus unius 
hominis dissiparem. Kadi. 

6 Voyez sa lettre au rui, ap, Eudo.., 64. 


SAINT ANSELME. 297 


endtre, et la parole de Dieu n’est pas encore enchatnée ?. » 
Quand les envoyés furent de retour, le roi convoqua son par- 
lement & Londres, & la Saint-Michel de I’an 1102; il somma de 
nouveau Anselme de lui obéir ou de sortir du royaume. L’ar- 
chevéque s’en référa aux lettres récemment arrivées de Rome. 
«Qa’il montre les siennes, s'il veut, » répondit le roi, « mais 
«cette fois-ci on ne verra point les miennes: il ne s’agit d’ail- 
‘learspas delettres: qu’il dise s'il veut m’obéir o# non 3, » An- 
ime communiqua 4 l’assemblée les lettres qu’il avait recues 
da Pape 3. Pour en détruire |’effet, les trois évyéques, ambassa- 
deurs du roi, déclarérent, sur leur parole d’évéque, quele Pape 
les avait chargés, de vive voix et en secret, de dire au roi que, 
lant qu'il vivrait en bon prince, i] ne Pinquiéterait pas quant 
aux investitares ; mais qu'il n’avait pu faire cette concession par 
éerit, de peur que tes autres princes n’usurpassent aussitdt le 
méme droit 4+. Le moine Baudouin, envoyé d’Anselme, toujours 
iéléet courageux ®, nia formellement que le Pape edt pu parler 
tutrement qu'il n’avait écrit. Les barons étaient partagéds: les 
tns disaient qu’il fallait se fier aux lettres scellées du Pape, 
d'accord avec la parole des moines; Jes autres soutenaient qu’it 
ilait bien plutét en croire la parole de trois évéques que des 
parchemins noircis d’encre et sccilés de plomb, et que le té- 
moignage de ces moinillons était nuldans les affaires séculiéres, 
pusqu’ils avaient renoncé au siécle °. 

« Mais, » dit Baudouin, « il ne s’agit pas ici d'une affaire sé- 
cealiére. » —e Vous étes un brave homme, » lui répondit-on, «et 
‘no savant, mais la convenance exige que nous en croyions plu- 
‘tt un archevéqueé et denx évéques que vous..» —« Mais les 


' Deo autems gratias quia ln te semper episcopalis auctoritas perseverat... Eumdan 
cin com patribus nostsis spiritum habentes credimus , propter quod et loqnimur, Ef 
ttbum quidem Dei non est alligatum. Ans, Ep. III, 44, du 45 avril 4402, 

1Si valt suz videantur; mez hac vice non videbuntur, etc. 

‘Outre la lettre dont nous venons de donner un passage, Anselme en montra une 


Mire du 42 décembre 4404, également cltée par Eadmer, of Pascal lai reppelalt 1a 


condamnation des invesiitares au concile de Bari, auquel iis avaicnt J'un et autre 


| aaisté, Fleury; 1. 65, n. 24. 


‘ Contestati sunt in episcopsli verilate Papam ipsum regi verbis puris mendasse per 
i... se clam fllis alia egisse, palam alia. 

‘Spiritu fervens et boni amans, 

‘Triam potinus eptscoporum assertionibus quam verrecum pellibus atramento deni- 


fralis plumbique massula oneratis fore credendum,., abjecto monechctlorum tcsti- 


Monio, , 





: eee 


298 SAINT ANSELME, 


« lettres! » insistait Baudouin. — «Quoi! » répliquérent les avo- 
cats de la royauté, «nous repoussons le témoignage des moines 
« contre les évéques, et nous nous rendrions 4 celui de ces par- 
« chemins, de ces peaux de moutons? » — « Hélas! hétas! sdirent 
les moines qui écoutaient, « |’Evangile aussi est écrit sur des 
« peaux de mouton!. » 

Anselme, redoutant le scandale, ne voulut pas démentir pu- 
bliquement la version des trois évéques. Il se borna a demander 
une troisiéme ambassade a Rome pour éclaircir Véquivoque. 
Ui écrivit au Pape : « Je ne crains .pas l’exil, ni la pauvrelc, 
ni les tourments, ni la mort; mon cceur est prét a endurer 
tout cela, avec le secours de Dieu, pour l’obéissance du sige 
apostolique et la liberté de ma Mére l’Eglise du Christ. Je ne 
cherche que la certilude de mon devoir et de votre autorilé. 
J’ai entendu, dans le concile de Rome, le seigneur Urbain, de 
vénérable mémoire , excommunier les rois et tous les laics qui 
donneraient l’investiture des églises et ceux qui la recevraient 
de leurs mains. Daigne Votre Sainteté dispenser I’ Angleterre 
de cette excommunication , afin que je puisse y demeurer sans 
péril pour mon Ame, ou bien me dire que vous voulez la main- 
tenir, quoi qu’il m’en advienne ?. » 

En attendant la réponse, il tint, a Westminster, avec la per- 
mission du roi et le concours des prélats et des barons, un cut- 
cile national, le premier depuis la mort de Lanfranc. Les priu- 
cipaux barons y assistérent, ala priére d’ Anselme. On y déposa 
six abbés convaincus de simonie. On y rendit plusieurs decrets 
pour assurer Je célibat du clergé et réprimer une foule de de- 
sordres. On y défendit de vendre les hommes comme des bétes, 


“ainsi qu’on avait osé le faire souvent en Angleterre >; et ony 


progonca lanathéme contre les débauches infames qui moti- 


vaient la prohibition de laisser eroitre les cheveux plus longs. 


que l’oreille ¢. 


1 Ast hoc negotium seculare non est... Et quidemte virum pradentem et strenuum sc: 


mus, sed ipse ordo expostulat... Ve ! vs! Nonneet Evangelia pellibus ovinis inscribuntur? 


2 Non timco exilium, non paupertatem... certitudinem tantum quero... Audivi Roe | 


mano conciko... excommunicari reges, etc, Ep. 11], 73. 


3 Ne quis ilud nefurium negotium, quo hactenus homines in Anglia solebant veut 


bruta animatia venundari, deinceps ullatenus facere presumat. 


4 Hume, cet oracle de l’hisicire philosopbique d'Angleterre, et les autres écrivains de | 
sou bord, ont plaisanié sur l'isuportance allachée par Anselme, pendant toute sa ''¢_ 
aux probibitions contre les crinii ou jeunes gens d longue chevelure; ils onl vf-clt 








SAINT ANSELME. 299 


L’archevéque avait promis, pendant la tréve qui résultait de 
sa nouvelle mission a Rome, de ne pas excommunier ceux que 
le roi investirait des évéchés , mais aussi de ne pas les sacrer. 
Henri s empressa de conférer l’épiscopat & son chancelier et 
ason lardier ou garde-vivres ‘. Sur le refus d’ Anselme, il vou- 
lst les faire sacrer par l’archevéque d’York , en méme temps 
que Guillaume Giffard, precédemment nommé a Winchester, et 
accepté par le clergé et le métropolitain. La cérémonie com- 
mencait lorsque Guillaume , touché par l'amour de |a justice ?, 
déclara qu’il aimait mieux étre dépouillé de tout que de se pré- 
ter a une telle profanation. La multitude qui remplissait l’église 
sécria dune seule voix que Guillaume avait raison, que les 
autres évéques n’élaient pas des évéques, mais des prévarica- 
tears>, Les évéques changérent de couleur, et, tout confus, al- 
lerent le dénoncer au roi *. Guillaume fut cité 4 comparaitre de- 
vant lui. Debout, au milieu des menaces et des injures, il resta 
inébraniable : alors il fut dépouillé de tout son.ayoir et expulsé 
du royaume5, Anselme intercéda pour lui, mais en vain. Il ne le 
plaigaait pas, du reste, car il écrivait 4 une abbesse du diocése 
de Guillaume: « }] est plus glorieux pour lui, devant Dieu et les 


de méconnattre Is cause qui faisait alorsce genre de coiffure le signe des exeds les plus 
monstrueux. Voyez Order. Vit., 1. VIII, p. 682. Ceux qui ont été de nos jours en 
Orient savent & quoi s’en tenir. Plusienrs autres évéques illustres, sortis des rangs 1D0- 
bastiques, se signalérent comme Anselme par leur zile contre les criniti. Godefroy, 
eréque d’ Amiens, encélébrant la f'te de Noél & Saial-Omer, et en rejetant les offrandes 
de ceux qui élaient infonsi, porta le comte de Fiandre et ses chevaliers 4 se couper les 
cheveux avec leurs épées et leurs poignards faute de ciseaux. Serlon, évéque de Séecz, 


apris avoir été abbé de Saint-Evrou), préchant pour Ja féte de Paques 4 Carentan, od - - 


leroi Henri 1** «satis humiliter inter cistas rusticorum in imo loco sedebat, » tira tout & 
coup des ciseaux de son manteau, et coupa ies cheveux du roi ct des scigneurs qui 
laccompagnaient. Son sermon a ce sujet est cité par Orderic Vit., |. XI, p. 846. Hl en 
toulait encore plus a la barbe qu’aux cheveux. « {[p barba prolixe, » disait-l] des élé- 
gonis de son temps, ¢ hircis assimilantur... in nulrimento autem comarum mulierum 
sequaces esiimantur. Barbas suss radcre devitant, ne pili suas in esculis amicas pre- 
tisi pungant. » 

! Lerderarias. Ils s’‘appelaient tous deux Roger. Le lardier, nommé a Hereford, 
mourat incontinent aprés et fut remplacé par Reinelm, chuncelicr de la reine, qui, 
toyant qu‘Anselme ne voulait pas je sacrer, renvoya sa crossc au roi, et mérita ainsi 
d'étre chassé de la cour. 

? Amore compunctus justitiz mox inborruit... 

‘Totias multitudinis,.. clamor insonuit, una voce Willelmum recli amatorem, et 
episcopos non episcopos, sed justitix pracipitatores esse, concrepantes, 

‘At illi mentis sus rancorem ez vultus immvutatione pandentes,., 

? [He stat, nec avelli potest a recto, et ideo suis omnibus expoliatus. 





300 SAINT ANSELME. 


gens de bien, d’étre ainsi spolié et exilé pour la justice, que 
d’étre doté par l’iniquité de toutes les richesses de la lerre. 
Que ses amis soient donc joyeux et fiers, puisqu’il est resté in- 
vinciblement attaché a la vérité*.» Il faisait d’avance son propre 
éloge, puisque bientdt il devait subir le méme sort. 

A ja mi-caréme de l’an 1103, la réponse du Pape sur le dire 
des évéques était arrivée. Le roi refusait, selon son habitude, 
d’en prendre connaissance. « Qu’ai-je affaire du Pape pour ce 
« qui est & moi *? » Anselme de son cété ne voniait pas ouvrir 
les lettres sans le concours du roi, pour que celui-ci ne l’accu- 
sat pas de les avoir altcrées. Tous deux en devinaient d’avance 
Je contenu. La difficulté semblait inextricable. Les discussions 
reprenaient avec une nouvelle chaleur. On voyait pleurer jus- 
qu’aux hauts barons, principaux conseillers du roi, a ja pensée 
des maux de l’avenir. Les gens pieux priaient de leur mierx. 
Tout 4 coap Je roi proposa a Anselme d’aller lui-méme a Rome 
négocier en sa faveur; tout le parlement applaudit a cette 
idée. Anselme vit bien que c’était un détour pour le faire 
sortir du royame>. Il accepta, malgré sa faiblesse et son 
age (il avait alors soixante et dix ans). « Mais, leur dit-il, sa- 
« chez bien que, si je puis arriver jusqu’au Pape, je ne lui con- 
« seillerai rien de contraire a mon honnear ni & la liberté des 
« Eglises *. » Il s'embarqua le 27 avril 1103, et vint d’abord a 
sa chére abbaye du Bec, oi: il ouvrit les lettres du Pape, et y 
trouva, comme il s’y attendait, le désaveu foudroyant du men- 
songe des trois évéques et la sentence d’excommunication con- 


‘ Gaudeant igitur et exultent amici ejus, etc. Ep, LI, 70. Voy. encore l’Ep. Ill, 405, 
4 Guillaume, pour l’exhorter 4 perségérer dans la bonne voie. Vos scitis quia Dominus 

cprobat consilia priocipum ; consiliam autem Domini manet in zternum. 

2 Quid mihi de meis cum Papa? — Hee si quis mihi auferre voluerit, quod inimicus 
meus sit, omnis qui me diligit certissime noverit. Anselme répondait : Nihil eorum que 
i psius esse scio ipsi tollo aut tollere volo. Verumtamen noverit quod nec pro redemptione 
capitis mei consentiam ei de iis qua presens audivi in Romano concilio prokiberi, nisi 
ab eadem sede, etc. Badm., 65. 

3 L’éerivain anglican du British Critic croit, avec raison, ce semble, que Henri 
craignait influence croissante d’Anselme sur le reste de l’épiscopat, el que celle crainte 
était justifiée par la noble conduite des deux évéques démissionnaires, Reivelin et 
Guillaume. II voalait done te faire sortir du royaume , mais non Je laisser arriser jus- 
qu’a Rome. Cf. Epist. Il, 86. 

* Noveritis quod ipse nihil quod vel Ecclesiaram libertati, vel mez possit obviarc 

onestati, mco facket,., consilio. 


GAINT ANSELME. 80! 


tre les parjures ‘. Les chaleurs de l’été passées, il s’achemina 
vers Rome, ow il fut logé par Pascal, comme il l’avait été par 
Urbain, au palais du Latran, mais oi: il trouva, comme sous 
Urbain, ce méme Guillaume Warelwast *, qui avait été agent 
de Guillaume-le-Roux, et qui venait maintenant, évéque nom- 
mé d’Exeter par Henri I¢', plaider la cause de celui-ci. Ce Wa- 
relwast savait méler les menaces aux arguments °, et, comme 
autrefois, il gagna les suffrages de plusieurs dans la cour ro- 
maine, qui disaient tout haut, aprés avoir écouté son plaidoyer 
sulennel, qu'il fallait se rendre aux voeux d'un aussi grand prince 
que le roi d’ Angleterre. Anselme ne disait rien, ni le Pape non 
plus. Encouragé par leur silence, Guillaume finit en.s’écriant : 
«Quoi qu’on en dise, je veux que tous les assistants sachent 
« bien que monseignenr le roi des Anglais ne consentira jamais 
«a perdre les investitares, dit-il lui en codter son royaume. »—— 
«Et moi, » dit aussitét le Pape, « je déclare devant Dieu que 
«le pape Pascal ne permettra jamais a ton roi de les garder impu- 
«nément, dat-il lui en couter la téte‘. s Les Romains applaudirent 
ace discours. Cependant le Pape, tout en persévérant dans son 
refus, répondit au roi par ane lettre trés-conciliante, et l’exempta 
del excommunication personnelle qu’ il avait encourue, tout en la 
maintenant contre les évéques investis par lui >. Anselme partit 
alors, muni de lettres pontificales qui confirmaient tous les 
droits de sa primatie. La grande comtesse Mathilde, qui l’avait 


‘Episcopos qui veritatem in mendecio inyocarunt, ipsa veritate, que Deus est, inme- 
tium iotroducta, a B. Petri gratia et nostra societate excludimus, donec Romanz Ec~ 
Clesiz satisfaciant, et realus sui pondus agnoscant. 

2Notas jam Romz. Guill. Malmesb. 

311 était d’ailleurs chargé d’une lettre trés-menacante de Henri, ov i] disait aa Pape 
que jamais, de son vivant, la dignité de la courogne d’Angleterre ne serail amoindrie; 
que, s'il y consentait Jui-méme, les barons et le peuple ne le souffriraient pas ; qu'il ne 
fallait done pas le forcer malgré lui 4 sortir de l’obédience du Pape. Brompton, ap. 
Twysden. Hist. Anglie. script., J, p. 999. 

‘Erupit et ait... nec pro amissione regui sui passarum se perdere investituras. 
Ecclesiarum... Si... rex luus... scias, ecce coram Del dico quia nee pro redemptione 
sui capitis eas illi aliquando Paschalis Papa impune permittet habere, 

5 Ap. Eadm., 67. 11 lai disait, entre uutres arguments : Dices itaque : Mei hoc juris 
esi, Non, utique; non est imperatorium, non est regium, sed divinum. Solius illius est 
quidicits Ego sum ostium. Unde.pro ipso rogo te, cujus hoc munus est, ut ipsi hoc 
reddas, Ipsi dimittas cujus amori etiam que tua suot debes. Nos autem cur tuz obni- 
leremur voluntati, cur obsisteremus gratiz, nisi Dei in hujus negolii consensu scire- 
hus volnntati obviare, gratiam amiltere... Revoca pastorem tuum, revoca paircw 
luum, ele, 





302 BAINT ANSELME6 


ehaleureusement recommandé au Pape, et qu’on retrouvait 
toujours lorsqu’il s‘agissait de rendre service a |’Eglise, |’es- 
eorta & travers les Apennins ‘. Arrivé & Lyon vers Noél, Wa- 
relwast, qui l'avait rejoint en route, lui communiqua le message 
dont le roil’avait chargé pour lui, dans le casou le Pape n’aurait 
rien accordé. « Le roi, lui dit-il, verra trés-volontiers votre 
« retour en Angleterre, si vous voulez vivre avec lui comme vos 
« prédécesseurs ont vécu avec les siens. — Est-ce la toat? » dit 
Anselme. — « Je parle a un homme intelligent, » reprit Guil- 
laume.— « Jecomprends,» dit Anselme *. Et aussitét il prit le 
parti de restera Lyen, ou son ancien ami, l’archevéque Hugues, 
lui offrait de nouveau le plus honorable asile >. 

il y resta seize mois *. Le roi saisit aussilét ct employa a son 
profit (ous les revenus du siége de Cantorbery, et renouvela 
par corit & Anselme ja défense de rentrer dans le royaume jus- | 
qu’a ce qu'il edt promis d’ observer les ancieanes coutumes. Ce 
nouvel exil du primat fut le signal d’un nouveau débordemeat 
de maux en Angleterre. Les rapines, les sacriléges, ]'oppres- 
sion des pauvres par Jes barons, Ja violation des asiles, le rapt 
des vierges, les mariages incestueux, surtout le concubinat des 
prétres, tous les désordres reprirent un libre cours et déso- 
lérent ce malheureux pays®. Les bonus catholiques s’en pre- 
naient a Anselme; des gens religieux ct 2dlés lui écrivaient en 
foule pour lui reprocher d'avoir abandonné son troupeau, d'a- 
voir laché pied devant la parole de ce Guillaume °, en laissant 
ses brebis sous la dent des loups. On cherchait a lui faire peur 
et honte du jugement dernier; on lui rappelait avec ironic 
exemple d’ Ambroise résistant a !empereur Théadose 7; on 
cherchait a le rendre responsable de la ruine et du déshon- 


4 Nos, doote gloriosse comitissw per Alpes euntes. Eadu., 67. Ans. Epis. FV, 442 
Voy. I'Ep. 1V, 37, of il la remercie de ce service et lui envoie ses Méditations, 

3 Nec amplius dices? — Prudenti loquor... — Scio quid dicas et intelligo, 

3 }bi ul pater et dominus loci ab omnibus habitus, 

4 Déecembre 1403, —— avril 4105. 

5 Damna Ecciesiarum, ita ut locus corporis et sanguinls Domini libertatem amiital.. 
Quodque omnium primum mslum est, ad dedecus honestatis nostra , sacerdetes ux0- 
ves ducere. Eadm.,, Hist, nov., i. IV, p. 79. Cf, p. 74, 

6 Pro uno verbo cujusdam Willelmi. 

? Tune fortassis fugisse pudebit, cum videres ante tribunal Christi ucentes choros ani- 
marum illos fortissimos gregis diyini arietes, quibas nec lupus noeuit, nec alicujus 
terror in fugam vertit, Quam beata erit tunc memoria... Ambrosii, ele. 


SAINT ANSRLME. 303 


ueur de l’Eglise d’ Angleterre qu’il sacriflait 4 des riens !. Ses 
propres moines de Cantorbéry étaient les plus ardents a se plain- 
dre, Aucune épreave ne devait lui manquer, et peut-¢tre n’en 
conout-il pas de plus cruelle que cette injustice des honnétes 
gens. 

Jl lui était facile de se justifier : il le fit avec soin et 
avec énergie *, « Il y a des gens, » écrivait-il & un de ses 
moines, » qui disent que c’est moi qui interdis les investitures 
au roi, que c’est moi qui laisse les églises en proie & des cleres 
pervers sans leur résister. Dites-leur qu’ils mentent; ce n’est 
pas moi qui ai inventé cette prohibition ; mais j’ai entendu le 
Pape excommupier en plein concile ceux qui donneraient et 
ceux qui reeevraient l’investiture; or, je ne veux pas, en com- 
muniquant avec eux, devenir excommunié moi-méme. J’ai si 
bien résisté aux mauvais clercs que c’est pour cela que je suis 
exilé et dépouillé de tout>. » Du sein de son exil il veillait du 
reste avec une tendre et active sollicitade sur les intéréts de 
son diocese et de ses moines, sur l'éducation des jeunes éléves 
du cloitre, sur les pauvres qu’il avait contume de soulager ¢. Il 
se reposait principalement pour ces soins divers sur Gondulphe 
de Rochester, l’évéque le plus voisin de la métropole, et qui 
n'avait jamais trahi leur vieille amitié du Bec. Il tracait en 
outre 4 ce fidéle ami, le seul des évéques anglais qui n’eut point 
failli, la ligae ow il fallait persévérer. « Que nulle menaee, nuile 
promesse, nulle ruse ne vous arrache ni hommage, ni serment 
quelconque. Quand on vous y contraindra, répondez: Je suis 
chrétien, je suts motne, je suis évéque, et je ne veux garder ma fot 
gue selon mon devoir. Rien de plus, rien de moins>. » Et sur lui- 
méme il ajoutait: « Sachez bien que j’espére et que je veux ne 
rien faire jamais contre mon honneur épiscopal pour rentrer 
en Angleterre; j’aime bien mieux rester brouillé avec les hom- 


{ Totius Angloram Ecclesiz ac legis christiane quotidiana diminutio et summa des- 
tructio... Quando vos, qui talibus ebviare constitati eslis, pro nibilo... abestis. 

2 Ep. III, 89, 90, 91,400, 404. 

3 Dic eis quia mentiuntur. Ep. III, £00. 

* De pauperibus quod apod Cantuariam pascere debeo, rogo multum ne ullam pae 
liantur inopiam. Ep. LV, 33. Voir sa correspondance trés-active sur ces sujcts avec le 
prieur Arnulphe de Cantorbery, et Gondulphe , lib. HT et 1V, passim. 

* Hee sit vestra responsio : Christisnus sum, monachus sum, episeopus sum; et 
idco omnibus volo idem servare secundum quod wnicuique debeo,.. His verbis neg 
addatis quidqu»m, nec minua'is, Ep. IL, 92, 





$04 SAINT ANSELME. 


mes que me brouiller avec Dieu en me raccommodant avee 
eux ‘. » 

D’un autre cdté, on pressait aussi Henri de fléchir et de rétablir 
Vordre enrappelant Anselme. La reine Mathiide, cette princesse 
pieuse et trés-instruite ?, que le peuple appelait /a bonne reine?, 
se montra pleine de zéle pour amener un rapprochement. Elle ai- 
mait tendrement Anselme, qui l’avait mariée et couronnée; elle 
admirait cet athléte de Dieu, ce vainqueur de la nature *. Naguére 
eile avait tremblé pour sa vie, en le voyant s’épuiser par des | 
jednes quotidiens®. « I] vous faut manger et boire, » lui écri- 
vait-elle & ce sujet, » parce que vous avez encore un grand 
chemin 4 faire, une grande moisson & rentrer dans les greniers 
du Seigneur, et trés-peu d’oavriers pour vous aider. Souvenez- 
vous que vous tenez la place de Jean, l’'apdtre chéri du Seigneur, 
qui dut lui sarvivre pour prendre soin de la Vierge Mére. Vous 
avez # prendre soin de notre Mére I’Eglise, ou périclitent cha- 
que jour les fréres et les sceurs du Christ , qu’il a rachetés de 
son sang et qu'il vous a confiés®. » Ce n’était pas par des com- 
plaisances serviles qu’Anselme avait ainsi gagné son ceenr; il 
répondait 4 ses lettres caressantes par des exhortations ot le 
devoir de la royauté était clairement exposé. « Vous étes reine, 
non par moi, mais par le Christ. Voulez-vous le remercier di- 
gnement de ce don? Alors considérez quelle est cette reine 
qu’il s’est choisie dans ce monde pour épouse , et qu'il a aimée 
jusqu’a donner sa vie pour elle. Voyez-la, exilée, voyageuse et 
presque veuve : comme elle soupire,.avec ses enfants légitimes, 
aprés le retour de son €poux, qui reviendra up jour de son 
lointain royaume et qui rendra 4 chacun le bien et le mal qui 
aura été fait a sa bien-aimée! Qui l’aura honorée sera honoré 


{ Hoc autem scitole.,. contra episcopalem honestatem... Malo hominibus non con- 
cordare quam , illis concordando , a Deo discordare, 

2 Guill. Gemmetic, , VIII, 140; Guill. Malmesb., de Gest. reg., 1. I; Selden, not. in 
Ans., 576. ° 

§ Mold the god queen. Rob. of Glocestcr, Rob. of Brunne, ap. Thierry. - 

4 Tanto patri cujus sum beneficiis obligata ; tam forti Dei athlete et humanz na- 
ture victori. Ep. III, 55. 

§ Ibid. Elle voyait avec peine sa voix s’affaiblir: vox spiritualium edificatrix rcu- 
cescat et que canorum et dulce Dei verbum, etc. On ne pouvait déja plus lentendre 
de loin quand il préchalt. 

"6 Comedendum est vobis et bibendam, quontam... grandis messis seminanda, sar- 
eufanda ac metenda in horreo,.. De quo quotidie periclitabuntur fratres et sorores 
Christi, Ibid, 


SAINT ANSEDME, | 305 


avec elle, et qui J’aura foulée aux pieds sera foulé aux pieds 
loin d’elle ; qui l'aura exaltée sera exalté avec les anges, et qui 
laura opprimée sera opprimé avec les démons !. » 

Pénétrée de ces enseignements, Mathilde ne se consolait pas 
de l’exil d’Anselme; elle écrivait an Pape pour le supplier de 
rendre a l’Angleterre son pére et son consolateur ?; elle écrivait 
surtont.aAnselme, avec toute |’ effusion et la simplicité d’ une.ten- 
dre fille. « Mon bon seigneur, mon pieux pére, laisse-tai danc 
fiéchir; fais ployer ce coeur que j’ose appeler un ceeur de fer; 
viens visiter toa peuple, et, entre tous, ta servante, gui soupire 
aprés toj. J’ai trouvé un moyen par lequel nj tes droils de pas- 
tear supréme, ni ceux de Ja majest¢é royale ne seront sacrifiés. 
Quand méme ils no paurraient 5’ aecorder, qu'il vieone du moins, 
ce pére asa fille, ce maitre a sa sarvante, et qu'il Jui apprenne ce 
quelle doit faire. Qui, viens avant que je ne meure! Ce que je 


vais dire est bien mal; mais vraiment sije mears sans te voir, je >< 


sens que méme dans le ciel je serai sans joie. C’est toi qui es ma 
joie, mon espérance , Mon refuge. Mon Ame , sans toi, est une. 
terre sans eau; c'est pourquoi j’étends vers toi mes mains sup- 
pliantes, pour que tu daignes la ranimer par la douce rosée de 
ton cagur 4. a 

La réponse d’Ansélme , quoique négative*, procura la plus 
vive joie & Ja reine. « Vas paroles, luj écrivit-elle, ont chassé 
le nuage de tristesse qui m’entourait, comme les rayons du 
natin chassent Ja nuit. Je haise cette lettre de mon pére, je 
la serre autant que je puis contre mon caar; je relis et je 
médite sans cesse cette chére écriture qui me parle en se- 
cret et qui promet le retour du pére a ta fille, du seigneur & 
laservante, du berger a la brebis >. » Le pontife septuagénaire 


‘ Qui hane honorant cum ila honorabuntur; qui hance conculcant..... qui banc 
deprimiunt, cum dzmonibus deprimeotur. Kp. IIT, 57. 

1 Ep. HI, 99. 

> Veni, domine, ef visite servam tuam ; vent... lacrymas absterge... Fiecte, bone 
domine, pie pater... et ferreum pace tu& dixerim pectus emoili.., Inveni viom qua 
bee tu pastor... nec regia majestatis jura solvantur.., Veniat ad filiam pater, ad an- 
cillam dominus... Jmprobe loquar : timeo ne mihi etiam in illa terra viventium et lae- 
aatium omnis exultandi precidatur occasie. Ep. Ill, 93. 

« Je pense que cette réponse est l’épitre 407 du I. II. 

* Tristitia nebolis expulsis... tanquam nove lucis radius, Chartulam... loco patris 
amplector, sinu foveo, cordi quoad possum propius admoveo. Ea nainque frequenter 
secreloque consulvns, spondet filia reditumn paltris, ancile domini, ovi pastoris, 
Ep. 111, 96, Elle ajoute qure son mari est meins irrite qu'on ne le dit, et qu'on fera de 


306 SAINT ANSELME. 


recevait aussi des lettres du roi, mais d’ane teneur moins ten- 
dre, et qui nobtinrent que la réponse suivante : « Votre Altesse 
m’envoie son amitié, et me dit que, si je voulais étre avec vous 
comme Lanfranc était avee votre pére, vous m’auriez plus vo- 
_Jontiers que tout autre mortel dans votre royaume. Pour ce qui 
est de votre amitié, je vous en rends grace ; pour de ce qui est 
de votre pére et de Lanfranc, je réponds que ni dans mon bap- 
téme, ni dans aucune de mes ordinations, je n’ai promis d’obéir 
aux lois de Lanfranc ou de votre pére, mais bien 4 la loi de Dieu 
et des sacrements que j’ai recus. Moi aussi j’aimerais mieux vous 
servir‘qu’aucun autre prince mortel , mais & aucun prix je ne 
veux renier la loi de Dieu. Et de plus je n’ose ni ne dois vous 
taire que Dieu vous demandera compte , non-seulement de la 
royauté, mais encore de la primatie d’Angleterre. Ce double 
fardeau vous écrasera. Il n’y a pas d’homme au monde a qui il 
convienne plus qu’a un roi d’obéir a Ja loi de Dieu, car il n’y en 
a pas qui coure plus de danger as’y dérober. Ce n’est pas moi, 
c'est I’Ecriture sainte qui dit : Potentes potenter tormenta patien- 
tur, et forttortbus fortior instat cructatus. Je ne vois, dans votre 
lettre qu’une temporisation qui ne convient ni & votre Ame, nia 
l’Eglise de Dieu. Si vous différez encore, moi, qui défends non 
ma cause, mais celle que Dieu m’a confiée , je n’oserai plus dif- 
férer d’en appeler a Dieu. Ne me forcez pas a dire, malgré moi, 
a Dieu : Léve-tot, et juge ta cause ‘. » 

C’ était la premiére fois que le patient Anselme parlait ainsi. 
On était en avril 1105. Le Pape n’avait encore rien fait que 
d’excommunier le comte de Meulan, principal ministre du roi’. 
Anseime vit bien qu'il n’avait pas 4 espérer des mesures plus 


son mieux pour l’adoucir encore. Anselme lui répond que Dieu ne rend pas ia femme 
responsable des iniquilés de son mari. Ep. III, 97, Voy. encore des lettres également 
tendres de la reine. Ep. III, 449; 1V, 74, 76. 

4 De amicitia et de bona voluntate gralias ago... Respondeo quod neque in baptismo, 
neque in aliqua ordinatione mea promisi me servaturum legem vel consuecludinem pa- 
tris vestri vel Lanfranci, sed legem Dei et omnium ordinum quossuscepi... Nulli bomini 
magis cxpedit quam regi sc subdere legi Dei, et nullus periculosius se subtrahit a lege 
ejus... Exurge, Deus, judica causam tuam., Ep. III, 95. Les lois de Lanfranc! c'est ainsi 
qu'on dit de nos jours les doctrines de Bossuet. Comme on le voit, les ennemis de }'E- 
glise ne changent guére de systéme ; les conquérants normands cherchaient , comme 
les légistes gallicans, 4 s'armer de l’autorilé individuelle d’un doctcur contre lautorite 
générale et perpétuelle du chef del’Eglise. Anselme ne s’y trompait pas, et les vrais pol- 
tifes ne s'y lromperont jamais. 

2 Auconcile de Latran. Voy. sa lettre a Anselme du 26 mars, 


SAINT ANSELME. 307 


vigourenses de ce cété!. Les rois de France, Philippe et Louis, 
larchevéque de Reims, Manasses, l’invitaient de la facon la 
plas affectueuse & venir en France?. Il partit de Lyon pour se 
rendre a Reims. Arrivé 4 La Charité-sur-Loire, il apprit la ma- 
ladie grave d’Adéle, comtesse de Blois*, sceur du roi Henri, 
gui l'avait toujours secouru pendant son exil. I) crut devoir se 
détourner pour la consoler, et Ja trouva presque guérie; il ne 
loi dissimula pas que son projet était d’excommunier le roi son 
frére. Le bruit de ce projet se répandit bientdt, et réjouit beau- 
coup les nombreux ennemis de Henri‘, qui était justement 
alors occupé 4 conquérir la Normandie sur son frére afné, Ra- 
bert. Les rois de France surtout n’eussent pas manqué de pro- 
fiter de cette occasion d’affaiblissement pour leur redoutable 
rival. Henri fut alarmé, et demanda a sa seeur de servir de mé- 
diatrice. Une entrevue eut lieu a L’Aigle le 22 juillet 1105. Le 
roi se montra plein de prévenance et d’humilité envers An- 
selme5; il convint de rendre a l’archevéque ses bonnes graces 
el les revenus du siége primatial; mais Anselme ne voulut pas 
rentrer en Angleterre avant qu’une derniére ambassade n’eit 
été, de part et d’autre, a Rome, pour y obtenir le réglement 
définitif des points en litige. 

lly eut encore bien des retards causés par la mauvaise foi 
de Henri, qui, rassaré par cette réconciliation publique avec 
Anselme, ne craignait plus l’excommunication, et comptait ré- 
doire Parchevéque & communiquer avec les évéques qui avaient 
recu Pinvestiture royale ®. En outre, il lui fallait de )’argent 
pour sa guerre en Normandie; il eut recours aux extorsions ha- 
bituelles & sa race pour s’en procurer. Aprés avoir arraché au 
peuple, par les moyens les plus cruels, tout ce qu'il pouvait en 


! Fadm., 70. 

Ibid, Bpist. IV, 50, 54. 

* Cette pieuse princesse, Glle-da Conquérant et tige de la célébre rece des comtes de 
Champagne, se fit, plus tard, religieuse & Marcigny, que saint Hugues de Cluny avait 
fondé pour y recevoir les femmes de la haute noblesse. 

‘Jam enim in multis locis per Angtiam, Franciam et Normanniam fama vulgaverat 
regem proxime excommunicandum , et idcirco ei ut pote potestati non adeo amatz 
muita mala struebantur, qua illi a tanto viro excommunicato fucilius inferenda puta- 
bantur, Eadm., 74. 

*Quotiens erat aliquid inter illos agendum, semper ipsum ire od Anselmum, 

*Eadmer, p. 72, rapporte la lettre par laquelle Henri cherche a faire excuser ses 
a et les réclamations énergiques d’Avselme tant auprés du roi que du comte de 

eulan, 


308 SAINT ANSELME. 


tirer, il s’avisa de transformer en ressource de fiscalité le canon 
du dernier concile de Londres, promulgud par Anselme contre 
Vinecontinence des prétres. It frappa de grosses ameéndes tous 
les prétres qui avaient repris leurs concubines ‘en labsence 
d’Anselme. Les innocents furent bient6t confondus avec les cov- 
pables: on finit par taxer tous les curés, et par emprisonner et tor- 
turer ceux qui ne payaient point. Cela faisait grande pitié a voir’. 
Deux cents prétres, en aube et en étole, allérent pieds nus implo- 
rer la miséricorde du roi; mais {! les fit chasser de sa présence. 

Le mal en vint au point que les évéques eux-mémes, eux qui 
avaient tonjours livré la liberté de l’Eglise au roi, ne trouvérent 
plus d’autre ressource que dans Anselme®. Aprés avoir subi tous 
les genres d’épreuves, il lui était réservé de connattre tous lesgen- 
res de réparations. Six évéques, parmi lesquels ces trois préva- 
ricateurs qui avaient si odieusement falsifié le résultat de lear 
ambassade a Rome, lui écrivirent pour implorer son secours. «Il 
n’y a plus de paix pour nous... Léve-toi comme le vieux Mathe- 
thias... Tes enfants combattront avectoi. Nous sommes préts, non 
seuleinent a te suivre, mais a te précéder si tu le commandes... 
Maintenant, dans cette cause, nous ne consaltons que les inté- 
réts de Dieu, et non les nétres>.» Anselme leur répondit : « Je 
vous plains de vos souffrances, et je vous félicite de la con- 
stance épiscopale que vous me promettez. Vous voyez enfin 
. quoi vous a réduits votre patience, pour ne rien dire de plus‘. 
Mais je ne puis encore vous rejoindre jasqu’aa retour des en- 
voyés & Rome, car le roi ne veut pas de moi en Angleterre, si 
ce n’est comme violateur des décrets apostoliques. » I] écrivit 
cependant & Henri pour lui représenter qu'il était inouY qu'an 
prince voulut prendre sur lui le droit des évéques, en punissant 
par des peines temporelles les crimes des prétres contre les 
lois de ’Eglise; que la connaissance de cette cause lui apparte- 
nait principalement; qu’il ne suffisait pas de lui avoir rendu ses 
revenus, parce qu'il se regardait bien plus comme évéque par 


4 Erat ergo miseriam videre. 

2 Ipst episcopi qui semper libertatem Ecclesie et Anselmum... cum principe depr- 
mere nisi sunt... Eadm., 73. 

$ Sustinuimus pacem, et {psa longe recessit... Exurge ut olim senex ille Matathias- 
Nos enim jam in hac causa non quz nostra, sed que Del sunt. quetimus. Ep. III, 12! 

4Bonum est et gratum mihi quia tandem cognoscitis ad quid vos perduxif, ut mitias 
dicam, vestra patientia. Ep. HI, 122. 


SAINT ANSEEME. 309 


sa juridiction spiritnelle que par ses possessions territoriales !. 
Henri Jui promit satisfaction, tout en prétendant qu'il n’avait 
agi de la sorte que dans |’intérét d’ Anselme lui-méme. 

Les envoyés de Rome revinrent enfin au printemps de 1106. 
Cétaient toujours Guillaame de Warelwast pour le roi, et pour 
Anselme le méme Baudouin, qui étaient allés débattre ce procés 
entre la royauté et ja liberté de l’Eglise *. Ils apportaieat le 
jogement du Pape adressé 4 Anselme. Pascal disait qu’il voulait 
répondre a la soumission du roi d’ Angleterre par sa condescen- 
dance. « Celui qui tend ja main @ un homme couché ne peut 
lesoulever qu’en s‘iaclinant; mais quelque bas qu'il s ‘incline, il 
ne perd pas pour cela sa droitare naturelle 5. » Tout en maintes 
nant la prohibition des investitures, il permettait 4 Anselme 
dabsoudre et d’ordonner ceux qui feraient hommage au roi, 
_ jasqu’a ce que l’archevéque edt pu Jui persuader de renoncer a 
celte prétention ¢, Anseime, qui ne demandait qua obeir, mais 
aobéiran droit, ne voulut pas résister a cette concession provi- 
ssire, quoique cette formalité edt été interdite, en méme temps 
que investiture, aux conciles de Clermont et de Rome par 
Urbain 1] 5. Le roi alla le trouver au Bec: ils y fétérent ensemble 
lAssomption, et y scellérent Jeur récoficiliation. Le roi renonca 
asa taxe arbitraire sur les curés, aux revenus des églises vacan-~ 
les, an cens que Gaillaume-le-Roux avait imposé a toutes les au. 
ires. Anselme retourna ensuite en Angleterre, aprés on second 
exile plus de trois années. 

I] fat recu au milieu des transports de la joie générale: la 
reine Mathilde, qui voyait enfin ses veux exaucés, allait an- 
devant de lai et lui préparait ses logements. Les agents du 
ise disparurent aussitét des églises et des monastéres. Henri 
était resté en Normandie; il y gagaa peu apres Ja victoire 
éclatante de Tinchebray, qui le rendit maftre du duché et de 


‘ Quod bactgnus inavditam et inusitatum est in Ecelesia Dei de allo rege et de ali- 
quo principe... Plus sum episcopos spiritali cura quam terrena possessione. Ep. LIT, 109. 

2 Pro causa ques ieter regem Angloram cf me, imo inécr itiom et Ubersateva Raciesies 
pro qua sum exul.., et spoliatus. Ep. IV, 48. 

} Qui enim stans jecenti ad sablevandem menum porrigit, nanquam jaecatem erigct 
Bisi et ipse curselor... sialum iamew rectitudinis non amittit. 

‘ Donec per ‘Omnipotentis gratiem ad boc omitiendam cor regium tue preticationis 
imbribus molliatur. Cette lettre est du 23 mars 4106. 

‘Leroi tengit surtout & hommage. Voycz ia letire d’Ancelme & Hugucs de Lyo., 
Ep. Til, 123, sur ce sujet, et la réponse de Hugues, . 








310 ) SAINT ANSELME. 


Ja personne de son frére. La voix publique attribua cette vic- 
tuire & sa réconciliation avec le primat !. Au concile de Londres 
(1° aout 1107), le traité fut solennellement débattu entre le 
roi, les évéques, les abbés et les barons. Il y avait eneore bien 
des gens qui poussaient le roi a donner les investitures comme 
son pére et son frére l’avaient toujours fait; mais les disposi- 
tions de ses principaux ministres avaient subi un heureux 
changement. Warelwast lui-méme était revenu de son dernier 
voyage a Rome tout dévoué & la liherté de l’ Eglise? ; le comte de 
Meulan, utilement humilié par son excommunication, et éclairé 
par les remontrances vigoureuses d’ Yves de Chartres 5, s’était 
rapproché du Pape et d’Anselme, et avait obtenu de rentrer dans 
Ja communion des fidéles, & condition qu'il porterait le roia 
obéir au Pape 4. Il tint parole, et se montra depuis, dans le 
conseil da roi, le zélé défenseur des libertés ecclésiastiques °. 
Déterminé par ses avis et ceux de Raoul de Rivers °, le roi pro- 
clama, devant Anselme et le peuple transporté de joie 7, qu’a l'a- 
venir personne en Angleterre ne recevrait l’investiture d’un évé- 
ché ou d’une abbaye, par la crosse et l’anneau, de Ja main du roi 
ou de quelque laic que ce fit *, et Anselme déclara de son cété 
qu’on ne refuserait Ja consécration & aucun prélat pour avoir 
fait hommage au roi °, comme il l’avait fait lui-méme 4 Guil- 
Jaume. Le roi pourvut ensuite, et d’aprés ces réglements, ei 
prenant l’avis d’Anselme et des barons, aux Eglises d’Angle- 
terre qui étaient presque toutes vacantes, et a plusieurs de 


_ ‘Jgitur ob pacem quam rex fecerat cum Anselmo hac victoria eum potitum malt 
testati sunt, Eadin., 76. Robert ne valait guére mieux que Henri en ce qui touchait aux 
droits de l’Eglise, d’aprés les plaintes d’Yves de Chartres contre lui. 

2 Erat enim tanc jam ad libertutem Ecclesia Dei cor habens. Eadm., 75. 

3 [ilius es liber qui pro te servum se fecit, ut libertas tua nibil se debere intelligat ali- 
cui, qui divinam offendat majestatem et Ecclesiz minuat libertatem... Non enim ad 
hoc fnstituuntur reges ut leges frangant. S. Ivon., Epist. 454, ed. Juret, 

4 Ep. IL, 440; IV, 73. 

+ Eadm., 78. Vers celte méme époque il introduisit & Meulen des moines du Bec. 
Mabill., Ano., L. 70, c 9. 

6 De Redueris? Anselme, dans la lettre & Pascal, leur rend & tous deux le meme 
t ‘moignage. 

7 Astante multitudine, Eadm., 76. Petr. Bles. in contin. Iogaiphi, Pp. 126, 

® Ut ob eo tempore in reliquum nunquam per dationem baculi pastoralis vel anntll 
ejuisqaam episcopatus vel abbatia per regem vel quamlibet Jalcam manum investiretar 
in Anglia. Eadm., 76, 

* On voit per plusieurs exemples (Radut., 79) que tes noaveans -éreaqnes protaiat 
hommage su primal comme au rol, 


SAINT ANSELME. 3if 


celles de Nerniandie. Anselme sacra cing évéques en tn jour, 
et parmi eux Gaillaume de Winchester et Reinelm de Hére- 
ford, qui avaient subi, comme lui et & cause de lui, la disgrace et 
lexil, pour avoir résisté aux volontés injustes du roi ‘. . 


Ainsi done le vieux moine avait vainca. La vieilie brebis, 


comme il te disait de lui-méme *, avait fini par l’emporter sur_ 


les tanreaux indomptés qui étaient attelés avec tui a la charrue 
da gouvernement de |’Angleterre. Le roi Roux et Je roi Bear- 
Clerc avaient en vain dressé contre lui toutes les batteries de 
la violence et de la politique. Le vieux moine, sans recaler 
don pas, avait survéen al’un et amené l'autre & composition. 
Belliqanewx barons, clercs rusés, plaideurs infatigables , évéques 
serviles et prévaricateurs, tous avaient échoné, comme les 
roisdont ils étaient les instruments. Jl avait falla finir par 
rendre les armes de Guillaume-le-Conquérant ao moine étrau- 
ger qui, jeune encore, imposait au Conquérant par sa seule 
présence >, 

Quatorze années de luttes, de perséeutions , d’exil, de spo- 
liations, d'idtrigues, de mensonges, de bassesses et dé cruau- 
tés, ne l’avaient pas épuisé ; il avait teut enduré, peu soutena 
aRome, trahi par ses collégues dans l’épiscopat, sans qu’une 
sole épée elit été tirée pour sa défense, et, en apparence, 
pour une question de forme que la sagesse moderne a regardée 
comme une puérilité iniatelligible. Aa dernier jour de la ba- 
taille, il disait encore, tout comme au premier choc : « J’aime 
mieux mourir, et, tant que je vivrai, croupir dans l’exil et la mi- 
stre, que de voir violer ’honneur de \’Eglise de Dieu a cause 
de moi ou & mon instar 4. » La victoire arriva enfin, comme c’é- 
lait justice; non pas compléte, mais du moins éclatante, consi- 
dérable 5 et popuiaire. 


! Voyer plus heat, p. 299, not. 4, et 300, 
2 Voyes plas hant, p. 162, naméro du 26 juillet.1844, 
> Rex ipse... quamvis cunetis fere videretur rigidus ac formidabilis Anselmo tamen 


Ua erat inelinis et affabilis ut ipse presente omnino quem esse solebat stepentibus 


aliis fieret alias. Eadm., p. 44. 
‘Male mori, et, quandiu vivam, omni penoria in exilie.graveri, quem ut videnm 
Ecelesia Dei, causa mei aut meo exemplo, ullo modo violari. Recomman- 
dation donnée & son agent & Rome, en 1406. Ep. IV, 48. 
* Felle Gtait du moins !opinion d’Eadmer, esprit trés-pen porté a fa concession (he 
toriam de libertate Ecclesiz, pro qua diu taboraverat, Ansclmus-adeptes est. P, 25), et 


——- - ee lw CU CO 


i 


312 SAINT ANSELME. 


Le fait seni d’une pareille latte et sa durée étaient ponr l'E- 
glise la plus heureuse des victoires. Elle triomphait, non pas 
seulement parce que ce traité de Londres était-le premier 
exemple dune concession faite par un adversaire vainou depuis 
que saint Grégoire VII eut commencé la guerre; non pas seu- 
lement parce que le plus puissant des rois de |’Europe aban- 


- donnait les symboles usurpés ailleurs par l’empereur d’Allema- 


gne; non pas seulement parce que les évéques prévaricateurs 
étaient réduits & implorer l’absolution, et les évéques fidéles 
admis & recevoir la consécration, l’une et l'autre, des mains du 
champion fidéle de Dieu ; elle triomphait surtout par la lecon que 
dennaient au monde contemporain et que léguaient 4 la posté- 
rité eatholique l’héroique patience, linflexible doucear et l’in- 
domptable énergie de ce moine italien, qui, abbé en Normandie 
et archevéque en Angleterre, avait rempli tout l’Occident de sa 
gloire et de son courage. 

Sans donte, l’intlaence de la couronne sur Jes élections resta 
prépondérante, méme aprés l’abandon des investitures ; mais 
il était impossible que cet abandon méme ne rendit a Ja fois et 
aux chapitres et aux monastéres le sentiment de leur droit, et 
aux rois la conscience de leur terrible responsabilité !. 


Anselme ne survécut que peu de temps au concile de Lon- 
dres. Il consacra le reste de sa vie 4 guérir les plaies faites au 
pays pendant Ja lutte de I’Eglise et de la couronne. II s’associa 
aux mesures prises parle roi pour réprimer les faux monnayeurs — 
ainsi que les odieuses oppressiops dont les serviteurs royaux 
accablaient le peuple, et le roi ’appuya énergiquement dans 
ses résolutions pour la réforme de la discipline, le rétablisse- 


du cardinal Hugues de Lyon, le plus zélé champion de l’Eglise et l’instrument dévoué 
de saint Grégoire VII : Compcrio quod illud propter quod assequendum tantoperc hac- 
tenus laborastis... per Dei gratiam jam tandem ex magna parte assecuti estis, “Ad Aus. 
Ep. ILI, 424. Il te supplie de ne pas tenir ferme sur la question de l’hommage. 

4 «In personis eligendis nullatenus propria utitur voluntate, sed religiosorum se peni- 
tus commitlit consilio, » écrivait Anselme au Pape, en 4408, Ep. II, 481. Rex, anle- 
eessorum sucrum usu relista, nec personas que io regimen Reclesiarum samebantur 
per se elegit, nec, etc. Eadm., Vit. Ans., 25. Electiones prelatoram omnibus collegiis {+ 
bere concessit. Petr. Blesens., in contin. Ingulphi, p. 426. M. Franck et métme le docteur 
Liogurd prétendent qu'il n'y eut-ancun changement essentiel ; le British Critic a viclo- 
rieusement réfuté cette assertion, t. XXXII, p. 122-426. Nous renvoyons unedernitre fos 
4 ce recneil puseyiste comme a la meilieure appréciation que sons connaissions des 
résubtats de cette lutte, 


SAINT ANSELME. 313 


ment da célibat et le maintien des droits de la primatie de 
Cantorbéry sur la métropole d’York 4. Pendant ses absences 
d’ Angleterre, Henri confiait 4 Anselme le gouvernement du 
royaume et desa famille*. Par une de ses derniéres lettres, l’ar- 
chevéque prévenait Je pape Pascal que Henri se plaignait de ne 
pas le voir excommunier le roi d’Allemagne au sujet des in- 
vestitures encore maintenues dans l’Empire, et )’exhortaita ne 
pas détruire d’un cété ce qu'il avait édifié de l’autre>. Son 
fidéle ami, Gondulphe de Rochester, le précéda dans la tombe; 
Anselme célébra ses obséques ¢. Atteint depuis plusieurs années 
par des maladies fréquentes et trés-rudes, mais n’en persévé- 
rant pas moins dans la pratique de l’oraison et de ses anciennes 
austérités, il tomba graduellement dans un affaissement com- 
plet, et au commencement de Ja semaine sainte de I’an 1109 
il fat & toute extrémité. Les rois du moyen 4ge avaient cou- 
tume de tenir cour pléniére & Paques, et d’y présider la cou- 
roone en tété. Le matin du jour des Rameaux un moine lui dit: 
«Pére, il nous semble que vous allez quitter le siécle pour 
taller 4 la cour de Paques de votre Seigneur 5. — Je le veux 
«bien, dit-il; cependant je serais reconnaissant sil voulait bien 
«me laisser encore parmi vous assez longtemps pour terminer 
un travail que je roule dans mon esprit sur l’origine del’4me®. » 
Lorsque P’agonie vint, on l’enveloppa d’un cilice et on le coucha 
sar la cendre. I] rendit le dernier soupir au miliea de ses 
moines, le mercredi saint, 21 avril 1109, alage de soixante- 
seize ans. 

Ce dernier veeu, ce regret de ne pouvoir finir une étude philo- 
sophique, achéve de peindre cette grande et sainte Ame. On ne 
voit pas dans |"histoire uo autre exemple d’un homme mélé a 
des luttes aussi terribles, et en méme temps aussi fidélement 


' Eadm. 78 & 84. 

2 Ep. IV, 98 

> Ideo minatur sine dubio se resumplurum suas lnvestituras quoniam iile suas tenet 
in pace... Rex enim noster diligenter inquirit quod de illo rege facitis. Ep. III, 482. 

‘Ut monachus, non ut episcopus mori cupiens, in domum infirmorum se deferri jus- 
uit, ul inter monachorum manus spiritum redderet. Mabillon, |, 74, ¢. 69. 

* Domsine pater... ad paschalem Domini tui curiam, relicto seculo, vadis. Eadm., 25 

* Verum si mallet me adbuc inter vos saltem tam diu manere, donec questionem: 
quam de animz origine mente revoivo absolvere possem, gratiosus acciperem, eo quod 
nescio utrum aliquis eam, me defuncto, sit absoluturus. 

Vil. 14 





314 SAINT ANSELME. 


dévoué 4 des spéculations métaphysiques, qui semblent exiger 
Je repos etluniformité de la vie extérieure !. Mais, au milieu de 
ses eombate, il menait de front ses recherches de théologie et 
de philosophie avec des reiations de correspondance immen- 
sément étendues. La droiture et la simplicité de son 4me dou- 
blaient Jes forces de son intelligence. Sa pensée était aussi 
vaste que son génie. Sa soallicitude pour le bien des Ames 
individuelles ne Je cédait an rien & son zéle pour les grands 
intéréts de l’Eglise enligre. Au plus fort de ses tribulations, 
il dirigeait avec une attention scrupuleuse la conduite de sa 
seeur, de son beau-frére, de son neveu, quail eut le bon- 
heur de gagner 4 Ja vie religieuse ?. Mais, avec cette fraternité 
véritahble dont son époque possédait si bien le secret, il ne se 
renfermait ni dans la sphére de sq famille ni dans celle de son 
Eglise particuliére, I] gouvernait la conscience de beaucoup 
de femmes pieuses, da moines, d’étrangers 5. Il écrivait tantdt 
a Varchevéque de Lund, en Danemark, pour l’éclairer sur des 
paints de discipline +; tantdt a ’évéque de Saint-Jaeques en 
Galice, pour lui promettre ses pri¢res contre les Sarrasins’; 
tantét al’éyéque de Naumbourg en Allemagne, pour lui repro- 
cher de suivre, contre le Saint-Siége, le parti du successeur de 
Néron et de Julien l’Apostat ©. Il intervenait, auprés des rois 
a'Irlande et d’Ecosse dans lintérét du droit et des mecurs’. 
D'un odté, it envoyait & la grande camtesse Mathilde des orai- 
sans et des méditations &; de lautre, il guidait les pas de la 
comtesse Ida de Boulogne dans Ja voie de la sainteté, et la 


4 Depuis son retour d‘ewi!, il avait composé son traité sur I’sccord du libre arbitre 
arce la grace, la prescienec divine et la prédeslination. 

4 Vair ses lettres touchgnies & sa famille. Ep. II, 63, 66, 67, ele. 

3 Voyez Epist. passim, surtout |. III, 133, 137, 438. Dans cetle dernitre on trouve 
cette belle pensce : Vita prasens via est. Nam quamdiu homo viyit, non facit nisi ire; 
semper enim aut ascendit aut descendit: aut ascendit in celum, aut déscendit in in- 
fernum, | 

4 Ep. IV, 90, et suppl. Ep. X, ed. Gerberon. 

6 Ep. 1V, 49. 

*Ep. TH, 434, en lui envoyant une consultation sur les différences entre I'Beglise re- 
maine et l'Eghise greeque. Cet évéque de Naumbourg est le méme Valeran dont nous 
avons tu, au chapitre précédent, le plaidoyer impérialiste adressé au comte Louis de 
Thurvingr, Il se convertit et devint seerdtaire du collége des eardinaux; il en fit port 4 
Anselme, qui le féticita eu lui epvoyant un second opuseule. 

7 Ep. IN, 182, 442, 147. . 

SED. IV. a7, 





SAINT ANSELME. 315 


contemplait chaque jour dans sa mémoire ‘. Au nord, i! recom- 
mandait au comte des iles Orcades le soin des dimes de ses su- 
jets ?; au midi, il préchait au marquis Humbert le respect des 
droits maternels de l’Eglise >. Il félicitait le comte Robert de 
Flandre d’avoir renoncé spontanément aux investitures, et de 
sétre ainsi mis & part de ceux qui, désobéissant au vicaire de 
Pierre, ne pouvaient compter dans le troupeau que Dieu lui 
avait confié. « Que ceux-la cherchent, dit-il, quelque autre 
porte du ciel; car ils n’entreront certainement pas par celle dont 
sint Pierre tient les clefs +. » Puis, saluant de loin la nouvelle 
royaaté chrétienne qui s’élevait pres du saint Sépulcre affran- 
chi, sa prévoyante franchise portait, a travers les mers, au roi 
Baudouin de Jérusalem, ces immortels enseignements : « Diru 
NaIME RIEN PLUS AU MONDE QUE LA LIBERTE DE SON Ecuise. IL NE 
VEUT PAS D'UNE SERVANTE POUR EPouse®, » C’était la comme 
la devise de celui qui fut regardé, pendant sa vic, comme fa 
lear des honnétes gens et le héros de Dieu ®. 

Tel fut saint Anselme, archevéque de Cantorbéry au com- 
mencement du XII° siécle, Soixante ans aprés, ce fut le tour 
de saint Thomas le Martyr. 


LE COMTE DE MONTALEMBERT. 


'Charissima, vos salutat mea epistola, sed quotidie vos aspicit mea memoria. Ep. III, 
%, Voyez en outre I. IT, 24-27; 1. TH, 18, 56. 

7 Bp. IV, 92. 

‘Ep. JI, 65. 

‘Quarat igitur ille alias regni coelorum portas, quia per illas non intrabit quarum 
caves Petrus apostolus portat. Ep. IV, 13. 

‘Nihil magis diligit Deus in hoc mundo quam libertatem Ecclesiz sux... Liberam . 
ral esse Deus sponsam suam, non anciliaw, Ep. IV, 9. 
‘Flos bonorum.., heros sacer. Ord. Vit., 1. XI, 839. 

@ 





woe ~- 


SE “Ta 


LE CATHOLICISME 


EST-IL HOSTILE A L'INDUSTRIE? 


La tactique ordinaire des ennemis de J’Eglise est de la re- 
présenter comme nécessairement hostile, en vertu de ses doc- 
trines, a toutes les tendances de la société moderne. Que notre 
siécle, parexemple, se prenne de passion pour leprogrés,—aus- 
sitét nos docteurs s’efforcent de démontrer la radicale opposi- 
tion de cette idée et du Catholicisme; et si un philosophe s at- 
tache a distinguer entre les diverses théories du progrés et a 
en proposer une qui ne heurte pas Porthodoxie, ils lui diront 
tout net qu’il ne sait ce dont il parle. Que les nations euro- 
péennes, et la nétre surtout, réclament une satisfaction pour 
les sentiments démocratiques qui les remuent, — et nos incré- 
dules vont nous apprendre que |’Eglise ne peut vivre que 
sous la protection de l’épée du noble ou alabri du _ tréne et 
d’un monarque absolu. L’Eglise, selon eux, n’est qu'une insti- 
tution temporaire, quia eu sa raison d’étre dans les nécessiles 
d’une autre époque, un vieux débris de la féodalité qui doit 
disparattre dans Age nouveau. Il en est de méme quand il 
s’agit de l’industrie. La puissance de l’homme sur la matiére 
s’accroit chaque jour par les découvertes de la science; le tra- 
vail occupe dans le monde une place plus grande qu’a aucune 
autre époque, et, appuyé sur sa charrue ow sur sa mécanique, 
se déclare hardiment l’héritier légitime du pouvoir de I’épée; 
et voici que nos grands philosophes recourent encore a leur 
raisonnement favori, et posent en principe l’incompatibilité 
absolue de l’industrie et de Ia doctrine catholique, pour en 


LE CATHOLICISMR, ETC. 317 


conclure, comme toujours, que nous assisterons bientét aux 
fanérailles d’un grand culte. 

Ce systeme est habile, mais est-il fondé? On a déja prouvé 
bien des fois que non; nous voulons le prouver une fois de plus. 
De ces trois oppositions signalées entre notre foi et les ten- 
dances de notre siécle, prenons-en une; laissons de cété la 
démocratie et le progrés, et cherchons si en effet l’enseigne- 
ment catholique est contraire au développement de l'industrie. 
La transformation de la matiére, son appropriation & nos usages 
eta nos besoins, Ja conquéte du globe, l’assujettissement de la 
hatnre a notre puissance, sont-ce des choses pour lesquelles 
'Eglise n’ait que des répugnances ou des dédains? Le travail 
producteur trouve-t-il un mobile suffisant dans la morale ortho- 
doxe? Telle est Ja question & laquelle nous essayons de ré- 
pondre, et que nous posons ici avec une rigueur scolastique, 
pour qu’on ne nous accuse pas de nous perdre dans le vague 
littéraire. 

Beaucoup de nos lecteurs s’étonneront peut-étre que nous 
raitions ainsi ex cathedrd une question déja tranchée aux yeux 
ds bon sens et par l’autorité de Phistoire. Pour en comprendre 
la gravité, il faut en effet savoir quelle importance y atta- 
chent les sectes qui s’agitent autour de nous. C’est par la que 
commence l’initiation des disciples. L’impuissanee du Christia- 
hisme a résoudre les difficultés de notre temps, o’est le premier 
mot da catéchisme philosophique ; les saint-simoniens |’ont in- 
Yeaté, les fouriéristes le crient sur les toits, et les éclectiques 
le répétent tout bas. Notre foi s’en va; sa fécondité est épnisée; 
ses mameltes sont taries; le vieux tronc n’a plus de séve. Jadis, 
sans doute, le Christianisme a été glorieux et utile; aa besoin, 
on avouerait méme qu'il a été vrai; mais tout change-et tout 
passe. A ’ére pacifique qui commence, a V’ére du travail et de 
la richesse, il faut une autre loi, une autre religion qu’s l’époque 
suerriére qui finit. L’industrie, c’est la reine de l'avenir, et elle 
ne saurait s’accommoder du mysticisme chrétien. Qui n’a lu 
qui n’a entendu toutes ces belles choses? Ne sait-on pas que 
nous allons avoir un messie? et celui-la ne nous enseignera pas 
a mépriser les biens de la terre; il ne nous préchera pas I’ab- 
hégation et le sacrifice; i] n’aura pas d’anathémes poar Ja ri- 
chesse; il ne nous parlera pas du ciel et des consolations d’une 
autre vie. Oh! que non pas! Mais i] nous délivrera da spiritua- 





318 LE CATHOLICISME 


lisme qui opprime notre corps et paralyse notre puissance; il 
nous donnera la recette pour harmoniser Ja libre expansion des 
facultés et des penchants de chacun, et nous ouvrira ici-bas 
les portes du paradis, ot nous serons tous. riches, indépendants 
et heureux, 

C’est sur ces bases que repose toute l’argumentation des phi- 
losophes panthéistes qui réclament en faveur de Vindustric. 
Pour eux la religion chrétienne n’est qu’an pur mysticisme, 
proche parent des superstitions de l’Inde, qui, en appelant 
notre pensée aa dela des limites de ce monde, nous détourne 
de l’ceuvre a laquelle homme est destiné, qui abolit la vie, la 
nature et Phumanité, suivant expression favorite de M. Pierre 
Leroux. Les plus indulgents reconnaitront volontiers quelque 
chose d’admirable dans le détachement des sens et dans |’escla- 
vage de la chair sous la domination de l’esprit; mais ils y trou- 
veront aussi quelque chose d’excessif, une exagération malheu- 
reuse qui a entrainé aprés elle une exagération en sens con- 
traire. Car ainsi va homme, selon leur doctrine : passant tour 
a tour d’une extrémité a l’autre, ne s’élevant vers les pures ré- 
gions de l’esprit que pour se plonger ensuite dans les ténébres 
de la matiére, toujours au dela ou en deca de la vérité, ne Ja 
possédant jamais. Le jeu de bascule, dunt on a fait pendant un 
temps la regle du gouvernement représentatif, est le type de 
ee balancement nécessaire suivant lequel oscille l’humanité, 
suivant lequel du moins elle a oscillé jusqu’ici; car un temps 


viendra, et il est proche, ot une religion nouvelle réconciliera 


Ja chair avec l’esprit et rétablira la. paix dans notre étre. 

_ Ecoutez M. de La Mennais. « Sous Ja loi chrétienne, dit-il 
« dans son dernier ouvrage, cette créatare sublime (c’est de 
« homme qu'il parle) ne tendait pas seulement as’unir de plus 
«en plus au Créateur; elle tendait 4 se perdre, a s’absorber en 
«lui, & sortir de la création. Elle y fat ramenée par la puis- 
«sance indéfectible de la nature, qui, des hautes régions ou 
« elle planait comme l’aigle au-dessus des nues, la rappelant 2 
« soi, la forca d’entrer dans une autre voie de développement, 
«du développement nécessaire aussi qui s’opére au sein du 
« fini, reléve immédiatement de ses lois propres... Comme elle 
«avait tendu a s’'absorber en Dien, humanité tendit a s’ab- 
« sorber dans la nature, et ce mouvement subsiste encore. Mais 
«elle commence as’en effrayer; elle cherche un point ferme 


EST-IL MQSTILE A L INDUSTRIE? 319 


«ou se prendre pour arréter sa chute; ses yeux se relévent; 
« un instinct puissant la presse de remonter. Elle aspire dere- 
« chef au principe de qui elle émane, en qui est sa raison et la 
«raison de l’univers; elle sent qu'une conception moins incom- 
« plete unira ce qu’elle avait séparé, la cause absolue et les ef- 
« fets relatifs; qu’elle doit les embrasser dans une vaste syn- 
« thése qui, comprenant les lois de tous les ordres, les raménera 
« toutes, sans les’ confondre, a l’unité. Elle découvre, a travers 
«les premiéres lueurs da jour qai se fait, un avenir, il est vrai, 
« obscur encore, mais plein de magnifiques espérances. Que les 
«fils d’?Ormuzd se réjouissent donc, etc., etc. » (Amschaspands 
ct Darvands, p. 55.) 

Et plos loin :« Le mépris, commande d’aillears en une cer- 
«laine mesure, des biens matériels, détournant les nations des 
« travanx relatifs a l’existence terrestre, les jette dans les voies 
«duo spiritualisme exclusif, qui, par la direction toute mys- 
«tique imprimée aux pensées, aux désirs, aux sentiments, a 
«Pactivité commune et individuelle, détache trop de la vie 
« présente, rendue stérile dés lors al’ égard d’une des fins prin- 
«cipales de l’humanité. » (Id., p. 110.) 

Ces paroles de M. de La Mennais sont claires; elles sont un 
écho adouci, mais fidéle, de ce que d'autres ont enseigné avec 
fracas. Il faut rébabiliter la chair; c’est le dernier mot de toutes 
ces doctrines. M. Enfantin a été logique en |’affirmant, et ceux 
qui prepoent le méme point de départ que lui.n’ont pas le droit 
de lai jeter ja pierre. 

Voici donc l’objection dans sa toute sa force: le Christianisme 
proscrit les satisfactions de la chair; il enseigne & vivre comme si 
lon ne vivait pas ; il tourne les yeux deses fidéles vers des lieux 
imaginaires ow ils espérent trouver le repos et le bonheur; il 
dit a 'homme de faire son salut, de prier, des'élever par la con- 
templation au-dessus des réalités contingentes, d’aspirer uni~ 
quement au bien absolu. Comment donc l'industrie , la chose la 
plus terrestre qu’on puisse imaginer, elle qui vit du travail et 
exige une activité incessante, pourrait-elle s’allier a une doc- 
irine gui la condampe en principe et leflacerait du monde , si 
elle le pouvait ? Et voyez , ajoute-t-on, les Ages qui ont été le 
plus sincérement catholiques, le moyen age, par exemple; est- 
ce une époque d’industrie? Le commerce y est une fonction vile, 
le travail y est en déshonneur; toutes les dignités et tous les 





$20 LE CATHOLICISME 


honneurs y sont réservés & la crosse et a l’épée. Voyer les peu- 
ples qui sont restés courbés sous le joug clérical , voyez l’Espa- 
gne et l’Italie; ne sont-ce pas des pays pauvres, des populations 
paresseuses, sans fabrique, sans commerce, sans navigation ? 
Oi donc l'industrie s’est-elle développée? la méme oi: le Chris- 
tiavisme a retulé, ot: il a fait une transaction avec les intéréts 
temporels, od il s’est matilé pour obtenir un sursis de quelques 
siécles, chez les nations protestantes, et en Angleterre surtout. 
Les disciples les plus parfaits du Christianisme, ce sont ceux 
qui ont renoncé an mariage et au travail: oc’est le Chartreux 
dans sa cellule, l’anachoréte dans sa solitude, la Carmélite 
dans son cloitre. Ne nous parlez donc pas d industrie, vous qui 
vous dites chrétiens, nous crient les philosophes panthéistes ; 
n’abatardissez pas votre doctrine ; fils exilés d’Eve, pleurez et 
gémissez dans votre vallée de larmes, implores votre délivrance; 
pour nous, la terre n’est pas un lieu d’exil: elle est notre do- 
maine que nous ferons fractifier en dépit de vos enseignements 
et de vos préjugés. 

Telle est l’argumentation de nos adversaires ; c’est ainsi qu’'ils 
dénaturent la doctrine pour mieux la combattre, et faussent 
histoire pour y trouver leurs preuves, comme nous le prouve- 
rons tout & V’heare. Mais, avant d’aller plus loin , remarquons 
bien que cette argumentation s’attaque 4 Ja morale chreétienne 
elle-méme, a la loi pratique qu’a toujours acceptée la France et 
qu’accepte encore immense majorité de nos concitoyens. Le 
Christianisme complet, celui de I’ Eglise, est un systéme si bien 
lié qu’on ne peut en rien retrancher ni rien y ajouter ; le dogme 
et la morale s'y appuient et s’y répondent; il faut tout pren- 
dre ou tout laisser. Les incrédules de nos jours Pont bien com- 
pris. Leurs prédécesseurs avaient toujours eu soia de faire leurs 
réserves; ils attaquaient des points de discipline ou des points 
de dogme; mais la morale, ils faisaient profession de la respec- 
ter et de la louer sans restriction. Oi: Jésus a-t-il pris chez les 
siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les lecons 
et exemple? disait Jean-Jacques Rousseau. Maintenant Roos- 
scau est dépass¢. Cette morale élevée et pure, on la déclare 
fausse et funeste, et l’on est en train de nous en fabriquer une 
autre qui sera bien supérieure, qui sera bien plus complete, sui- 
vant l’expression adoptée. C’est le caractére propre de notre 
siécle qu’on n’y soit plus d’accord sur rien, pasméme sur le bien 


EST-1L HOSTILE A L'INDUSTRIE? 321 


etlemal. Combien de gens quine crojent pas que la chasteté est 
une vertu! Combien de moralistes qui prétendent que le sacri-~ 
fice et ’'abnégation sont des niaiseries! On a été jusqu’au bout 
de erreur. On aurait peut-étre voula s’arréter en chemin, mais 
lalogique ne I’a pas permis. Ne nous en plaignons pas trop; il 
fallait que l’ceuvre s’achevat: c’est du doute absolu qu'un re- 
viendra & la vérité. 


Le bat le plus élevé que la plupart des écoles de la philoso - 
phie contemporaine aient assigndé a l’humanité, est de dominer 
les forces de la nature pour jes employer & soa usage, et de per- 
fectionner V’organisation sociale pour arriver & constituer une 
grande unité dans le sein de laquelle nos descendants puissent 
vivre heureux. De ce point de vue tout matériel, lindustrie oc- 
cape nécessairement la premiére place dans les sociétés comme 
dans histoire. Gest par elle, en effet, que nous transformons 
la matidre et exploitons comme notre domaine; elle est la fois 
Yinstrument de notre bonheur et le moyen de notre but. Cette 
théorie, en la dépouillant de son caractére exclusif, n’a rien de 
contraire au Christianisme ; bien plus, elle en est sortie. Dieu 
na-t-il pas dit aux hommes en la personne d’Adam : Emplissez 
laterre et vous l’assujetissez? Et I’Eglise , qui ne s’appelle pas 
catholique sans motif ni sans espoir, n’attend-elle pas des jours 
ou il n’y aura plus qu’an troupeau et ua pasteur? Mais si, en 
philosophie chrétienne , on peut et doit reconnaitre un grand 
dessein de la Providence dans cette amélioration progressive 
de état civil et politique des peuples , et dans cette domina- 
lion toujours croissante de!l’homme sur la natare, il ne 5 ensuit 
pas que fa recherche du bien-étre matériel doive seule nous 
occuper ici-bas et qu’elle soit le but méme de l’humanité. Il est 
de foi au contraire que l’homme a été créé pour connattre Dieu, 
laimer, te servir, et mériter par lala vie éternelle, comme dit le 
catéchisme. Or, decesecond point de vue, l’indastrie descend du 


rang qu’on veut lui faire usurper ; elle n’est plus laloi supréme, | 


elle n’est plas le premier devoir de homme. Les philosophes 
Weialistes, qui se préoccupent exclusivement du bonheur scn- 
suel, ont été conduits par la nature méme de leurs études 
a tout donner a l'industrie; tes philosophes chrétiens, qui 
Voublient pas que I"homme est avant tout un étre spiritael, 
doivent la remettre & sa place. Ils reconnaitront volontiers en 





322 LE. CATHOLICISNE 


elle une des grandes fonctions nécessaires 4 |’oxisteace des pen- 
ples; mais ils la subordonneront a la morale, a la religion, 
comme ils subordonnent le corps a l’ame. 

Que PEglise et la philosophie de nos jours ne eonsidérent pas 
l'industrie du méme ceil et ne lui donnent pas une égale impor- 
tance, cela est donc vrai; mais que |’ Eglise proscrive l'industrie, 
cela est faux. Loin de la, elle l’honore et elle l’encourage; car 
Pindustrie n’est que le travail appliqué a l’appropriation de la 
matiere a nos besoins, et l’Eglise honore et ordonne le travail. 
Le chrétien qui ne travaille pas péche: I’ Ancien et le Nouveau- 
Testament n'ont sur ce point qu’un méme langage. L’ homme est 
fait pour travailler comme |’oiseau pour voler, est-il dit dans le 
livre de Job (ch. V, v. 7). Celui qui ne veut pas travailler ne doit 
pas manger, écrit saint Paul aux Thessaloniciens (2° ép., ch. Ill, 
¥. 10). L’Eglise a mis la paresse au rang des péchés capitaux, 
et quand des sectes protestaotes ont soutenu que Ia foi seule 
suffit au salut, elle les a condamnées. Il n’y a pas de salut sans 
bonnes ceuvres; or, il n'y a pas de bonnes wuvres saps travail, 
et le travail lui-méme est une bonne ceuvre, s'il est dirigé vers 
une fin pure. 

Bien plus, c’est au Christianisme que le travail doit lestime 
et la considération dont il jouit chez les peuples modernes. II 
n’est dans la société, aux yeux de l’Eglise , aucune fonction, si 
infime qu’elle soit, qui ne puisse étre relevée et ennoblie par 
esprit dans lequel elle est remplie. « Les citoyens ne doivent 
« exercer niles artsmécaniques, ni les professions mercantiles, » 
disait Aristote, interpréte en cela de toute l’antiquité (Polti- 
que, |. VIII, ch. 8); il ajoutait méme que «les citoyens ne doivent 
«pas étre laboureurs ; car ils ont besoin de loisir, soit pour cul- 
« liver la vertu, soit pour exercer les fonctions politiques. » 
Mais Jes chrétiens ont un autre Maitre qui leur a enseigaé une 
autre doctrine. Leur Maitre, a eux, a élé artisan, salarié; ila 
exercé un métier, et l’Eglise, fidéle & l’esprit de son fondateur, 
n’a pas oublié que, jusqa’’ l’age de trente ans, le Seigneur Jésus 
a travaillé dans l’atelier de saint Joseph. Saint Paul gagaait sa 
vie en faisant des tentes, et plus d’un saint a gagné la sienne ea 
exercant quelque autre profession mécanique. Au concile de 
Nicée, il y avait au rang des évéques uo homme qui avait été 
NO berger : c’était Spiridion, que ses vertus avaient fait élever a 

lépiscopat ct qu’elles ont fait canoniser. Alexandre, Pévéque 


~y prt Irn 








EST-IL HOSTILE A LINOUSTRIE? $23 


de Comana, avait été charbonnter, et le premier évéque de 
Berrhoé en Macédoine fut Philémon, l’esclave d’Ondsyme, que 
stint Paul avait converti. Voila comment (’Kelise a réhabilité le 
travail. 

Ce travail, il est ‘vrai, ou du moins les conséquences gu’il en- 
traine aprés lui, le cortége de douleur et de fatizue dont il est 
actuellement accompagné, sont une suite du péclid qui ne pe- 
saitpas sur Phomme primitif, tel qu'il était sorti des mains du 
Créateurs c’est aprés la chute qu'il 4 été dit & Phumanité: Tu 
mangeras ton pain a la sueur de ton front. Mais qu’importe? S? 
Yhomme était dans un autre état, il serait soumis & d’autres lois; 
dans son état actuel, il estsoumis 4 celle du travail dans toute sa 
rigueur, et ne peut s'y dérober sans manquer au commande- 
ment de Dieu. Quel est le chrétien parfait? C’est celui qui a la 
charité. Or la charité n’est pas seulement humble, patiente, 
désintéressée ; elle est attive anssi. Elie he s’ehdort pas dans 
lesdouceurs du quiétisme ; elle ne s’oublie pas dans les ravis~ 
sements de la contemplation ; elle assovie a priére et le travail ; 
ti Paustérité nila mortification ne lui suffisent; ilini faut les cea- 
| Tres. La charité est comme fa foi, elle n’est sincére que si elle 
asit. 

Il est pourtant un passage de l’Evangile qui peut sembler 
contraire & ce que nous avancons ici; c’est la réponse fameuse 
que Jésus-Christ fit 4 Marthe, quand elle se plaignit a lut que 
Marie, sa sceur, restit assise aux pieds du Seigneur et lui laissat 
delle tout le fardeau-du ménage. « Marthe , lai dit Jésus, vous 
| «Yous empressez et vous troublez dans le soin de beaucoup de 
- «echoses; une seule pourtant est nécessaire ; Marie a choisi la 
emeifleare part qui ne lui sera point 6tée. » La meilleurte part, 
cest donc la contemplation; c’est la le lot des 4imes d’élite qui 
ont pénétré dans le coeur de la doctrine chrétienne; la vie ac- 
live n’est bonne qu’a la foule qui ne saurait vivre de la vie spi- 
rituelle ; les parfaits ont une autre loi. Ainsi raisonnent les in- 
 ¢tédules qui veulent nier la puissance sociale du Christianisme ; 
ainsi, il faut le dire, ont raisonné beaucoup de chrétiens qui ont 
grandement abusé de la parole du Seigneur. Mais cé n’est pas: 
ainsi qu’ont entendu ce passage ni les docteurs les plus au- 
torisés, ni les saints, méme ceux dont l’Sme était la plus tendre 
etla piété la plus vive, saint Francois de Sales entre autres. 
Voici comment il s’explique sur ce sujet, avec tuute Ja maivetd 


324 LE CATHOLICISME 


de son langage, dans une lettre adressée a M™* de Chantal: «De 
« vrai, ma chére fille, Marthe avait raison de désirer qu’on |’ai- 
«dat a servir son cher héte; mais elle n’avait pas raison de 
« vouloir que sa sceur quittat son exercice pour cela et laissit 
« Je doux Jésus tout seul.... Savez-vous comment je voulais ac- 
« commoder le différend? Je voulais que sainte Marthe, notre 
« chére maitresse, vint aux pieds de notre Seigneur en la place 
« de sa sceur, et que sa sceur allat appréter le reste du souper; 
«et ainsi elles eussent partagé le travail et le repos comme 
« bonnes seeurs, et je pense que Notre Seigneur eit trouvé cela 
« bon. » N’est-ce pas ja lesprit chrétien dans toute sa pureté, 
et ce partage de Ja vie entre le travail et la priére n’est-il pas 
Vabrégé de nos devoirs? L’auteur de I’ Introduction a la vie dé- 
vote ne mutilait pas les saintes Ecritures ; il n’en prenait pas une 
parole isolée pour la commenter a sa guise et conformément a 
ses sympathies personnelles; il avait de l’'Evangile une vue plus 
haute, une vue d’ensemble, et savait que, dans l’interprétation, 


le guide le plus sar, celui qui ne trompe pas, c’est la charité.Ce 


qu'il écrivait d’ailleurs a M™* de Chantal, bien d’autres déja!'a- 
vaient dit avant lui. Il y a surtout parmi les faits et dits remar- 
quables des Péres du désert, tels qu’ils ont été recueillis par 
Rufin, une histoire que nous demandons la permission de tran- 
scrire ici tout entiére ; c’est le meilleur commentaire que nous 


connaissions sur les paroles de Jésus. « Un solitaire étranger — 


« élant venu trouver l’abbé Sylvain, qui demeurait sor la mon- 
«tagne de Sina, et voyantles fréres qui travaillaient , il leur dit: 
« Pourquoi travaillez-vous ainsi pour une nourriture périssa- 
« ble? Marie n’a-t-elle pas choisi la meilleure part? » Le saint 
« vieillard ayant sucela dit 4-Zacharie, son disciple: « Donnez 
« un livre a ce frére pour l’entretenir et mettez-le dans unecel- 


« lule ou il n’y a rien & manger.» L’heure de none étant venue, | 


« ce solitaire étranger regardait sil’abbé ne Je ferait point ap- 
« peler pour aller manger; et, lorsqu’elle fut passée, il le vint 
«trouver et luidit: «Mon Pere, les fréres n’ont-ils point mangé au- 
a jourd hui ?—Oui, lui répondit ce saint homme. —Et d’oit vient 
« donc, ajouta ce solitaire, que vous ne m’avez pas fait appeler? 
« —D’autant, luirépartit le saint, que vous, qui étes un homme 
« tout spirituel, qui avez choisi la meilleure part et qui passez 
«les journées entiéres a lire, n’avez pas besoin de cette nourti- 
« jure périssable ; au lieu que nous , qui sommes charnels, ue 


EST-IL HOSTILE A L INDUSTRIE? 325 


«nous pouvons passer de manger, ce qui nous oblige & travail- 
«ler. » Ces paroles ayant fait voir 4 ce solitaire quelle était sa 
«faute, il en eut regret et dita Sylvain: «Pardonnez-moi, je 
cyous prie, mon Pére. » Sur quoi le saint lui répondit: «Je suis 
«bien aise que vous connaissiez que Marie ne saurait se passer 
«de Marthe, et qu’ainsi Marthe a part aux louanges qu'on donne 
«a Marie.» 

Cette discussion nous conduit a parler du mysticisme, et nous 
réclamons ici la bienveillante attention des lecteurs, car nous 
croyons toucher au neud méme de la question. 

On entend ordinairement par mysticisme une disposition a 
préférer la contemplation a l’action; ainsi personne n’appellera 
saint Vincent de Paul un mystique, malgré sa sainteté , parce 
quil était avant tout un homme pratique; on appliquera, au 
contraire , cette qualification 4 sainte Thérése, quoiqu’elle ait 
beaucoup agi, parce que sa piété était surtout intérieure et qu’il 
entrait beaucoup de spirtiuadité dans sa dévotion. Le sens du 
mot mystique est loin pourtant d’étre exactement défini; il est 
souvent pris pour synonyme de spirituel ou d’allégorique, comme 
quand on oppose le sens mystique de |’Ecriture au sens littéral 
et au sens figuré; il a quelquefois la signification d’invisible ou 
de surnatarel. C’est un terme vague , et par conséquent dange- 
reux, sous lequel on comprend des choses distinctes et méme 
des choses opposées , dont les unes sont bonnes et les autres 
mauvaises. L’usage fréquent des sacrements, l'amour de la 
priére, une piété affectueuse et tendre, c’est, pour beaucoup de 
personnes, du mysticisme pur; d’autre part, il est des héréti- 
ques notoires qui ont été des mystiques; Molinos, par exemple, 
quia été condamné au XVII° siécle, en était un. Il y a donc deux 
sortes de mysticisme, l'un qui est autorisé, et l’autre qui est ré- 
prouvé, C’est de ce dernier que nous voulons parler d’abord , 
pour en montrer Porigine et pour prouver combien il différe de 
la morale chrétienne avec laquelle on a cherché souvent & le 
confondre. 

Le mot mystique vient du mot grec pdcrnc, qui signifie initié. 
On sait ce qu’étaient les initiations qu’on retrouve chez la plu- 
part des peuples de l’antiquité , notamment chez les Egyptiens 
et chez les Grecs; c’étaient des sociétés religieuses secrétes, ou 
lon révéjait aux adeptes des doctrines inconnues 4 la foule, ott 
Von expliquait les mystéres , ott l'on attribuait um sens caché 








=~" Phumanité n'a pour but que l’expiation des fautes antérieures 


= 


$36 LE CATHOLICISHE 


aux dogmes et aux cérémonies de Ia religion populaire. Dans le 
Christianisme, qui a supprimé toate distinction entre l’ enseigne- 
ment ¢sotérique et l’enseignement exotérique, qal impose le 
méme credo 4 tous ses fiddles, savants ou ignorants, il n'y a plus 
d’initiés. Le mysticisme pourtant a conservé quelques analogies 
avec l'initiation ; il y a entre ces deux choses plus que la pa- 
renté da nom. Comme l’initié , le mystique a toujoars montré 
du gout pour les pratiques cachées et du dédain pour les régles 
communes; toujours il a eu la prétention de s’élever par des 
voies particuliéres 4 un état de perfection dont Ja foule n’avait 
pas méme l’idée. Mais en outre, et ccci est plus grave encore, 
les mystiques se rattachent aussi & Yantiquité par leurs doc- 
trines. | 

Le panthéisme, qui est une des soarves d’ol est sortie Pido- 
latrie, se retrouve au fond de Ja plupart des religions de Y’antl- 
quité; mais c’est surtout chez les Indous qu'il a triomphé 
pleinement, et c’est aussi dans Ie sein de ce peuple qu’en se 
combinant avec la doctrine de fa chute, telle qu'elle y était 
admise, il a donné nalssance au mysticisme le plus complet etle 
plus puissant dont l’histoire fasse mention. Les Indous n’avaient 
conservé qu'une tradition altérée du péché originel et en avaient 
dénaturé toute la théorie. Selon le dogme chrétien , le péché 
originel a été l’ceuvre da premier hiomme seul, quoique les sui- 
tes en aient pesé sur tous ses descendants, et d’un homme com- 
plet, c’est-a-dire composé d’une dime et d’un corps; ce péché 
d’ailleurs a été commis sur fa terre , dont la création était anté- 
rieure. Suivant !a religion des Indous, au contraire, chaque 
Ame a péché individuellement dans le ciel ob elle était destinée 
a vivre d’une vie purement spirituelle ; "homme est un ange dé- 
chu; il n’a été revétu d’un corps que pour expier sa faute; la 
terre elle-méme et tout !’univers matériel n’ontrecu l’existence 
que pour lui offrir un asile aprés sa chute. Ces oppositions en- 
tte les deux dogmes sont fondamentales. Ainsi, dans la doctrine 
indoue, Ame humaine n’est jointe & un corps que par chati- 
ment; dans la doctrine chrétienne, cette union est dans sa des- 
tination primitive et naturelle. Ainsi, dans la doctrine indoue, 


de chacun de ses membres ; dans la doctrine chrétienne , i} faut 
bien admettre qu’elle en a un autre, puisqu’elle a été créée 
avant que la faute ajt été commise. Ainsi , dans la doctrine in- 


EST-IL HOSTILE A L INDUSTRIE? 327 


duue, le monde physique n’existe que pour servir de lieu a |’ex- 
piation ; dans la doctrine chrétienne, au contraire , Dieu a créé 
l'univers avant de créer homme; la terre nous a été destinée 
aussi bien avant qu aprés la déchéance. Certes jamais il n’y eut 
de dogmes plus favorables au mysticisme que les dogmes de la 
religion indoue; ils n’y auraient pourtant pas conclu sans le 
concours du panthéisme. Il parait méme que, dans l’origine , ce 
fut au travail, ala lutte contre la nature, a la bienfaisance, aux 
guvres sociales, que les brahmanes attribuérent la vertu expia- 
trice, qui, par une série de vies successives, devait faire remon- 
ter a "homme |’échelle des étres et rendre sa patrie a l’ange dé~ 
chu. Plas tard seulement le panthéisme aurait envahi la société 
indoue et aurait fait peu a peu degcendre dans cette torpeur et 
cette immobilité, ol nous les voyons engourdis, des peuples qui 
ont laissé sur la terre tant de monuments de leur prospérité pas- 


sée et de leur gloire éteinte. Alors & la doctrine du salut par 


les euvres succéda celle du salut par la foi. L’Ame, pour obte- 
nir sa délivrance, ne fut plus obligée de passer par une longue 
spite d’épreuves successives ; acette voie pénible, que l'on conti- 
nua pourtant d’caseigner aux castes inférieures, les docteurs en 
substituérent une autre plus courte, plus satisfaisante pour l’or- 
gueil, plus conforme a la nouvelle doctrine. L’ame humaine n’é- 
lait plus, selon eux, une substance particulitre; elle était la 
substance divine elle-méme. Etincelle sortie du foyer divin, elle 
s'était égarée quelques instants dans les ténébres de la matiére; 
en cela consistait sa chate. Sa délivrance, c’était de briser les 
lourdes chaines des sens, de s élever au-dessus des apparences 
trompeuses de notre monde, de ces phénoménes passagers qui 
ne sont qu’illusion, de rentrer dans |’unique réalité du grand 
étre, de se sentir identique avec lui et de se complaire dans 
cette couscience inactive de sa propre divinité; sa délivrance, 
c’élait uo mysticisme absolu, conséquence pratique 4 laquelle 
le panthéisme ne peut échapper , dés qu’il lui répugne de légi- 
limer toutes les passions de la chair et de diviniser nos appétits 
les plus grossiers. 

Depuis lintroduction de cette doctrine antisociale , lAsie 
orientale n’en a plus secoué le joug. Les bouddhistes ont herité 
enceci des doctrines des brahmes et les ont propagées chez 
plus de cent cinqnante millions d’hommes, dans l’empire chi- 
hois, au Japon, chez les Malais et jusqu’en Sibéric. Ils en ont 


a aN al 
‘ 





328 LE CATHOLICISHE 


méme poussé les conséquences beaucoup plus loin. Ces fakirs, 
dont les voyageurs nous racoatent les bizarres pratiques , ces 


.solitaires qui passent des années entiéres dans une inertie pres- 


que absolue, sans proférer 4 peine une parole, les bras levés et 
les jambes repliées, ce sont les saints du bouddhisme, ce sont 
des mystiques parfaits, qui fuient la pensée et l’action comme 
des souillures, qui cherchent dans V’oubli des choses de ce 
monde le calme absolu, but supréme de leurs efforts, qui se dé- 
pouillent le plus qu’ils peuvent de leur personnalité propre (car 
leur personnalité, c’est le mal), qui aspirent a l’anéantissement 
comme au souverain bien. 

Ces doctrines d’ailleurs ne se rencontrent pas seulement 
parmi les peuples qui relévent de la civilisation de l’Indoustan; 
on en retrouve des traces jusque dans Je culte d’Odin, et, aux 


'* jours de Pythagore et de Zénon, la philosophie grecque n’a pas 


\ 


sa sen défendre. Mais nous ne voulons pas ici en suivre I’his- 
toire; ce qui nous intéresse, c’est linfluence qu’elles ont pu 
exercer sur les chrétiens. 

A plusieurs reprises, un panthéisme mystique, analogue a ce- 
lui des Indous, a tenté de se glisser dans l’Eglise. Les gnosti- 
ques des premiers siécles, par exemple, étaient de fidéles dis- 
ciples de la science orientale. La gnose, c’était la science par 
excellence, celle qui ne s’acquiert pas par l’étude, mais par une 
intuition subite, qui s’éléve au-dessus des phénoménes pour 
pénétrer dans le sein de Fabsolu; la gnose, c’était ’identifica~ 
tion avec Dieu. Les gnostiques se sont divisés en de nombreu- 
ses sectes; mais ils s’'accordérent tous & regarder )’Ame hu- 
maine comme une émanation de la Divinité, et la matiére comme 
l’ceuvre d’un esprit inférieur, une prison ot l’Ame était détenue 
et dont elle ne pouvait sortir que par la gnose. Les rapports de 
cette doctriné avec celle que nous exposons plus haut en indi- 
quent assez clairement l’origine. Bien des siécles apres, dans 
l'Europe moderne, un théologien espagnol était publiquement 
anathématisé 4 Rome; ce théologien , dont nous citions le nom 
il y a quelques instants, Molinos, n’était certainement pas un 
éléve des brahmanes ni des bouddhistes. I] avait cependant, et 
sous couleur de dévotion, renouvelé avec une exactitude étrange 
les théories des philosophes indous. M. l’abbé Gerbet, dans son 
livre sur Il’Eucharistie , a tracé un tableau comparatif de diver- 
5€5 propositions extraites, les unes des ouvrages du mystique ee- 


EST-IL HOSTILE A L INDUSTRIE? $29 


pagnol, et les autres de l’'Oupnékhat. C’est des deux parts la 
méme doctrine; c’est souvent le méme langage. La secte de 
Molinos ne ‘survécut pas longtemps & la condamnation du Saint- 
Siége ; mais on sait que de sa souche sortit bientdt un autre re- 
jeton, le quiétisme, plus pur a la vérité, mais qui n’en avait pas 
moins les mémes racines et laméme séve. 

Les hérétiques ont-ils été les seuls parmi les chrétiens qui 
aient altéré en ces matiéres la pureté du dogme et de la morale? 
Divers auteurs mystiques, méme accrédités, n’ont-ils pad au 
contraire cultivé a leur insu certaines semences de la philoso- 
phie panthéiste dont nous venons d’exposer les principes? On 
peut Paffirmer sans témérité. Ni les textes ni les autorités ne 
manqueraient a l’appui de cette assertion. Si Fénelon, qui était 
ala fois pienx ef savant, se Jaissa prendré aux douceurs du 
quiétisme, comment s’étonner que d'autres hommes, animés 


_ do méme esprit, sotent tombés dans des erreurs analogues? Il 


he s'est pas toujours rencontré un Bossuet pour arréter le mal 
dans sa source. Mais il n’y aurait ni bonne foi ni justice & pro- 
poncer ainsi sur toute une doctrine d’aprés des faits isolés et 
les exagérations de quelques hommes. En fait, il y a une oppo- 
silion radicale entre le mysticisme chrétien et le mysticisme 


 panthdiste ; ce sont deux doctrines toutes différentes; elles sont 


nalheureusement désignées par un méme nom, mais il ne faut 


_ pas pour cela les comprendre dans une réprobation commune. 


Les mystiques chrétiens n’ont jamais cru qu'il n’y ait dans le 
monde qu’une seule et unique substance dont émanent tous les 
étres finis, et que PAme humaine en particulier soit un écoule- 


_ Ment de Dieu. Leur premier article de foi, comme celui de 
' tous les chrétiens, a toujours été que l’homme est une simple 


créature et qu’il a été fait de rien, ex nihvo; c'est sur ce prin- 
cipe qu’ils ont fondé leur humilité; ils n’ont pas donné dans 
Porgueil des stotciens: ils n’avaient pas unc assez haute opinion 
deux-mémes pour s’égaler au Créateur. Nettement séparés 
des panthéistes sur un dogme aussi essentiel, ils ne l’ont pas 
moins été dans la pratique. L’union avec Dieu, a laquelle ils 
tendent, n’est pas une identification impossible; toute union 
est un rapport et sappose deux termes distincts entre lesquels 
le rapport s’établit. Vivre de la vie divine, pour nos mystiques, 
ce n'est donc pas se perdre dans l’abime du grand tout; c’est 
seulement écouler attentivement 1a voix de Dieu qui parle en 





- o-— seem sm meee ee ee 


330 LE CATHOLICISME 


nous, et se laisser pénétrer et guider par la grace. En ce sens, 
nous sommes tous appelés a étre plus ou moins mystiques, Or, 
cette union intime de lame avec Dieu, qui est le but con- 
stant des efforts des saints, ne découle pas de notre natare 
méme, comme le soutiennent les panthéistes; loin de la, c'est 
inalgré la nature gu’elle s’opére; elle est un don, elle est une 
grace, et elle est en méme temps une conquéte, prix du sacri- 
fice et de Ja lutte. La vie du mystique Indou n’est qu’un long 
repos; la vie du mystique chrétien n’est qu’un long combat. ll 
suffit au premier de se connaitre dans sa grandeur et de rompre 
avec ce monde, oi il est prisonnier, pour obtenir aussitdt sa 
délivrance dans le sein d’une parfaite quiétude; mais devant le 
second, c’est une autre carriére quis’ouvre, carriére de travail 
et d’épreuve, ou il lui faut veillersans cesse et renouveler chaque 


jour la victoire de la veille sur un ennemi qui ne se rend jamais. 


La longue digression que nous venons de faire n'est pas, 
comme on pourrait le croire, étrangere a notre sujet. A quoi 


bon, dira-t-on peut-étre, parler ici des bouddhistes, des fakirs — 


et de l’émanation? Non erat his zocus. A cela nous répondrons 
que nous croyons, au contraire, étre au coeur méme de la 
question et que, pour défendre la vérité, nous ne connaissons 
pas de meilleur moyen que de la dégager de l'alliage étranger 


avec lequel on cherche a la confondre. Si la morale chrétienne | 


pouvait étre confondue avec les folies de |’Indoustan, elle serait 


la condamnation de toute industrie, de toute activité, de toute — 
pratique sociale, et les accusations des incrédules seraient fon- | 


dées; cela est hors de doute. Mais cette confusion est impossible, 
et les reproches qu’on adresse justement au mysticisme pan- 
thdiste n’ont plus la méme force ni le méme poids vis-a-vis du 
mysticisme autorisé qui n’a jamais proscrit l’action ni fait une 
loi de l'inertie. 

Les mystiques chrétiens travaillent surtout, il est vrai, a leur 
sanctification intérieure, et doivent 4 ce titre étre condamnés 
sans miséricorde par les utilitaires, qui ne voient dans P homme 
qu'un producteur et dans la société qu’un atelier. Mais pour ne 
pas remplir dans le monde une fonction spéciale, les croit-on 
inutiles 4 ce monde? La société n’en irait certes pas plus mal 
quand nous aurions parmi nous un plus grand nombre de ces 
mystiques , ou pour micux dire de ces ascétes (c’est le nom qui 
leur convient). Et si nous retournons aux moeurs romaijnes , qui 


EST-IL HOSTILE A L'INDUSTRIE? 331 


sit si PEglise, en revanche, ne repeuplcra pas quelque Thé- 
baide nouvelle pour faire un contre-poids a l’empire de la chair 
et retremper les imes amollies par le sensualisme ? 

Etablissons bien d’ailleurs les limites dans lesquelles doit se 
renfermer l’ascétisme ; elles sont assez étroites pour rassurer 
lindustrie. D’ane part, la vie mystique n’a jamais été qu’une 
exception ; l’Eglise, qui est faite pour tout le monde, ne l’im- 
pose & personne, et ne lautorise que pour les 4mes en petit 
nombre qui en ont la vocation réelle. En second lieu, la vie 
mystique n’exclut pas Paction extérieure; les plus contempla- 
ils parmi les saints ont pratiqué le travail manuel, nous le 
verrons bientdt, et il n’en est pas un seul qui n’ait été toujours 
prét & sacrifier la contemplation pour venir au secours du 
prochain. 

En résultat donc le mysticisme proprement dit est bien une 
doctrine mortelle pour les peuples ; mais il est séparé de notre’ 
foi par toute lépaisseur d’un dogme fondamental. L’histoire et 
lalogique démontrent également qu’il se rattache au panthéisme 
comme un fleuve a sa source. Comment pourrait-il découler 
du spiritualisme chrétien? 

Cette distinction entre le mysticisme panthéiste et la morale 
chrétienne une fois bien établie, la plupart des objections dog~ 
matiques élevées contre la fécondité sociale du Christianisme 
tombent d’elles-mémes , car elles manquent leur but. Restent 
sculement les objections historiques, auxquelles nous allons ta- 
cher de répondre dans Ja seconde partie de notre travail. 


La morale chrétienne ne date pas d’hier; elle a été expéri- 
mentée pendant dix-huit siécles ; elle a pénétré dans toutes les 
couches de la société; elle s’est fait des peuples; souveraine 
fone portion de Phumanité, elle a eu bien des sujets déso- 
béissants, rarement elle a rencontré des rebelles qui osassent 
bier sa légitimité. Or cette doctrine , qu’on représente comme 
indifférente aux choses d’ici-bas et laissant conler & ses pieds les. 
divers flots de la terre , sans détourner les yeux du ciel , elle a 
Précisément modifié, transformé, remué de la base au faite tou- 
les les institutions humaines; il n’en est pas une oti elle n’ait: 
laissé ga trace et dont elle n’ait entrepris ou achevé la réforme; 
clle a innové partout. Le pouvoir, — elle I'a changé dans son 





332 LE CATHOLICIQME 


essenca. « Vous savez que les princes des nations les dominent 
« avec empire; qu'il n’en soit pasde méme parmi vous; que celui 
« qui voudra étre le premier se fasse le serviteur des autres. » 
Cette parole du Maitre a été le principe supréme dont, avec one 


persévérance infatigable, les peuples chrétiens ont poursuivi 


application & travers tout le cours des ages. La famille, — elle 
la régiée suivant une Joi nouvelle: le mariage indissoluble, la 
puissance maritale et la puissance paternelle limitées et adou- 
cies, la femme devenue la compagne de son mari, au lieu den 
étre lesclav e; l’infanticide proscrit, le fils obtenant & sa majorite 
la libre disposition de lui-méme , tout cela ce sont des choses 


nouvelles, pur fruit de l’Evangile dont n’ont pas gotté lesper- | 
ples restés en dehors de la lumiére. La société, — elle en arap- — 
proché les deux extrémités; elle a comblé |’abime qui les sépa- | 
rait. Qu’est-ce que notre noblesse a cdté du patriciat ? Qa'est-cc | 


que nos classes pauvres a cdté des esclaves de l’antiquite? Le 
droit civil personnel chez les chrétiens et le droit civil person- 


nel chez jes paiens different du tout au tout; un étudiant en droit — 


de premiére année n’a plus de doute sur cepoint quand il a com- 
paré le premier livre de notre code aveg le premier livre des 
institutes de Gaius. Singalier mysticisme en vérité, qui nor- 
seulement a ses podtes, ses artistes et ses théaglogiens, mais a 
aussi sea juristes; qui, en créant un art nouveau, crée aussi un 
droit également nouveau ! Les nations chrétieanes ont toujours 
été tourmentées par un invincible besoin d’expansion , de mou- 
vement, de pragrés ; le repos est antipathique aleur nature; il 
faut qu’elles marchent. Leurs marins découvriront les ferres in- 
connues ; leurs savants renouvelleront les sciences; leurs artis- 
tes inventeront des formes nouvelles; leurs gouvernements 
n’auront de puissance qu’en se mettant a la tate de tous ces 
mouvements et en prenant l’initiative de tous ces progrés. Des 
peuples soumis & une autre Joi, les Chinois, par exemple, s'en- 
dormeant volontiers dana le culte exclusif des traditions; mais 
les peuples chrétiens ne conservent que pour développer ; ils 
ont platdt les yeux tournés vers l’avenir que vers le passé ; ils 
se rappellent toujours la fameuse parabole de l’Evangile; le ia- 
lent qui leur a été donné, ils ne l’enterrent pas; ile le feat frac- 
tifier pour accroitre le trésor qu’ils ont regu des géaérations 
antérieures et qu’ils doivent tranamettre aux générations sui- 
vantes, 





EST-IL HOSTILE A L INDUSTRIE? 333 


Si poortant les progrés des nations chrétiennes étaient bor- 
nés a l’ordre moral et politique , on ‘pourrait comprendre jus- 
qu’a un certain point l’objection qu’on nous oppose ; mais il n’en 
est pas ainsi. Sur le terrain de!’économie politique pure, la su- 
périorité des chrétiens sur les infidéles de toutes les couleurs 
n'est pas moins évidente. Les nations chrétiennes ne sont pas 
seulement les plus éclairées et les plus morales du globe, eltes 
en sont aussi les plus industrieuses, les plas laborieuses, les plus 
riches. I] n’est pas de terre habitée par des musulmans, des 
bonddhistes, des idolitres, qui ait été autant remuée, fertilisée, 
appropriée & usage des hommes , que les terres habitées par 
les chrétiens. Nulle part autant que chez eux, le travail n’a été 
opiniatre et intelligent ; nulle part ailleurs la science n’a prété 
un secours plus efficace & la force des bras; nulle part ail- 
leors Vagriculture et l’industrie proprement dite n’ont été 
poussées & un plus haut degré de perfection. Et, qu’on Je re- 
marque bien, cette primauté n’est pas seulement l’ceuvre des 
derniers siécles; elle a commencé, nous |’établirons bientat, 
dés ’époque purement catholique, an moyen ige, alors que la 
tiare s’élevait au-dessus des couronnes et que l’autel dominait 
la fabrique et le comptoir. 

Le premier coup d’cil jeté sur l’histoire justifie donc la mo- 
tale évangélique des reproches qui lui.ont été adressés par les 
socialistes modernes, et cette incompatibilité prétendue entra 
les progrés de Ja richesse et la conservation de la foi qu'on al- 
légue contre nous, s’évanouit a linstant méme qu'on étudie 
état passé et I’état présent des sociétés chrétiennes. Notre 
nysticisme, si mysticisme il y a, n'est pas si redoutable qu'on 
le suppose ; i] n’a pas empéché nos péres de défricher |e sol, 
de batir des villes, d’établir des fabriques; pourquoi nous em- 


 pécherait-il d’en faire aytant? Il y a longtemps que dans la 


France catholique on a percé des routes et creusé des canayx ; 
pourquoi la France, restant calholique, n’établirait-elle pas 
aussi bien des chemins de fer? 

Ces généralités pourraient peut-étre snffire; il nous semble 
utile pourtant de lea compléter par des observations de détail 
etdes éfudes plus développées. Jl faut poursuivre l’erreur dans 
lous ses refuges. 

FRUGUERAY, 
(La suite d un numéro prochain.) 





LA SYRIE ET LE LIBAN. 


Dans cette masse de publications que les affaires d’Orient ont 
provoquées de nos jours, on est heureux de rencontrer l’ceuvre 
de quelque homme €éclairé , né dans la contrée méme, et d’en- 
tendre ainsi un national nous parlerde son pays, de ses compa- 
triotes, de leurs institutions, de leurs mceurs et de leur histoire. 
La Syrie et le Liban, si souvent mélés aux grands événements — 
d’Orient, commandent surtout l’attention; aussi est-ce avec 
un vif empressement que nous annoncons ici un ouvrage qui 
offre ala fois ce double mérite de l’opportunité et de la fidélité. 
Sous le titre modeste de Notice historique sur la nation maro- 
nite, et ses rapports avec la France, sur la nation druse, et sur 
des diverses populations du mont Liban ,-ce livre nous confirme 
‘ou nous révéle une multitude de faits auxquels le caractére de 
Vécrivain préte une trés-grande importance. L’auteur de la No- 
tice est monseigneur Murad, archevéque de Laodicée; et 
Villustre prélat se présente a nous comme le représentant de 
Ja nation maronite auprés du Saint-Siége. L’amour de son pays 
et de ses princes, le désir et l’espoir de reconquérir pour eux, 
et plus entiére que jamais, la protection de la France, ont 
amené le pieux prélat & Paris. Ce sont les mémes sentiments 
ayai ont inspiré I’écrivain. 

Notre intention n’est pas de rendre compte de cette bro- 
cl wre ou de l’analyser; nous renvoyons & la notice elle-méme. 
Eli ‘e se vend au profit des pauvres de la nation maronite, et c’est 

une bonne cuvre & laquelle nos lecteurs aimeront & s’associer. 
Ce qi ve aous voulons, c’est , a l'aide de la Notice comme de nos 
obser, ‘ations personnelles , éclairer une question malheureuse- 
ment as ‘¥¢2 confuse encore dans lesprit de plusieurs, et traitée 





LA SYRIB RT LER LIBAN. 235 


dane maniére peu sire par @honorables et habiles éerivains, 
Et ici nous avons plus particuligrement en vue un article inséré 
dans la Revue orientale du mois d’avril dernier, publication 
measuelle de la Sa¢iété orientale, instituéa, comme chagun le 
seit, dans uo but essentiellement philanthropique. 

La Syrie, appelée vulgairement Sourya par les peauples di- 
vers qui habitent la contrée ou les pays environpants, par 
quelques autres Souriatan , et Cham dans Ja plupart de nos géo- 
graphies!, est bornée an nord par Almadagh (Amanus dea 
anciens ), l'une des branches du Taurus, au nord-est par }’Ey- 
phrate, & louest par la Méditerranée, et au sod par des dé- 
serts qui se confondent avec ceux de | Arahie. Elle comprend, 
entre autres lieux importants, les ville ci-aprés : Alep et Da- 
mas au dela des montagnes, Acre, Saida, Beyrouth et Tripoli 
sur le littoral. La premiére de ces yilles, sans dtre pour cela 
la. plus importante par sa population, est regardée comme Ja 
capitale dé la Syrie. La contrde se divise en plusieurs gouver- 
nements, appelés ayalets par las Arabes, ef par les Tures pa- 
chaliks, ayant chacun pour chef un pacha ou gouverneur gépé- 
ral, sous les ordres de qui se trouvent des chefs de province ou 
parties de province, avec Ja titre de chetke, 

Cette division en ayalets ou pachaliks ne saurait dtre regardée 
comme fixe, et n’a d’intérdt on de vérité que pour un moment 
donng, Il est facheux que sos géographies, méme les plus eati- 
mées, ne fassent pas une mention gui, 4 elle seule, prévien- 
drait contre les erreurs et les incertitudes. Il soffirait de dire 
que le gouvernement turc peut, a son gré, et selon gon seul ca- 
price, tout ehanger ou houlaverser dans! organisation adminis- 
lrative de ce pays, comme dans toutes ses autres possessions; 
gue la Syrie qui, dans un temps, aura campté six, sept ou huit 
pachaliks, n’en complera que trais qu quatre dans un autre 
temps; que telles provinces ou telles villes qui, dans un mo- 
ment, ont relevé do tel gouverneur ou pacha, pourront, dans 
un autre moment, obéir au pacha d’un gouvernement différent, 


et cela sans qu’on ait égard aux localités, & Jeur plus ou moiss — 


‘Le nom de Chan p’est donné par les Arabes et par Ics Tures qu’d la seule 
vile et & la campagne de D:mas, Celui de Barrechcham, Berriét echcham s'appli- 
que cependunt a presque toute Ja Syrie, le Liban compris; mais aucune de ces ap- 
Pellations ne convient 4 Ia ville ou aux enyirons d’Alep, & Latakla, et généralement 
aux pays suds de ce cd. 





a See en 


336 LA SYRIE 


d’importance, 4 lear plus ou moins grande distance de la ville 
choisie pour chef-lieu. | 

Aujourd’ hui donc, c’est-a-dire au moment ow nous écrivons, 
_ les pachaliks de Syrie gouvernés par un pacha sont ceux d’A- 
lep, de Damas et de Saida; encore cette derniére province, 
qui depuis quelques années seulement a été élevée au rang de 
pachalik , ne voit-elle pas la ville de ce nom servir de résidence 
au pacha, lequel a ordre de résider & Beyrouth. Saint-Jean- 
d’Acre, Ason tour, a perdu son importance; et quant a Tripoli, 
qui longtemps a été le chef-lieu du pachalik de ce nom, et qui 
relevait du grand pachalik de Damas, cette ville se trouve au- 
jourd’hui relever de Saida. | 

Notons, en passant, que ces nouvelles divisions n’ont d’effet 
que quant a l’administration de la contrée, quis’en trouve ainsi 
altérée ou compliquée , mais que toute province antérieurement 
pachaltk ne perd pas pour cela son titre; elle devient ce que 
deviendrait un de nos départements de France qui, privé de 
son préfet, serait administré par un préfet voisin. 

Dans le cas que nous venons de mentionner sont les pro- 
vinces d’Antioche, Aintab, Latakia, Tripoli, Jérusalem, et 
quelques autres qui n’ont pas cessé d’étre des pachaltks , mais 
qui ne possédent pas de pacha. 

Nous ne saurions dire, en ce moment, & quel pachalik appar- 
tient Antioche, qui relevait d’Alep; mais quant 4 Tadmor 
(Palmyre), Jérusalem, Bethléem, Rayh (Jéricho) , ils ont cessé 
de dépendre de Damas, et obéissent & Saida, qui posséde de 
plus Sour et Nazareth. De Damas dépend Baalbek , dans I’ Anti- 
Liban, chef-lieu du pays des Moutualis, autrefois relevant 
d’Acre. Enfin Tripoli ou Tarablous, ainsi que Latakia, l’an- 
cienne Laodicée , obéissent au pacha de Saida, ou, pour mieux 
dire, de Beyrouth, ainsi que le pays des Nsayriyé, dans les mon- 
tagnes de Latakia. 

Ainsi qu'il est facile d’en juger par ce seul apercu, la confu- 
sion est grande dans ces diverses divisions, et nous ne pouvons 
ici qu’en faire la remarque et rectifier les erreurs capitales. 
Nous serons prochainement en mesure, nous |’espérons, de 
livrer au public un travail plus complet, quien ce moment nous 
occupe, sur la géographie et le gouvernement de cette partic 
intéressante de |’ Asie. 

Les monts Liban, ou le groupe du Liban, sont la chafne de 


ET LE LIBAN, $37 


montagnes commencant au sud d’Antakia (Antioche) par le 
grand pic que les anciens nommaient Mont-Casius. Ce groupe 
sélend du nord au sud, & travers la Syrie, en suivant les si- 
nuosités de la céte, ayant Saida & l’ouest et les environs de 
Damas a lest. Il se divise en deux chaines principales, sa- 
voir: le Liban proprement dit, prés de la Méditerranée, et 
PAnti-Liban , du cété des plaines de Damas, distinction que ne 
font pas les Arabes, qui donnent le nom de Djcbel-Libnan (mont 
Liban) & la totalité, désignant. cependant au besoin l’Anti-Liban 
par les noms de Dyebel-el-Chaik. Mais le Liban chrétien, celui 
qui est depuis longtemps gouverné par des princes chrétiens 
indépendants , et qui, dans une seule partie, compte le peuple 
druse, si connu par ses cruautés, commence a Saida, et s’étend 


| jasqu’a Tripoli de Syrie. 


Telles sont les contrées devenues, depuis quelques années, 
le théatre d’événements dont les complications incessantes ont 
failli tout brouiller en Europe, et qui aujourd’hui encore oecu- 
pent sérieusement la diplomatie des grandes puissances. 

La Syrie , comme on le sait, fait depuis longues années partie 
des possessions turques d’Asie; constamment elle a été gou- 
vernée par des pachas nommeés par la Porte; mais e’est a tort 
que l'on confond souvent le Liban avec la Syrie, quant & son 
gouvernement et méme a ses populations. La partie du Liban 
que nous venons de décrire en dernier lieu, celle qu’ habitent 
eo totalité, a quelques milliers dhommes prés, les peuples 
chrétiens catholiques appelés du nom de Maronites , possédait 
depuis plus de six cents ans, et jusqu’aux événements de ces 
derniéres années (novembre 1840), us gouvernement-particu- 
lier entigrement indépendant de la Porte. Une famille souve- 
raine y régnait depuis un temps immémorial, la famille maro- 
nite Chéhab, laquelle, il y a cent ans seulement, conseniit a 
payer un. tribut annuel au saltan, non a titre de vassale, mais 
dans l’unique but d’obtenir la bienveillance de la Porte, et de 
se soustraire aux vexations auxquelles le voisinage de certains 
pachas turcs l’exposait trop souvent. 

- Des contestations fréquentes entre les chrétieas, les musul- 

mans et les Drases, des querelles parfois sérieuses, des vexa- 

tio